7-8 déc 21

(source thecabulouso.blogspot.com)

 

 

 

 

 

313. Cela me renvoie à ma propre pratique des langues et de la traduction. Cet état de « milinguisme », zone frontière ou no man’s land linguistique d’où je peux observer une langue depuis la rive d’une autre (français/espagnol, espagnol/anglais surtout, depuis que je me suis éloigné de l’allemand ; mais aussi français/japonais, pour la faible connaissance que j’en ai, et français/arabe – plus exactement, l’arabe dialectal marocain). J’ai en tête une suite de notes sur ces expériences de frottements aux langues (« & langues »). Espace symbolique des langues intriqué dans des espaces géographiques :

L’amour des espaces-seuil : frontière géographique, seuil entre route et désert, coulisses et scène…Que s’y passe-t-il ? Parce que je ne suis nulle part, que le mot « frontière » renvoie à plus d’une langue, plus à la seule mienne, renvoie à plus d’une culture. Sens en suspens, en attente de fixation (il faut juste pour cela passer la frontière dans un sens ou dans l’autre), en attente de précipité chimique. Exploration graphique à travers les sutures de photographies hétérogènes : recherche de la coalescence, pour faire en sorte qu’adhèrent les lèvres d’une plaie (je me fends de signifiant), pour faire que les particules liquides en suspension se réunissent en gouttelettes plus grosses : pluie de sens (à la relecture : « plue de seins »). Mais aussi refus de la coalescence. Ni ici, ni là ; pas encore ici ou là. La double négation définit pour moi une positivité, celle de l’atopie : terra nullius que je revendique le temps du franchissement. Fusion et fission. Apesanteur, aussi : ne plus rendre (de) compte, sans langue à y dire. C’est la déterritorialisation. Espace inappropriable, que je nomme bien difficilement. Une image me revient : en plein désert mexicain (Etat de Durango), la route bitumée s’arrête net, au cordeau, à la perpendiculaire du chemin devenant sable. Bien plus loin : la Zone du silence. Un panneau dit « Zona del silencio ». Je tombe dessus un peu par hasard. La voix ne porte plus, les montres s’arrêtent, les radios ne captent plus. Ombilic !

Le lapsus calami m’interroge toujours autant : « plue de seins » pour « pluie de sens ». Le i nomade saute de la pluie au sens. Et les seins font sens. Ca parlerait à Christophe M. et son Dâh.

314. Je me dis que d’avoir accepté une mission à Rabat était une manière plus ou moins avouée de me rapprocher de l’Algérie. Pourtant (et en vertu de je ne sais quel obscur principe d’empêchement, déjà à l’œuvre) je n’ai fait que frôler la frontière maroco-algérienne durant un séjour dans le sud marocain. Frontière où, je ne l’ai appris que tout récemment, mon père était en garnison. Les voyages sont des aveux. Plus difficiles à entendre pour moi que l’immobilisme ? Ce qui nous pousse à rester / partir, chacun le sait, ou le devine en son for intérieur.

315. Apostille au poinçon 308 : Que sont mes amis devenus est un vers de Rutebeuf (je l’avais imprudemment attribué à Villon).

316. La question des langues, je l’investis d’abord dans le 1er chapitre de l’arrivée de Michel en terre algérienne : c’est la confrontation à l’arabe, à l’appel à la prière : la langue de l’autre, la religion de l’autre, qu’il devrait considérer comme celles de l’ennemi. Moment initiatique que je ne peux qu’imaginer. D’une langue l’autre, d’une scène l’autre. Je ne saurai jamais ce qu’il pensait de tout cela avant de partir.

317. Il semble bien que le pronom tu se soit imposé quand j’ai écrit il y a peu le passage du bestiaire consacré à une huppe fasciée, que mon père a photographiée. La huppe brille longtemps sur le mur blanc. Je découvre vite, grâce à une application dédiée à l’ornithologie, de quel oiseau il s’agit. Par un déploiement technique (recherches) je (me) permets un repli dans l’intime. Rien d’évident pour moi dans tout cela.

source https://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2016/03/Les-figures-de-l’Autre.jpg

318. Je lis et relis (assez lentement, ce qui va à l’encontre de ma boulimie habituelle) les pages du chapitre III-1 du séminaire de Lacan sur l’angoisse

[je commets deux fautes de frappe, Lacan sir et une autre : au-dedans de moi s’agite violemment quelque chose qui veut sortir, se débonder : malaise de quelques secondes :l’angoisse pure. Pourquoi ? Est-ce le sir au lieu du sur, ou le fait de commettre, en tapant, une erreur, dont le mécanisme répétitif a renvoyé à mon insu – à mon corps défendant – à une angoisse précédemment éprouvée ? Donner du sir à Lacan, c’est lui donner du Monsieur, à l’anglaise, une reconnaissance détournée par lalangue du discours du maître ? Ou les deux à la fois ? ]

De la lecture de ce chapitre, intitulé «  Du cosmos à l’Unheimlichkeit », je retiens ceci. Lacan évoque « ein anderer Schauplatz » de Freud, ou l’autre scène (fonction de l’inconscient à partir du rêve). Reprenant l’analyse structuraliste de La Pensée sauvage de Lévi-Strauss (Lacan donne ce séminaire-ci le 28/11/62, et l’essai de L.S. a paru la même année), il évoque d’un côté le monde, dans sa « matérialité primaire », de l’autre la scène où est le spectateur. Toutes les choses du monde viennent à se mettre en scène selon les lois du signifiant. Le monde, l’histoire, ce que la culture nous véhicule comme étant le monde est un empilement, un magasin d’épaves de mondes qui se sont succédé… Il termine avec ceci : Ce à quoi nous croyons avoir affaire comme le monde, n’est-ce pas tout simplement les restes accumulés de ce qui venait de la scène quand elle était, si je puis dire, en tournée ?

Ainsi, je n’en finis pas de tourner comme un vieil acteur, accumulant sur scène des restes de mondes. A cette aporie vertigineuse, il faut le cadre d’un dispositif. Ils sont nombreux (c’est l’écriture du livre Algérie, c’est l’emploi de la barre verticale, les maigres protocoles de visionnage d’images, ces poinçons qui sédimentent, etc.) Il s’agit donc bel et bien, dans le sens fort du terme, d’une archéologie, une de plus. Tout est digne d’étude (comme les fosses d’aisance des châteaux médiévaux qui recèlent les indices de l’activité humaine). Les résidus superposés de Lacan, c’est cela. L’archéologue délimite un champ d’opération, balise, mesure, dépoussière, excave, creuse, décrit, répertorie ; la muséologie se chargera de spectaculariser intelligemment les artéfacts : contextes, datations, analogies, etc. Il s’agit donc de scènes successives, depuis la terre grattée à la vitrine du musée, du musée à la photographie pour archives et pour livres d’art ou revues spécialisées. Déterrer, comprendre, montrer, pour mieux (se) comprendre. L’autre scène du rêve est si parlante…En tout début d’analyse, je fais le rêve de fouilles dans la maison d’enfance. Cas d’école…

319. Je reviens à mes scènes : mon père photographie la scène d’une huppe fasciée posée un instant. Il en projettera la diapositive des années plus tard (j’ai dû voir, enfant, cette huppe, mais n’en garde aucun souvenir). Presqu’un demi-siècle plus tard, je remets cette scène en scène ; acteur borgésien, je joue le rôle de mon père (même projecteur, même diapositive). De public, il n’y a que moi : je rejoue le rôle du spectateur enfant-adulte. Intérêt tout relatif de la huppe pour l’enfant que j’étais. Il en va autrement aujourd’hui : huppe au centre de la focale de ces mises en scène à travers le temps. Mon père réinventait pour nous une certaine Algérie : non la guerre, mais de la beauté de sa faune et de sa flore (la diapo suivante est un palmier en plumeau). Je retrouve cette Algérie réinventée, qu’il mettait en scène en ne choisissant que des « figurants » paisibles.