7 juin 22 | Aronde, la 7ème approche

486.

[L’] Assemblage à queue d’aronde (…) est utilisé principalement pour assembler deux pièces de bois relativement larges et minces, formant un angle. Cet assemblage a été beaucoup utilisé pour les coffres et actuellement, il sert pour les tiroirs. Plusieurs parties saillantes en forme de trapèze − dites tenons ou queues mâles − s’engagent dans des entailles − mortaises ou queues femelles − de même forme et de même dimension, exécutées dans la pièce de bois adverse. La forme de trapèze rappelle la forme des queues d’hirondelles, d’où son nom de queue d’hironde, devenu par déformation queue d’aronde. Viaux, Le Meuble en France,1962, p. 7, CNRTL

La première fois que je vis Queue-d’Aronde – le personnage-, ce fut chez son auteur, quelque part dans un quartier oublié de Lille-Sud. Je pense en avoir lu là-bas un extrait, ou peut-être fut-ce la nouvelle entière. A l’époque, j’avais été étonné de voir un tel assemblage de texte : au lieu du nom propre, la représentation graphique d’une queue d’aronde, qui échappait donc à la désignation traditionnelle du personnage. Peut-être est-ce donc en 1994 que l’auteur opère ce glissement de signifiant, une trouée dans le texte, une remise en cause, pour le dire enfin, de la représentation classique du personnage dans le texte. Au-delà, ou en marge, de l’essentialisation d’un personnage à une seule lettre (« K » de Kafka, de Buzzati, entre nombreux autres exemples), la substitution du nom propre, son effacement derrière le schéma de la queue d’aronde convoque l’imaginaire de la menuiserie, de l’ébénisterie, de l’ornithologie, des principes premiers (mâle/femelle : tenons et mortaises ; le soi et l’adverse), ainsi que la linguistique : hironde déformé par l’usage en aronde ; métonymie enfin, car la représentation schématique s’approprie l’investissement de toutes les autres. A la fois principe d’économie poussé à l’extrême (dire beaucoup en ne disant rien par les mots), ente de l’icône dans le texte pour représenter un personnage (on quitte la symbolique langagière pour l’iconographique), trouée dans le texte qui laisse dans l’incompréhension un lecteur ignorant l’assemblage, et dispositif de réduplication : l’assemblage ainsi montré souligne que le texte lui-même est assemblage de mots et d’icône.

Imaginairement, l’image du cercle, de l’harmonieuse rotondité, est au prix de la coupure et de l’angularité de la découpe. Que penser d’une instance narrative qui aiguille vers d’autres référents que ceux attendus ? Que le personnage, c’est une fiction. On le savait déjà. Pourquoi y insister ? Qu’est-ce qui insiste, ici ? Ici, c’est-à-dire dans l’ensemble des textes de C. Macquet. Bref retour en arrière : « Queue d’aronde » naît en 1994, et réapparaît dans Dâh : c’est la trente-cinquième pièce du livre :

35. Queue-d’aronde, Lille-sud, 1994

Mais avant cela, que je sache, le schéma apparaît en tête de « l’épilogue/epílogo » de Luna Western (2011), page de gauche 138, en face d’une longue citation du poète argentin Lamborghini en page droite ; ces deux pages précèdent la dyade suivante, à savoir : un mot en khmer à gauche, une autre citation de Lamborghini à droite, où « Avine » apparaît (découverte fortuite de C. Macquet, la coïncidence est surprenante, dans la mesure ou l’invention d’Avine est antérieure à la découverte du texte de Lamborghini).


pages 138-139

pages 140-141

Le mot khmer តែម្ដង se lit « taemdâng », qui signifie “une seule fois/ ou directement (sans contrôle), ou exprime le haut degré de la notion.” C’est le cœur de la pièce 106 de Dâh, que d’expliciter les sens de « taemdâng ». Le lecteur s’y reportera. Plusieurs conclusions, ici : a) la répétition de la dyade en schéma/texte puis khmer/texte établit une analogie entre le schéma incongru (au premier abord) et le mot khmer illisible ; b) cette analogie en facilite une autre : le rapprochement de « Lu-na » avec la figure de l’assemblage, évoquant une pleine lune, un croissant de lune ; c) par extension, la similitude typographique dans les dyades autorise le rapprochement entre « taemdang » et « Avine » (le personnage, donc) ; d) les deux dyades ne sont pas à séparer, bien sûr, et leur proximité dans le livre permet la circulation des sens, dont l’une d’elle serait « queue d’aronde / Luna (lune) / taemdâng / Avine” ; e) la chaîne de signifiants trouve un point de butée avec « Avine » qui met un terme provisoire au glissement ; f) cette constellation de signifiants s’enrichit visuellement de la capitale A dans la citation de Lamborghini : « tus noches Atenas tus noches Atenas » et reprise dans les autres vers du même auteur : « Avile /Avine / Ahuire / Avice ». J’y reviendrai.

Je m’arrête maintenant aux sens (à quelques-uns) : le thème récurrent de la nuit et le redoublement incessant (« tus noches Atenas » deux fois, « saliendo » deux fois) ; les sens du mot khmer : « une seule fois » (ce que contredit le recours constant à la réduplication), « directement (sans contrôle) », ou un intensif, que je retiens ici : c’est le -RE de la répétition, le -RECONTRA du sous-titre de Desde Luna Western, « Recontraducido », qu’en lunfardo (argot argentin) on traduirait par un intensif (quelque chose comme « supertraduit »). A nouveau, l’assemblage est un noyau dense qui irradie de nombreux sens, dont je commence à discerner l’ampleur et le caractère récurrent.

Desde Luna Western (2013) fait revenir la queue d’aronde page 26 :

où l’auteur lève le voile grâce à une hypothèse fictionnelle sur ce que serait Luna Western. Queue-d’Aronde devient nom propre en s’ornant de majuscule, c’est un voyageur qui court après sa bien-aimée. Au miroir de l’espagnol, dans l’autre dimension de la langue, la polarité s’inverse : Queue-d’Aronde devient Cola-de-Merluza, et la bien-aimée devient le bien-aimé. Les deux polarités sexuelles sont exploitées. Mais là encore, le mécanisme de différenciation fait de cette traduction une adaptation. « Queue d’aronde » se traduit en espagnol par « cola de milano »., soit « queue de milan », en référence explicite à la queue du rapace, qui équivaut à celle de l’« l’hirondelle » française. Mais l’auteur a retenu « merluza », qui signifie « merlu, colin ». Le merlu est doublement évocateur dans l’imaginaire de C. Macquet : le poisson, la ralingue ; la syllabe -LU qui souvent fait retour dans le texte.

តែម្ដង donne son titre au 20ème livre muet de l’auteur. C’est en 2016.

Dernière occurrence en date, donc : Dâh, 2022.

Je note que la queue d’aronde est incomplète : seul le tenon est imprimé. Au lieu du nom propre, il ne reste queue.

Le stylo-bille jeté a rayé le papier (peint).

Le dessin réapparaît comme 99ème pièce de Dâh, sur un tee-shirt (celui de M. Padwin). Il a guigné de l’œil dans la 53ème pièce :

L’Arundell des faubourgs (page 179).

L’hirondelle mute à nouveau (toponyme anglo-saxon ? Patronyme ? ). Chanson française, faubourg lillois, où Queue-d’Aronde naquit.