Contribution au Prologue de « PRENDRE » – atelier du Tiers-Livre – François Bon-
2 décembre 2020

Assis sur le toit légèrement conique du château d’eau de Castries, à 28 mètres du sol, et compte tenu de l’écrasement de la perspective à travers une paire de jumelle, voici ce que j’aperçois en ce matin glacial du 30 novembre 2020, vers neuf heures :
a) Rien.
Ou plus exactement, une nébuleuse orange. Je mets au point grâce à la molette centrale crénelée et à l’ajustement dioptrique. LIEBHERR envahit l’oculus de ses majuscules nettes et noires, imprimées sur un panonceau publicitaire blanc (en plastique imputrescible ?), attaché au treillage métallique orange de la flèche : grue de chantier à tour. L’image s’anime. La flèche pivote sur son axe – difficile de savoir si elle tourne dans le sens horaire ou anti-horaire – , le chariot glisse horizontalement sur son chemin de roulement, de la cabine vers la pointe, simultanément le crochet descend doucement sur son treuil de levage. Trois mouvements harmonieux explorent les trois dimensions. J’entends à peine la voix de basse des treuils. C’est dans le sens horaire que la flèche pivote, finalement .
b) Le grutier ? non. Un trop brusque mouvement des jumelles l’a gommé. Image-mouvement infiniment véloce, photons fous.
c) Les trois pavillons carrés du château de Castries. Ils sont coiffés de toits en brisis, qui comptent chacun quatre pentes aux tuiles vernissées rouge profond. La pierre jaune pâle du château crée un halo et paraît faire flotter la bâtisse.
d) …
Flou glissando. Je tente de retrouver le château et m’étonne de trouver à sa place la flèche de l’église Saint-Étienne. Une tache blanche se pose sur l’une des pointes de la balustrade en pierre qui ceint le clocher. C’est un pigeon , maintenant gagné par l’immobilité des pierres.
e) L’aqueduc. Il déploie sa dentelle sinueuse depuis le cœur du village jusqu’à la campagne voisine. Fermeture-éclair erratique qui maintient bord à bord deux pans de paysage. Sous une voûte, loin, la terre gris rouge d’un chemin fait ressortir une fourmi noire : un piéton. Un autre chemin court en parallèle de la construction, timidement guilloché d’arbres aux troncs sombres.
f) Le billard vert d’un terrain de football. Il est vide à cette heure matinale. Les lampadaires blancs montent inutilement la garde.
g) La croix bretonne d’un grand rond-point. Elle lance ses branches gris bitume aux quatre coins cardinaux. Les branches deviennent bronchioles, ceignant des camaïeux aux teintes douces : champs, vignes, parcelles cousues entre elles et faufilées de veinules blanches : des sentiers. Le paysage s’hyperconnecte sous mes lentilles. Le rond-point est relié à un autre rond-point, ainsi jusqu’à l’horizon clair. Paysage synaptique, où les voitures quasi immobiles sont un influx nerveux alenti.
h) Une nacelle. À son bord, un employé municipal installe à un pylône une longue guirlande électrique. Casqué de blanc, l’homme ressemble à une figurine plastique pour les enfants. Puis la nacelle descend par à-coups et se soustrait à ma vue.
i) Un olivier en pot. Son tronc mince, un simple trait de crayon, souligne une terrasse en caillebotis de bois clair. Une femme s’affaire autour de la boule verte du feuillage. Elle s’attarde, semble chercher quelque chose dans les feuilles.
j) Un panache blanc. La cheminée, petit bâton d’encens, lâche quasi verticalement sa fumée, sans que j’en voie pourtant l’ascension. On penserait à tort que c’est en raison du froid : c’est une illusion d’optique.
k) Pentes, contre-pentes, dévers. L’oeil peine à reconnaître la géométrie des toits rouges et gris, il s’agace à isoler les formes imbriquées. Voir, mais quoi ?
l) Un couvreur. Mince, nerveux, il engueule à grands gestes quelqu’un en contrebas. Un palan manuel au bord de la toiture monte des tuiles canal. Des lames de zinc, éparses sur le toit, blessent l’oeil en accrochant soudain un rayon de soleil et surexposent l’image : je ne vois plus rien.
m) Un chat. Noir et blanc, il marche délicatement sur un faîtage, s’arrête, tourne la tête – il a dû entendre un bruit – et repart sans quitter l’arête de la toiture, passe non loin d’un chien-assis, et disparaît sur la contre-pente.
n) Une fenêtre en façade d’un appartement. Une ombre apparaît, ouvre le vantail vitré, qui reflète brusquement le soleil et m’éblouit : je suis aveuglé.