20 déc 21

353. Bonheur d’enfin lire dans le livre de Jauffret ce que j’attendais : le quotidien des soldats, dans les moindres détails. Lecture qui a fait bouger quelques lignes, au propre comme au figuré : réorganiser la division de chapitres, aller dans une nouvelle direction. Ce que j’ai abordé dans le chapitre « Fumer », qui ressortit au corps, va s’en trouver enrichi, selon des angles effleurés jusque-là (l’idée du pharmakon là-bas, sur le terrain – drôle comme ce là-bas actualise le projet, comme s’il s’agissait simplement d’un autre espace, mais dans la même temporalité). Bref, ce qui était en germination va pouvoir croître. Dialectique du lu et de l’écrit, s’investissant l’un l’autre.

354. Commencé La face nord de Juliau, dix-sept et dix-huit de Nicolas Pesquès. Densité de la parole poétique qui se réfléchit elle-même – la fulgurance poétique sous nos yeux – en même temps qu’elle se pense, à l’éclat aussi de pensées autres (Pesquès cite ses lectures). Notes du 11.06.13

« C’est le langage qui m’a fait ça* »

ça : ce que les mots font aux corps, aux choses, et ce que les choses leur font.

[*renvoi vers la note suivante : Bernard Vouilloux, Figures de la pensée, Hermann, 2015]

355. Achevé le recueil de nouvelles de Nathalie Holt, Ils tombaient, suivi de Figures (2021). L’épigraphe d’En attendant Godot donne le ton :

Estragon. – J’ai fait un rêve.

Vladimir. – Ne le raconte pas !

Et fait écho à la première partie du recueil, les 12 nouvelles de Ils tombaient (et me reviennent les personnages cloués au sol de Beckett : Vladimir et Estragon bien sûr, Hamm (le très théâtral personnage) et Clov de Fin de partie, de Winnie enterrée dans Oh les beaux jours. Tous, tombés-cloués dans un présent qui se répète selon d’infinies variations (les arbres, les objets..), ce que je retrouve dans les décors différents des quatre abribus A, B, C et D de la nouvelle. Une nouvelle de la 1ere partie s’intitule «La chute », texte très bref et saisissant, lié tant à la chute physique du personnage dans une rame de métro qu’à une discrète dimension lazaréenne (« gare Saint-Lazare – Lazare, il aime ce nom », p. 60, gare Saint-Lazare que l’on retrouve p. 74 dans la très belle nouvelle «  Moune », où la voie ferrée, dans la chute du texte, acquiert une dimension brutale, concrète, qui vient peser de tout son poids sur la révélation finale. Moune est un personnage totalement lazaréen). Une de mes nouvelles préférées.

Un recueil profondément marqué par une mise en scène textuelle de la lettre alphabétique. La femme de « L’abribus » réside dans un immeuble, bâtiment B. Le narrateur suit soudain un homme vêtu de costumes de théâtre, « Arlequin échappé à la nuit d’un Picasso », suite à la fermeture du théâtre municipal, dans une ville où un fléau a frappé. L’abribus qu’affectionne le narrateur est un « poste d’observatoire idéal pour des recherches littéraires », alors même que la narrateur ne lit ni n’écrit plus depuis longtemps. Celui qui n’écrit plus, le personnage symbolisant la faillite des mots, erre d’abribus en abribus, désignés de lettres de l’alphabet : A, B, C, D, chaque lettre renvoyant non à l’arbitraire de l’ordre alphabétique, mais à la dilection du narrateur-errant, capable «  de mémoire de dessiner les façades des immeubles ». L’alphabet se réarrime à une réalité architecturale, vivante, animée, de ce qu’autrement il ne saurait plus désigner. (Souvenir de la Trilogie new-yorkaise de Paul Auster, et du clochard qui erre dans la ville en dessinant un motif par ses déplacements). Les bus sont « souvent vides » : le fléau a fait dérailler le temps capitaliste, soumis à la circulation de flux (bus, passagers). C’est le temps de l’observation, du lieu rendu à sa fixité et à la description (le récit court, c’est encore un flux ; la description fait pause, recense, dans une temporalité qui se déroule sans les balises habituelles (le narrateur reste dans les abribus «  du matin jusqu’au soir », p. 12). Le personnage que suit le narrateur s’évanouira, l’envers de son manteau est « noir du noir des draperies de théâtre » : Nathalie Holt joue la comédie des signes qui s’évanouissent, c’est vaguement inquiétant, cela crée un malaise, né de cette réalité dystopique mais si familière ; la langue vacille dans ses lettres qui forment des mots qui disent l’évanouissement : inquiétante étrangeté qui rappelle que raconter les rêves, c’est ouvrir une dimension noire, l’envers de notre « réalité » qui en devient, le temps de la conter, l’endroit peu reluisant.

Les lettres de l’alphabet, donc, présentes concrètement dans la nouvelle « Roman », où le jeune Anton « écrit » un roman à l’aide de lettres découpées (motif récurrent du recueil) : « Des A et des O en majuscules noires et blanches […] un T rouge, un K vert wagon… » Ici, les lettres renvoient, comme dans « L’abribus », à une réalité sensible, rimbaldienne (« A, noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu…. ») La première ligne du « roman » est celle d’une langue poétique, «  OK gréDau altorni Té va Osti A ni a etel O pia SAD… », qui dit le monde intérieur du jeune Anton, affranchi de notre langue. Anton, c’est l’opérateur nouveau (comme la lettre A) d’une langue nouvelle – même si ma rage de comprendre détecte, dans cette ligne folle, des mots que je comprends. Mais peu importe : la langue s’échappe, c’est là l’essentiel.

Dans la 2e partie, Figures, la nouvelle « Michel Hamlet » me retient dans son utilisation des lettres M et H. Pas d’équivoque semble-t-il : Nathalie Holt encode ces grammes dès le départ ; M pour Michel, le personnage qui voulait devenir acteur (comme le personnage de « La chute » qui voulait se retrouver sur la scène d’un théâtre). Mais l’affaire n’est pas si simple, car la réduction de deux personnages (l’un réel, Michel, l’autre fictif, Hamlet) à une simple lettre va permettre un jeu de miroir déroutant, qui questionne la relation de l’acteur au personnage qu’il incarne, et celle du lecteur au personnage auquel il s’identifie (on n’est pas loin de Pirandello et de Genet, ici). Outre une analyse saisissante du personnage de Hamlet, l’autrice fait se refléter avec humour le monde de Michel dans le monde de Shakespeare. Le père de Michel souffrait d’acouphènes, le vieil Hamlet meurt empoisonné, on le sait, par son frère Claudius qui lui verse du poison dans l’oreille.

Tout cela ressortit à la figure du double qui court dans le recueil. Le « père italien, bouquiniste itinérant qui écrivait des nouvelles », double de l’autrice dans « Bougies » où le français le dispute à l’italien, où la protagoniste Léa s’approche d’une porte vitrée et voit surgir son double, la Léa italienne : « – Te voilà revenue ? – Se solo ! Le halo du visage dédoublé par le verre se fondait aux ombres du jardin. – Va-t’en. Je ne peux rien pour toi. – Dopo di te ! » Congédier son double spectral, tâche impossible, puisqu’il s’agit de sa propre image inversée dans un miroir, d’un côté la « réalité » française, de l’autre, « l’image » italienne : avers et revers de la même pièce de monnaie, de la langue qui se fait signe dans une autre langue. Le bilinguisme, le plus-d’une-langue prend corps dans cette hésitation fantastique du visage et de son image reflétée qui soudain s’anime. « Comédie des astres » (re)met en scène deux étoiles du music-hall américain, sans les nommer (force du texte que de suggérer), et en nous faisant découvrir l’envers du décor, ce que le clin d’œil ironique du titre laisse entrevoir. Figure double encore, unie sur scène, mais pas à la ville. Complicité des coulisses… Le chiffre 2 se décline dans les textes « Jumeaux », puis « Marguerite et Marie-Louise » : fraternité et sororité mises à la question du texte, exploration d’un roman familial peut-être. Le double est aussi homophonique : les textes « Max » et « Mars » se répondent du début à la fin de la 1ere partie, dans un glissement consonantique que l’autrice décline aussi sur le mode tragi-comique avec le personnage de Marcel, faux-nom (faux-nez) d’André, titre éponyme de la nouvelle. Max/Mars/Marcel, figures solitaires mais réunies dans la chaîne signifiante. Les trois disparaissent selon des modalités différentes : Max se pend (il réussit ce que Vladimir et Estragon ne parviennent pas à réaliser) ; Mars est bien la planète rouge, qui entre en résonance fantastique avec un fossoyeur qui tombe en poussière (thème lovecraftien que celui de la communication interdimensionnelle, d’ailleurs) ; André se voit dépossédé de son prénom pour le prénom d’un autre, André-Marcel l’avaleur de livre, comme on est avaleur de sabre, attraction foraine (un anti-champion du jeûne de Kafka, ce Marcel-André) qui prend à la lettre l’expression avaler un livre.

13 déc 21

329. Caroline Diaz me parlait hier, après avoir lu les Archéologies ferroviaires, de Nicolas Pesquès, et de son œuvre La face nord de Juliau, poème qui débute en 1980 et qui compte, en 2021, dix-huit livres publiés (en 10 volumes).Elle voit des liens entre mon texte et celui de N. Pesquès. Je me rends sur le site officiel du poète. Lu sur son site :

À l’origine, il s’agit d’une tentative de transposition : appliquer à l’écriture d’une colline ardéchoise l’insistance et l’assiduité de Cézanne sur son motif. Exprimer, d’un pas tantôt descriptif, tantôt narratif, tantôt spéculatif, le vif et l’intégralité du paysage. Mais dire une colline, compte tenu des phrases qui la façonnent et du corps qui les éprouve, c’est entrer dans la nuit de la langue.

Le projet est devenu une aventure. Il a absorbé son questionnement, déplacé les éclairages. Il est happé et repoussé par cette relation qui interroge « la nature des choses » via l’articulation d’un langage. L’aventure est inachevable. En temps que poème, il est imprévisible. C’est du cœur de cette ignorance et de cette cécité qu’il travaille.

Je découvre sur le site de Flammarion un extrait de son work in progress, La face nord de Juliau, 13 à 16.

Je suis abasourdi par les quelques pages lues. Ecriture en perpétuelle incréation, interrogation, mise à la question poétique du corps, du paysage et de son action sur le corps, du corps et de la langue. Inachèvement comme principe et fin. Chacune de ces phrases résonne, et résonne encore.

Extrait :

Le 23 juin 2009

Depuis le début, soit depuis l’été 1980, l’étonnement s’est accru de voir ce que fabrique le langage, ce que les choses deviennent après être passées dans ses griffes, ou dans ses voiles, dans toutes ses opérations de passe‑passe qui font qu’elles ne sont peut‑être pas ou plus tout à fait ce qu’elles sont – si être hors‑langue pour une chose a du sens – ou même si la langue peut aller chercher les choses avant leur venue dans les mots, là où elles sont si différentes. A moins qu’il soit absurde de songer à faire cela, à dire avec des mots un monde sans eux. Pourtant quelque chose leur appartient : la nuit de l’apparence. Ni cela qui simplement brille, ni ce que cet éclat dissimule, mais ce qu’il en est quand on le traverse. Ce que passer veut dire. Toujours cette question du transport.

Je sais déjà que les lignes de Nicolas Pesquès vont infuser doucement, déployer leurs volutes et se mêler aux miennes. Il évoque ici la question du transport : ce que se porter à travers le monde peut vouloir dire ; ou, plus radicalement encore, ce qu’être dans le hors-langue pour une chose exige de qui s’interroge : si même elles sont hors-langue (quel seuil est-ce donc là ?) Aux mots la nuit de l’apparence, en-deçà de la traversée à venir. Mot-obole à donner au nocher ?

Et naît dans la bouche/dans les lignes de Pesquès le mot « écre », tandis qu’il s’interroge sur la couleur jaune, sur le j.

une envie de sensation. une volonté donc, sans cesse

contrariée, pour étendre son désir, son pouvoir sur les

choses, son impuissance aussi. Une expansion d’intelli‑

gence battue en brèche ; et cette brèche est la signature

même de l’intelligence, l’amie de la séparation.

Le corps se fait souvent oublier, comme l’air que l’on

respire. on passe à côté du jaune et il nous active. Le

doigt du genêt nous frôle et le bois se referme. Veilleuse

hors rêve

comme hors‑langue. Écre alors serait le noyau de toute

graphie, son étymologie corporelle.

Un sursaut, un juron, une extension de gorge et tous les

muscles derrière qui rugissent, pousseurs de vrai et d’écriture.

Écre : le mot est venu de loin, incisif et vengeur. il s’est

installé dans ma bouche, il m’a colonisé.

C’est d’abord un coup de sang, l’étirement des lèvres pour

grimacer une pression, une lame plantée dans la chair qui

veut parler.

« écre » : l’avant « écr-ire ». (Je pense à Ponge, à sa « rage de l’expression » : l’ire de l’écre).

Comme on fouille, comme on essaie d’extirper. C’est

de l’écriture qui fend son propre racloir. une bêche à

graphier. Elle alarme, elle poignarde.

C’est l’emploi d’une réduction pour ouvrir le mur, le

corps, la viande qui durcit.

Écre pour vaincre les résistances, les sabrer, les estoma‑

quer ; son épée s’enfonce où écrire suffoque, éperonne

et jure sa force, sa crise de oui, son outrance, son coup

d’archet sur la moelle, à même la moelle.

Au plus près du corps-moëlle, du corps-gorge. L’extirpation (des racines !), racloir/bêche/poignard/sabre/épée/éperon/archet : l’écre.

Nicolas Pesquès a commencé ce chantier en 1980 : 41 ans de work in progress, 18 livres publiés en 10 volumes. Au-delà des chiffres, voilà qui donne à réfléchir sur le temps (temps d’écrire, temps de vivre).

Extrait (site Maison des écrivains et de la littérature) : La face nord de Juliau, sept.

André Dimanche éditeur, 2010

Longtemps aimé produire des phrases qui épousaient le paysage. Décrire était écrire. Ruisseler d’un bonheur exact. Le lieu était le lien et c’était tout.
Je n’ai pas bougé mais quelque chose s’est retourné. Le corps est devenu grammatical. Curieusement il parle plus vite, il oublie plus facilement. Il a rompu avec l’identité. Il fête cette rupture. La souterraine, la dissonante.

Voici la profondeur et voici le jaune. Ce n’est plus un écho ni une frappe mais quelque chose de vissé, un assemblage. On peut les avoir sur la même photo.

Le corps est devenu grammatical.