11 janv 22

388. Ai écrit textes de présentation au podcast des premières pages de Réacteur 3 [Fukushima] , qui sera peut-être publié sur le site du projet de Dominique Balaÿ, http://311.fukushima-open-sounds.net/, par le truchement de Ludovic.

389. La question du titre, de la numérotation : Montaigne, dans ses Essais, mettait un titre qui ne correspondait pas forcément au contenu. Dispositif qui dit la fluidité des différentes strates empilées depuis 1580 ; mais cette inadéquation partielle est un jeu, comme deux pièces de bois peuvent jouer dans un assemblage. Stratégie du déroutement pour le lecteur (cf. le « Adieu donc » du prologue, congé malicieux donné au lecteur sur le seuil de la porte, manière de claquer la porte au nez – jeu, là encore). Bref : je reconsidère donc l’idée de donner un titre et de numéroter. Ou : numéroter de manière aléatoire (pourquoi ?), numéroter selon un ordre décroissant (ce qui donnerait au dernier bloc la force d’un commencement, manière de dire : voici le meilleur ? Non.) Numéroter à l’intérieur des phrases ou des barres, comme une note en bas de page ; mais le numéro renverrait à un autre chapitre : parcours guidé à peine déguisé, le dispositif à l’allure oulipienne ne peut se justifier seulement par le caprice ou le désir de copier Queneau (Un Conte à votre façon : les trois alertes petits pois) ou Cortázar (Marelle), bref, de faire un livre-jeu : la dimension ludique n’est pas ce que je recherche.

Le dispositif de Cortázar propose un double pacte de lecture : lire les chapitres 1 à 56 dans la continuité, ou bien de manière non linéaire, en commençant au chapitre 73 et en suivant l’ordre que Cortázar a indiqué en début de livre (73, 1, 2, 116…). Deux livres en un, annonce l’auteur. Réfléchir à la circulation des sens dans le texte.

W ou le souvenir d’enfance de Perec , constitué de deux récits, semble lui aussi proposer deux livres, qui finalement fusionnent : le lecteur comprend soudain la finesse du dispositif ; contraint jusque-là de livrer un travail d’interprétation dans l’interstice du pli entre les deux récits, on lui révèle soudain le lien intime qui lie les deux textes. Càd que deux lectures sont menées de front, en parallèle, rendant dérangeante la conscience d’un écart constant (mais quoi, pourquoi deux récits si différents, où veut-il en venir, où veut-il nous mener, ce Perec ? ), écart d’avec la norme classique, dans un pacte de lecture inattendu (et non livré explicitement, comme l’a fait Cortázar ou Queneau). Inattendu, car les deux coulées (le récit autobiographique d’une part, le récit de l’île W d’autre part) sont toutes numérotées en chiffres romains de I à XXXVII (emploi classique de la numérotation), ce qui pour le lecteur tend à unifier l’ensemble, comme un même dénominateur ; l’ensemble du livre est divisé en deux parties (I à XI puis XII à XXXVII, séparées par une page blanche d’où se détachent trois points de suspension entre parenthèses : nouvelle coupure, silence de l’ellipse) qui enchérissent sur le découpage autobiographie de Perec/ fiction dystopique de W. Bref, accumulation de coupures (sans oublier la différenciation visuelle de la typographie : droite pour l’autobiographie, en italique pour la dystopie), qui malgré tout sont unifiées dans l’emploi de la numérotation des chapitres.

Je retiens entre autres choses (et la moindre n’étant pas de m’être, encore une fois, fait enfermer dans un Cabinet d’amateur) que 1/ Perec (comme Cortázar) me mène là où il veut : liberté totale du créateur, servilité consentie du lecteur, 2/ ce qui importe est la manière dont l’écrivain veut faire circuler le sens ; comment il organise les flux d’informations, sachant que le dynamisme de toute lecture fonctionne de façon cumulative (quel que soit l’ordre que je suis, j’avance en mémorisant des informations) et selon un effet tunnel : il y a forcément un début et une fin à ma lecture, même si elle est morcelée en lectures plus courtes. L’effet de chute est percutant chez Perec (comme dans le Cabinet d’amateur. (Et puis il y a toujours le reste, le fading dont parle Barthes, la perte d’informations en chemin – il serait intéressant d’écrire le reste d’une histoire, ce qu’un lecteur a oublié en route, par déni ou paresse).

391. Marie-Thérèse Peyrin (blog À cause des causeuses), suite au Zoom d’hier soir, m’envoie un poème de Jean Sénac (1926-1973), poète oranais disparu dans de mystérieuses conditions. Il rejoint en 1955 la cause de l’indépendance algérienne.


Cet homme portait son enfance
sur son visage comme un bestiaire
il aimait ses amis
l’ortie et le lierre l’aimaient

Cet homme avait la vérité
enfoncée dans ses deux mains jointes
et il saignait

A la mère qui voulut enlever le couteau
à la fille qui voulut laver sa plaie
il dit ” n’empêchez pas mon soleil de marcher”

Cet homme était juste comme une main ouverte
on se précipita sur lui
pour le guérir et pour le fermer
alors il s’ouvrit davantage
il fit entrer la terre en lui

Comme on l’empêchait de vivre
il se fit poème et il se tut

Comme on voulait le dessiner
il se fit arbre et se tut

Comme on arrachait ses branches
il se fit houille et se tut

Comme on creusait dans ses veines
il se fit flamme et se tut

Alors ses cendres dans la ville
portèrent son défi

Cet homme était grand comme une main ouverte

Point de hasard dans le partage par M.T. de ce poète, mais la rencontre qui vient à point. Après Hawad, un autre nom de la poésie algérienne à découvrir. Je cherche et trouve, dans la collection blanche Gallimard, le très beau titre Ebauche du père, qui conviendrait aussi à ce que j’écris en ce moment…

M.T. évoque aussi la revue Le Croquant, dirigée par Michel Cornaton, auteur en outre du livre La guerre d’Algérie n’a pas eu lieu, qui me semble un titre juste dans ce qu’il suggère du déni historique, levé il y a peu.

19 oct 21

204. Découverte du groupe Mendelson, Le dernier album, chanson « Algérie ». Le groupe met fin à lui-même.

205. Découverte d’un texte de Perec, « L’opinion publique française et la guerre d’Algérie », 1957. Il y évoque l’indifférence de la population française, encouragée par une presse contrôlée par le gouvernement Mollet volontiers démagogue et raciste, le succès du poujadisme, le regret de la France d’avant (d’avant 1940, l’occupation allemande, l’Indochine, l’Algérie). Perec est pessimiste, l’histoire lui donnera raison. Ce qu’il écrit en 57 peut s’appliquer en partie à 2021, chez ceux pour qui « c’était mieux avant », chez des démagogues putassiers qui hypnotisent les bas du front, secondés par des médias sans éthique, les oublieux de l’histoire, les court-termistes, les nostalgiques de la « vraie France », et dans la politique des petits pas des gouvernements successifs pour œuvrer sincèrement et entièrement à la réconciliation des mémoires, sans calcul électoral.

18 oct 21

200. Quels sont les rapports entre une structure préexistante à l’œuvre et son investissement imaginaire et symbolique par l’écrivain ? Primo Levi dans Le système périodique (1975) investit la table périodique des éléments de Mendeleïev (1869). Levi utilise 21 éléments (sur les 118 existants), qui donnent le titre de ses chapitres. Pourquoi se couler dans un tel moule ? 1/ affinité : Levi est chimiste, et c’est grâce à sa formation qu’il va pouvoir travailler comme chimiste à Auschwitz (et pouvoir prendre des notes), la chimie est consubstantielle à son existence, elle en est même la garante, au moins « dans les derniers mois de détention » écrit-il. 2/ Le tableau est un cadre rationnel : il « représente tous les éléments chimiques, ordonnés par numéro atomique croissant et organisés en fonction de leur configuration électronique, laquelle sous-tend leurs propriétés chimiques » (Wikipedia). Cette table de symboles constitue l’assise du monde. Héritage du Traité élémentaire de chimie, présenté dans un ordre nouveau et d’après les découvertes modernes de Lavoisier (1789), qui regroupe les « substances simples » qu’on ne peut décomposer. On peut penser qu’imaginairement, le recours à ce tableau permet un regard atomiste sur l’humain, comme plus petit dénominateur commun de l’humanité, rationnellement théorisé et expérimenté. A rebours de l’arbitraire terrifiant du camp où hier ist kein warum, (ici il n’y a pas de pourquoi), négation du droit à poser une simple question. 3/ Levi entreprend donc de reprendre 21 éléments du tableau, avec lesquels il tente de classer vingt-et-un épisodes de sa vie, placés sous le signe d’un élément. Levi déclare que « ce n’est pas un manuel de chimie […] mais l’histoire d’un métier et de ses défaites, victoires et misères, telle que chacun désire la raconter… »

Lien organique entre symboles chimiques, rapport métonymique ? <à compl.>

201. Le titre Le système périodique laisse entendre qu’il s’agit du système périodique de Mendeleïev, alors qu’il en est un détournement, un emprunt, un prélèvement. Détournement au profit d’une écriture autobiographique, même si Levi s’en défend (« ce livre n’est […] même pas une autobiographie »), emprunt d’éléments (surtout des métaux, des gaz), prélevés en chimiste pour faire réagir titre et récit. Voilà ce qui m’intéresse particulièrement : les rapports entre le tableau de référence universel, des éléments retenus (« Argon », « Hydrogène », « Zinc »…), ce que Levi en a retenu pour son livre, et le rapport précis entre chaque titre et le récit particulier qu’il coiffe. Soit étudier un ensemble de relations de glissement (voir d’ailleurs s’il y a métaphore) de l’universel scientifique au particulier littéraire, du biographique à l’autobiographique (et réciproquement), de l’histoire universelle à l’histoire individuelle, etc.

202. J’ai commencé à utiliser une forme préexistante (le bestiaire : Physiologos, puis bestiaires médiévaux, vision religieuse, H > animaux, etc.). Pourquoi le bestiaire ? Début de réponse : deux « bêtes » rapportées en France depuis l’Algérie par Michel (le caméléon et l’iguane), l’évocation du chien que mon père a « eu » en Algérie ; mon désir souterrain d’établir un parallèle entre la vie guerrière des hommes et celle des animaux, comme un contrepoint, un pas de côté. J’utilise aussi la citation de «  La mort du loup » de Vigny (écrit comme un apologue où l’homme est dépeint en chasseur cruel) pour tisser un lien thématique (chasseur-militaire-cruauté) qui n’est pas gratuit, car ce sont les seuls vers poétiques que j’ai jamais entendu mon père déclamer. Marqué aussi par un texte de Derrida sur le regard de l’animal (réf ?)

203. Pourquoi, de façon générale, l’utilisation d’une ou de plusieurs contraintes ? Vieille histoire (les poèmes à forme fixe par ex. cf. Baudelaire, « parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense »). La contrainte préexiste, est extérieure à l’œuvre (cf. Cahier des charges pour La vie mode d’emploi de Perec : par ex. l’immeuble du 11 rue Simon-Crubellier est un carré de 10 x 10 appartements, décrits selon le déplacement en L du cavalier aux échecs, exhaustivement et sans répétition). Contrainte comme « technique consciente du roman » (Queneau) qui libère l’imagination. Chez Perec, besoin de cadres, de définir des espaces. Peut-être y a-t-il quelque chose de semblable chez Levi, qui à la différence de Perec, a) dévoile la structure contraignante en titre, b) respecte une contrainte beaucoup moins lourde que chez Perec. Peu importe : le choix d’une contrainte répond à un besoin, ce qui semble d’abord contre-intuitif, de créer des espaces autres balisés par des termes (à la fois les mots et les termes antiques qui délimitaient un terrain ou matérialisaient une frontière.) Recourir à un système, entendu comme « construction théorique cohérente, qui rend compte d’un vaste ensemble de phénomènes » (TLFi), antérieur au texte, signifie s’appuyer sur un ordre préétabli, dont le texte est finalement un épiphénomène, une validation par l’expérience de la pertinence du système. A ceci près qu’il y a déplacement du champ scientifique au champ littéraire.

201. Outre la contrainte formelle, une exigence éthique : ne pas romancer. Pas loin de Rousseau (préambule des Confessions : « j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux »).

202. Une biographie poétique.

203. Ce carnet est aussi traversée des livres. Résurgences nombreuses, je les note et m’en débarrasse. Poinçonner est une oblitération passagère (Rousseau reviendra-t-il ?).

14 oct 21

183. Ces poinçons sont aussi des embrayeurs du projet Algérie.

184. Difficulté de l’écriture en tension entre l’apport documentaire, historique, et le désir de faire muter cet apport dans une langue poétique qui évite toute facilité. Outre cela, volonté de laisser du jeu qui permette les frottements (écriture comme tribologie, ou étude des frottements des matériaux). J’ai en tête deux exemples majeurs de frottements.

1/ Celui de Derrida dans Glas, qui pose la question «  Que reste-t-il du savoir absolu ? », et qui met en frottement a) une étude sur Hegel, plus particulièrement α) la religion des fleurs dans la Phénoménologie de l’esprit et β) un chapitre de l’Esthétique,  » l’Architecture indépendante ou symbolique « , et b) une étude sur Genet, du texte Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes, mais aussi de Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose, etc. Les deux études de Derrida se représentent l’une l’autre, Hegel sur la page de gauche, Genet sur la page de droite. Glas est vertigineux et éblouissant. Il interroge le reste de Hegel et de Genet aujourd’hui (publication en 1981).

Sur la page de gauche, Derrida introduit de nouveaux frottements, de manière fractale :

i. insert d’un texte de Derrida, qui fonctionne comme une note, une explicitation, un nouveau déploiement de sa pensée. L’insert apparaît dans une police plus petite. Exemple page 1 gauche :  

Sa sera désormais le signe du savoir absolu. Et l’IC, notons-le déjà puisque les deux portées se représentent l’une l’autre, de l’Immaculée Conception. Tachygraphie Proprement singulière : elle ne va pas d’abord à disloquer, comme on pourrait croire, un code c’est-à-dire ce sur quoi l’on table trop. Mais peut-être, beaucoup plus tard et lentement cette fois, à en exhiber les bords 

ii. citation en allemand du texte de Hegel, dont Derrida reprend la traduction en français dans le corps du texte. L’originalité tient ici à la mise en colonne, sur la même page de gauche, du texte de Hegel à gauche et du texte de Derrida à droite et en bas. La colonne se dédouble, se déplie, et offre au lecteur deux doubles colonnes : le même dispositif est repris sur la page de droite. Ainsi, D. insère des

iii. définitions extraites de dictionnaires : catachrèse, catafalque, page 2 droite. Ces définitions courent dans une casse plus petite sur le bord extérieur de la page, et d’une page à l’autre, coupées physiquement par le vide spatial qui entoure le livre. L’œil doit ainsi mémoriser ce qu’il vient de lire, pour sursoir à la perte de contact visuel des deux colonnes, et rabouter ensuite les textes. Ce dispositif peu courant exhibe les « bords du code », comme le précise D., et à plus d’un titre :

Sur les bords physiques de la page (circulation visuelle de l’œil, circuit brisé et rétabli) tout d’abord. Mais c’est là le plus visible (et pour cause). C’est aussi et surtout dans le lisible que ce dispositif prend tout son sens. D. l’affirme explicitement page 1 droite, non sous forme d’insert, mais dans la police majoritaire de Glas, celle du texte le plus obvie :

Deux colonnes inégales, disent-ils, dont chaque – enveloppe ou gaine, incalculablement renverse, retourne, remplace, remarque, recoupe l’autre

L’incalculable de ce qui est resté se calcule, élabore tous les coups, les tord ou les échafaude en silence, vous vous épuiseriez plus vite à les compter. Chaque petit carré se délimite, chaque colonne s’enlève avec une impassible suffisance et pourtant l’élément de la contagion, la circulation infinie de l’équivalence générale rapporte chaque phrase, chaque mot, chaque moignon d’écriture (par exemple « je m’éc… ») à chaque autre, dans chaque colonne et d’une colonne à l’autre de ce qui est resté infiniment calculable.

D. donne ici la clé et l’enjeu de ce dispositif en miroir, destiné à faciliter une circulation du sens entre pages, colonnes, mots ; il évoque la contagion des sens – et je pense à la chaîne signifiante que constitue un énoncé linguistique, au signifiant mis en avant par Lacan après Freud et Saussure, que Derrida isole avec les lettre « Sa » auxquelles il confère le signifié de « savoir absolu », mais qui pour moi, lecteur, renvoie aussi à l’abréviation de « signifiant » : ce que Derrida a d’ailleurs prévu sous la forme de l’incalculable de ce qui est resté, métaphoriquement repris par le titre de Genet, dans une vulgarité assumée (fout[re] aux chiottes un tableau de Rembrandt, c’est évidemment le considérer comme de la merde).

Cette violence verbale (que reprend Derrida en évoquant chaque  » moignon d’écriture  » qui ne peut échapper au reste incalculable) souligne combien le reste du savoir en est la déjection, bonne pour la disparition. Le reste du savoir est aussi le produit d’un nouveau frottement, celui du lecteur avec le(s) texte(s) fractal(aux) de Derrida. C’est le reste de leur lecture, inépuisable dans son infinie circulation.

185. Et je saisis peu à peu ce qui, dans tout cela, m’attire et me subjugue. Le parti d’exhiber les bord du code, manière de prendre la langue à la gorge, à la glotte, à la faire déglutir violemment. La même chose qui m’a séduit dans le roman de José Emilio Pacheco, Tu mourras ailleurs (Morirás lejos, 1967, Mexique, paru chez La Différence, 1988), que j’avais rapproché de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec. Texte de Pacheco en état de siège (une écriture obsidionale, dirait Jean-Yves Jouannais dans L’usage des ruines, Verticales, 2012) : morcellement des possibles narratifs, des hypothèses de lectures du roman – l’instance lectoriale est avalée par le déploiement du texte -, émiettement du corps du texte en énumérations variées qui veulent épuiser tous les moyens de l’énumération, utilisation d’un symbole graphique en tête de chapitre qui offre du texte une échappée supplémentaire et d’abord mystérieux, reprise d’expressions allemandes qui ressortissent de la Solution Finale des nazis, autant de dispositifs pour écrire autour de la Shoah et de la possibilité d’un texte à le faire.

Le Sa et le IC font écho chez moi au W de Perec, au E à qui il dédicace le livre, à M chez Pacheco. Signes minimaux, jouant à plein l’économie de moyens. W, E et M sont des condensateurs de sens : ils se chargent des sens accumulés durant la lecture, se déchargent lorsqu’on fait retour sur le texte et qu’apparaissent les référents (les camps de concentration pour W, mais aussi les instances fictionnelles de W éparses dans toute l’œuvre : Gaspard Winckler de La vie mode d’emploi par ex. ; E valant rappel de la voyelle du mot mère, E le signifiant du vide et de la perte ; M chez Pacheco valant pour Mengele, Mabuse, le Mal, etc.)

186. J’en reviens à Derrida : pourquoi avoir rapproché Hegel et Genet dans cette entreprise vertigineuse ? Une similitude thématique, la question de la religion.

α) la religion des fleurs dans la Phénoménologie de l’esprit

La religion des fleurs, pensée comme premier moment dialectique de la religion naturelle. Religion des fleurs innocente vs religion des animaux coupable.

β) un chapitre de l’Esthétique, l’Architecture indépendante ou symbolique

<Note à compléter, c’est dense et doit être…dékanté.>

187. (suite du 184) 2/ Deuxième exemple de frottement : W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec (1975). Dispositif particulier qui met en frottement un récit autobiographique troué d’absences, d’oublis, de doutes, d’hypothèses, d’anecdotes maigres » (Perec) et un « roman d’aventures, la reconstitution, arbitraire mais minutieuse, d’un fantasme enfantin évoquant une cité régie par l’idéal olympique .

Perec précise, dans sa présentation :  

il pourrait presque sembler qu[e ces deux textes] n’ont rien en commun, mais ils sont pourtant inextricablement enchevêtrés, comme si aucun des deux ne pouvait exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette lumière lointaine qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui n’est jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection.

Commentaire qui pourrait s’appliquer en partie à Glas, n’était l’obvie chez Derrida et l’oblique chez Perec, comme intention première.

Le reste chez Perec est ce que toute son entreprise littéraire, son œuvre-monde, s’attache à retrouver et à formuler. Pour moi lecteur, c’est aussi l’effet sur moi de ce dispositif de deux textes en frottement, comme chez Derrida. C’est enfin ce qui me fascine : aborder le reste par la fiction & la non-fiction, intimement mêlées.

Derrida précise, page 2 gauche (donc côté Hegel) :

Ceci est – une légende [qui donne à lire] deux figures en train de s’effacer : deux passages.

(L’un de la Phéno., l’autre de l’Esthétiq.)

« Légende » renvoie à une dimension fictionnelle. Mais l’analyse conduite par D. ne relève pas d’un genre fictionnel.

Perec mêle la fiction du lieu W., et l’écriture non fictionnelle de l’autobiographie.

Voilà. Je comprends pourquoi 1/ poursuivre ce carnet, c’est permettre un frottement avec le texte d’ Algérie en train de se faire, 2/Derrida, Perec, Pacheco (mais aussi Sebald) me séduisent autant et apportent chacun un traitement singulier du reste, de l’effacement, 3/ cela m’éclaire sur la question de la fiction et de la non-fiction.

188. Le savoir au repos est-il possible ? Est-il souhaitable ?

189. Ma cousine Martine m’a envoyé une photo de mon père en marin (il a donc 20 ans, il vient de s’engager). J’ignore où la photo a été prise : Cherbourg ? Toulon ?

Je suis ému et troublé plus que je ne l’aurais cru.

190. Dans son Roland Barthes par Roland Barthes (1975), Barthes écrit à l’entrée « La fiction » :

fiction : mince détachement, mince décollement qui forme tableau complet, colorié, comme une décalcomanie.

On sait que Barthes voulait écrire un roman (ou écrire du roman) : RB par RB est sans doute son roman (en 2e de couverture, reproduit en blanc sur fond noir, de la main de Barthes :  » tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman « .) Le retournement du code chromatique (blanc sur noir et non l’inverse) fait écho au détournement opéré par Barthes qui écrit sur Roland Barthes. La collection « Écrivains de toujours » du Seuil passe commande de monographies qui ne sont jamais écrites par le biographié : R. Barthes fait une entorse à cette règle ; en contournant une règle, il met entre lui et Roland Barthes la distance qui prévaut d’habitude entre deux personnes différentes. Ainsi, de personne, R.B. devient personnage, et personnage de roman. Cette assertion, on la trouve d’abord dans le fragment « Le livre du Moi » :

Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman — ou plutôt par plusieurs. Car l’imaginaire, matière fatale du roman […] est pris en charge par plusieurs masques (personæ)…Et ceci : L’intrusion, dans le discours de l’essai, d’une troisième personne qui ne renvoie cependant à aucune créature fictive, marque la nécessité de remodeler les genres : que l’essai s’avoue presque un roman : un roman sans noms propres.

Barthes évoque le remodelage des genres, ici l’essai et le roman ; voilà qui complète mon petit arsenal personnel de dispositifs. La non-fiction (qui relève donc de l’essai) est pourtant presque-fiction romanesque.

Il faudrait aussi faire un sort au dispositif du fragment.

191. Journal ou diaire, rappelle encore Barthes. Nom donné, au XVIe siècle, à cette forme d’écriture. Barthes rajoute :  » diaire : diarrhée et glaire « . (« Du fragment au journal »). Je retrouve là des avatars physiologiques du reste (poinçon 184). Reste de quoi ? Du mal digéré, du dysfonctionnel, de l’expectoration, bref, de tout ce qui sort du corps comme déchet. Ces poinçons sont-ils déchets, restes… du jour ? Non, je n’écris pas forcément ce journal chaque jour. Restes du projet en train de s’écrire ? Peut-être. Mais à la verticalité des fluides corporels happés par la gravité, je préfère l’horizontalité du latéral, ce qui vient à côté : embrayeur, étai, échafaudage, questions soulevées par une progression lente de A. Traces que A. laisse en moi à l’élaborer. Dans Glas encore, Derrida cite (page 2 droite) la définition de « catafalque », cette estrade élevée au milieu de l’église pour recevoir le cercueil ou la représentation d’un mort. Et la définition de préciser que « catafalque » est le même mot que « échafaud ». Nul doute pour moi, à présent, que ces poinçons œuvrent comme érection d’un catafalque, comme échafaudage en construction d’une représentation de mon père mort. Sa représentation photographique (poinçon 189) est l’un de ses avatars ; le livre A. en est une autre.

26 sept 21

143. Parti dans des chemins de traverse fictionnels, idées folles, exorcismes aussi. Je fais miel de tout. Le hic étant de ne pas m’éparpiller. Ce projet A est rétif, me glisse entre les mains. De là les échappées ailleurs, qui ne sont qu’un pis-aller. Lu le récit des 44 premiers rêves de Georges Perec dans sa Boutique obscure (1973), Alvéoles Ouest de Florence Jou (2019), et le premier des sept chants du Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat (1967), lecture difficile : chant épique, âpre, extrêmement violent, des corps qui s’opposent dans la guerre et dans le sexe.

144. Relu L’Arrêt de mort de Blanchot (1948). Livre d’abord énigmatique, que l’on saisit mieux à la lumière de L’instant de ma mort (1994, parmi les derniers textes). Durablement marqué par cette proximité avec l’impensable de la mort, Blanchot évoque, dans L’Arrêt de mort, le combat d’une jeune femme, J., avec une maladie incurable. J. meurt. Blanchot écrit : Je me penchai sur elle, je l’appelai à haute voix, d’une voix forte, par son prénom ; et aussitôt – je puis le dire, il n’y eut pas une seconde d’intervalle – une sorte de souffle sortit de sa bouche encore serrée, un soupir qui peu à peu devint un léger, un faible cri ; presque en même temps – de cela aussi je suis sûr – ses bras bougèrent, essayèrent de se lever. Voilà qui éclaire en partie le titre, à lire au sens premier comme dans l’expression «  signer son arrêt de mort », mais aussi, et surtout, comme un arrêt de la mort, comme quelque chose de terrible dont je ne parlerai pas, écrit Blanchot, décrivant le regard de J. ressuscitée. Sans aucun doute faut-il lire ici un écho de cette expérience vécue par Blanchot en 1944. Qu’y a-t-il de plus terrible, de plus digne de terreur, que la mort ? Ce terrible est à lire dans le ressassement des signes qui disent justement l’arrêt de mort, soit tout le texte (j’hésite entre récit et roman), né de l’expérience de l’effraction du réel que tout homme peut vivre à l’instant de sa mort. Je vois aussi, dans la résurrection de J. à la voix du narrateur, une allégorie de l’écriture elle-même (écrire, c’est faire revenir des fantômes). Et une dimension lazaréenne de celui ou celle qui en revient (de la mort, des camps de concentration), et ce terrible est aussi l’indicible du rescapé (indicible qui peut devenir de l’ordre du dicible, comme en témoigne toute la littérature lazaréenne : Antelme, Levi, Semprun, Cayrol, Rousset, Veil, Delbo, et tant d’autres). Mais il est indéniable que tout récit de cette expérience est d’abord confrontation au silence, celui que les rescapé/es gardent, dont ils se libèrent ou non. Cette effraction du réel est ce que le texte interroge, ressasse, questionne.

145. L’expérience de Maurice Blanchot, je la convoque en lieu et place de celle de mon père. Je sais, parce que c’est un des souvenirs qu’il a évoqués, qu’il a échappé à la mort à plusieurs reprises. Souvenir qu’il n’a évoqué qu’une ou deux fois (c’est ce dont je me souviens), il est notable que c’est ce souvenir-là qu’il rapporte. J’ignore ce qu’il avait pensé, ressenti à ce moment-là : très jeune, j’écoutais cette évocation comme un fait de guerre, et me contentai de cela.