9 janv 21

383. Terminé et envoyé à F. l’entrée « dense » pour le projet du « Dictionnaire du comment écrire ». Rassemblé tous les feuillets du projet A. pour voir la gueule que ça a. Pour pouvoir continuer d’écrire ces archipels. Relecture ciblée de quelques pages de Soldats en Algérie, notes. Retard relatif (je suis le contre-maître et l’exécutant) dans l’enregistrement des lectures. Lectures diverses (la semaine d’Emma Corde, Café Europa ; écoute du nouveau cycle de F., « Vers un écrire-film #01 » ). Durement empêché ces temps-ci. Pour mon bonheur, je peux toujours (ou quasiment) lire : nutriment vital. Nulla dies sine linea. Alors je reprends Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau, dix-sept, dix-huit. Une réflexion du 05.03.13, où l’auteur renvoie d’abord dos à dos le réel et le langage – puis corrige :

Ou bien considérer le langage comme appartenant au réel, comme l’ombre de sa combustion, son brûleur, l’inclusion de son double tranchant.

Le langage comme ombre de la combustion du réel : avant moi, après moi, les signes, en déluge de feu.

17 déc 21

341. Sur le condensat (question c : Le condensat est-il vraiment le moyen de toucher à l’avant-langue ?)

… on pourrait prendre un sujet, épuiser les sources, en faire bien l’analyse, puis le condenser dans une narration, qui serait comme un raccourci des choses, reflétant la vérité tout entière. Flaubert, Bouvard et Pécuchet

Le mot allemand « Verdichtung » : compression, tassage, condensation, compactage, densification. Beauté de l’allemand : Dichtung signifie « joint d’étanchéité », mais aussi « poésie »…

Je trouve un article qui vient enrichir ma réflexion sur Dichtung :

Le mot allemand Dichtung ne possède pas à proprement parler d’équivalent dans les autres langues européennes, à l’exception des langues scandinaves qui le lui ont emprunté. Pour le traduire, le français et l’anglais doivent recourir aux mots littérature ( literature), poésie ( poetry) ou, plus vaguement, fiction ( fiction), qui s’approchent certes du substantif germanique, mais n’en épuisent nullement les multiples virtualités sémantiques (invention, affabulation, poésie). La langue allemande connaît d’ailleurs, elle aussi, les termes Literatur, Poesie, Fiktion — et Dichtung, tout en participant de chacun d’eux, les englobe et les dépasse.

Cette spécificité germanique confère à Dichtung une densité particulière, une sorte de clôture qui a été amplement exploitée dans la réflexion allemande sur la langue, depuis Herder, qui joue sciemment de la spécificité germanique du mot, jusqu’à Heidegger. En 1973 encore, la germaniste allemande K. Hamburger souligne que le concept est « supérieur à ce que propose la terminologie des autres langues et en premier lieu au concept même de littérature [Literatur] » (p. 35). 

Par Dichtung, la langue allemande tend ainsi à définir pour elle-même une opération spécifique de la pensée et du langage. La proximité de Dichtung et de dicht (dense, étanche) ne serait donc pas le fait d’une pure contingence homophonique. Dichtung laisse apparaître une superposition si dense de strates significatives que ce mot en devient de fait étanche aux autres langues.

(source : https://vep.lerobert.com/Pages_HTML/DICHTUNG.HTM)

La suite de l’article explicite étymologie et connotations. Quel mot extraordinaire que Dichtung : ce qu’il signifie ( inventer, imaginer, créer / concevoir un poème ou plus généralement un texte afin qu’il soit rédigé et lu ), associé à son dérivé Verdichtung (densification, etc.) est en lui-même un exemple de condensation de signifiants.

Je poursuis la lecture de l’article :

Dans son essai de 1770 sur l’origine du langage, Herder recourt à ce mot jusqu’alors inusité pour désigner la faculté d’invention poétique qui présida à la première langue de l’humanité, cette langue originelle et naturelle qui précéda la prose. […] . Dès sa naissance, donc, la notion de Dichtung se trouve investie d’une triple connotation. Elle est poétique, originelle et naturelle, qualités auxquelles s’ajoute un ultime attribut : elle est authentique. Une idée, en effet, sous-tend constamment l’usage herdérien du terme : l’univers fictif auquel renvoie Dichtung n’est pas moins vrai que la réalité elle-même. Il n’est pas l’opposé du monde sensible, mais bien plutôt son « condensé » — un principe souterrainement étayé par la proximité homophonique fortuite de ce terme avec les mots Dichte et dicht (densité, dense). L’idée sera développée sur un mode philosophique quelque temps plus tard par Kant (Kritik der Urteilskraft, 1790, § 53), puis par Schlegel.

La langue, condensé du monde sensible : « poétique, originelle et naturelle, qualités auxquelles s’ajoute un ultime attribut : elle est authentique ». Ce n’est pas l’avant-langue, mais l’étape qui suit…

342. Anecdotiquement, je fais remplacer une climatisation. Vocabulaire technique : « pousser à l’azote » (injecter dans le circuit fermé de la clim de l’azote sous pression pour en vérifier l’étanchéité – plus de 30 bars), et, délices, « tirer au vide », aspirer ensuite tout le gaz pour évacuer toute humidité. La clim produit aussi un condensat. Synchronicité.

http://indexgrafik.fr/variations-formelles-de-lesperluette/

343. Condensation de strates de signifiants, nouage : j’ai utilisé l’esperluette pour représenter ce nouage (« & » symbolisait le nœud fermant le paquet expédié par le rail au XIXe siècle). Nœud sur un paquet d’une douzaine de feuillets en souffrance. Je compte en faire quelque chose. « & » est-elle un gramme derridien ?

344. Raid à la librairie Sauramps de Montpellier. Foule fourmillante, brownienne, vague sapin cubique et laid sur la place de la Comédie, un marché de Noël avec ses dégoulinades de rouge, de vert, de petits chalets vaguement montagnards, le tout clos de barrières dûment gardées par des vérificateurs de QR code : il faut montrer ses inoculations intimes pour pénétrer dans ce Xmas Park où je m’attends à entendre Maria Carey infliger une énième scie toute en guimauve, en clochettes dorées et en chairs siliconées – en fait je n’entends rien, je fuis à toutes jambes, l’œil accroché néanmoins par une mini-piste gonflable aux couleurs blanche et bleue, qui évoque une pente de ski – j’ignore la fonction exacte du machin, je retrouve la foule pressée de la librairie, j’entreprends une responsable du rayon littérature pour la sortie de mes Archéologies, j’ai peu de réponse, la faute au Covid, je repars avec le mail du responsable du secteur littéraire et non du rayon. Rayon, secteur, ensuite ? Département, zone ? Je trouve La face nord de Juliau, dix-sept et dix-huit de Nicolas Pesquès, pour qui j’étais venu. Je découvre au passage que le génial Jacques Roubaud a obtenu le Goncourt de la poésie 2021, je ne sais ce qu’il en pense, je prends Quelque chose noir, avec un bandeau rouge Goncourt de la poésie 2021, il n’y a donc que moi pour ne pas l’avoir vu. Le marketing criard de Gallimard me sauve de l’ignorance. Je découvre et emporte Furigraphie du poète touareg Hawad, parce que j’en aime le titre – je survole – conquis. Et Folio propose un Petit éloge de la poésie par Jean-Pierre Siméon, à deux euros, je craque. Vais pouvoir m’encoquiller, m’embouquiner davantage, jouer la Ralentie de Michaux. Avec tous ces auteurs, je vais pouvoir traverser l’hiver. J’attends C. dehors, observant les flux de gens, je m’en sens extrêmement loin, je n’ai qu’une idée : fuir la foule.

345. Jacques Roubaud a obtenu (je vérifie) le Goncourt le 4 mai 2021. Complètement passé à côté. Peu importe. Ce qui véritablement importe, c’est de le lire et de parler de lui. Premiers mots de Quelque chose noir (1986) :

« Méditation du 12/5/85

Je me trouvai devant ce silence inarticulé … »

346. Je ne lie ou continue de lire que ce qui en moi déplie quelque chose, dérange, bouscule, me point d’une manière ou d’une autre. Me tombent des mains les livres futiles, creux, bien-pensants. Non du mépris (au nom de quoi ? ), mais de l’indifférence.