2 avril 22

461. Dispositif romanesque du laboratoire, de la mise sous cloche : principe de l’insularité (L’Utopie de Thomas More, 1516), Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719), du lieu clos utopique (l’abbaye de Thélème dans le Gargantua de Rabelais, 1534-35). Ici, le mur est protecteur pour la narratrice, qui reste préservée des effets d’une catastrophe mystérieuse. J’ai pensé pour ma part à un dôme (pure projection de ma part), influencé sans doute par le Under the dome de Stephen King (en français Dôme, 2019). Il s’agit ici de SF ; on peut penser que King a lu le roman de Marlen Haushofer : mur invisible qui sépare la petite ville de Chester’s Mill (Maine) du reste du monde. King regarde agir les habitants de la ville, sur laquelle un personnage, Big Jim Rennie, prend violemment le pouvoir, aidé des forces de police locale. Lutte sous dôme du bien et du mal. La clé de l’énigme du dôme sera révélée par l’auteur.

Rien de semblable chez Haushofer. La confrontation à une nouvelle situation abandonne le registre de la SF dès le début du roman. Le mur est dystopique et postapocalyptique, dans le sens où l’apparition du mur est due à un cataclysme d’origine atomique et qu’il conditionne une vie totalement différente de celle d’avant. L’effet observable au-delà du mur est la pétrification des seuls êtres vivants : feu nucléaire sélectif, qui tue animaux et humains, mais laisse intacts les bâtiments et la végétation. La pétrification du vivant résonne de nombreux échos : regard de la Méduse dans la mythologie grecque. Mais aussi la Genèse (19,26) : La femme de Lot, qui avait regardé en arrière, devint une colonne de sel. Lot et sa famille doivent la vie sauve au respect des ordres donnés par les anges exterminateurs : fuir et ne pas regarder en arrière. En désobéissant, la femme de Lot est pétrifiée. Transposition métaphorique dans Le mur : la narratrice (jamais nommée, comme la femme de Lot) évite, elle, la pétrification en acceptant le mur, en ne cherchant pas à creuser en-dessous (ce qui causerait sa perte). Elle ne regarde pas en arrière, ni ne cherche à toucher :

Le mur coupait le petit pré derrière la maison et il avait sectionné deux branches de pommier. En fait elles n’avaient pas l’air coupées, elles étaient plutôt comme fondues, si toutefois on peut se représenter du bois fondu.

Je ne les touchai pas. Deux vaches étaient couchées dans la prairie de l’autre côté du mur. Je les regardai longtemps. Leurs flancs ne se soulevaient ni ne s’abaissaient, mais elles aussi avaient l’air plutôt de dormir que d’être mortes. Leurs naseaux n’étaient plus lisses et humides, mais semblaient faits d’une pierre au grain fin, joliment colorié.

La narratrice accepte cet état de fait. Elle se livre à de brèves suppositions :

Les rideaux tirés devant les fenêtres ne confirmèrent que tout avait dû se passer le soir. Pas très tard, puisque le vieil homme venait juste de se laver, et que la vieille femme était encore assise avec le chat sur le banc devant la maison. D’ailleurs, Hugo et sa femme auraient eu le temps de rentrer au chalet. Je réfléchissais à tout cela en me disant que de telles suppositions ne servaient désormais plus à rien. J’y renonçais donc […]

La catastrophe semble à la fois un sortilège qui endort les êtres vivants et un principe létal qui les pétrifie. On hésite entre horreur et merveilleux pour cette tabula rasa qui a vitrifié/fondu le monde ancien et laissé vivre une femme dans un nouveau.

Le mur lui reste impensable, forclos :

L’ engourdissement de mon cerveau avait entièrement disparu. J’étais capable de penser clairement, du moins aussi clairement qu’il m’était possible de penser d’habitude. Mais quand mes pensées retournaient au mur, c’était comme si elles aussi se heurtaient à un obstacle froid, lisse et insurmontable. Mieux valait ne pas penser au mur. (p. 32)

L’absence d’explication rationnelle du mur est du registre fantastique : les traductrices y insistent (Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon) en ajoutant l ‘adjectif « invisible » au titre.

1er avril 22

460. Le mur invisible (Die Wand) de l’auteure autrichienne Marlen Haushofer est publié en 1963, elle reçoit pour ce roman le prix Arthur Schnitzler. Récit rétrospectif à la première personne de la narratrice, qui restera anonyme. Invitée par sa cousine Louise et son mari Hugo à passer trois jours dans un chalet de montagne autrichien, la narratrice reste finalement seule dans le chalet. Le couple parti au village pour quelques courses ne rentrera pas. Le lendemain matin, la narratrice se heurte physiquement à un mur invisible qui l’isole du reste du monde. De l’autre côté, nulle trace de vie : les hommes et femmes qu’elle parvient à distinguer sont littéralement pétrifiés.

Si l’homme près de la pompe était mort, et je ne pouvais plus en douter, tous les gens de la vallée devaient être morts aussi et non seulement les gens, mais tout ce qui avait été vivant.

Les raisons précises de la présence du mur sont allusivement évoquées : A cette époque, on parlait beaucoup d’une guerre atomique et de ses conséquences, ce qui poussa Hugo à stocker dans son chalet de chasse une petite provision de denrées alimentaires et d’objets de première nécessité. Le lecteur n’en saura pas plus : inutile. L’enjeu est autre.

Roman écrit dans le contexte de la Guerre froide. Le mur de Berlin est érigé dans la nuit du 13 au 13 août 1961 : dans le roman, le mur apparaît lui aussi durant la nuit. Le parallèle s’arrêtera là.

On ignore pour quelle raison la narratrice a été épargnée dans la fable. Il faut donc réfléchir au fait que seule une femme et des animaux femelles resteront vivants jusqu’au terme du récit. Patrick Charbonneau fait référence en postface à d’autres textes de Marlen Haushofer : le recueil Begegnung mit dem Fremden, qui contient en particulier L’histoire du mâle humain : s’y opposent le mâle humain inventeur mais destructeur, qui bat sa femme et tue ses enfants, et la « femelle humaine », « Rhéa-Cybèle, déesse de la fécondité et de l’amour », écrit Charbonneau, « qui assure la perpétuation de l’espèce » et tente de « sauvegarder l’harmonie, l’unité sans faille de l’Homme et de la Planète ». La narratrice du Mur va évoluer dans un monde sans hommes, sans devoir adopter le comportement qui est attendu d’elle dans la société. Débat toujours d’actualité, où la pensée woke d’outre-Atlantique opère un réductionnisme et assigne aux minorités un espace retranché – le féminisme en fait aussi les frais. Dans Le Mur, le seul homme qui surgit avec violence dans les dernières pages connaîtra le même sort qu’il a réservé au chien mâle Lynx et au taureau. Ainsi, le « dernier homme sur terre » est une femme. Argument que le Français Robert Merle reprend en partie en 1974 dans son roman Les Hommes protégés : une épidémie

« d’encéphalite 16 » décime le genre masculin en âge de procréer. Un matriarcat est instauré, qui va opprimer les hommes survivants. Le protagoniste Ralph Martinelli, médecin, doit chercher un remède à l’abri d’une forteresse, c’est un PM, un protected man ou « homme protégé » – mais le régime matriarcal des « misandres », femmes qui détestent les hommes, est dictatorial. Je retiens l’interrogation sur le couple chez Merle, sur la place du genre masculin chez les deux auteurs. Chez les deux aussi, la radicalité : élimination biologique de l’homme (par le virus, puis par le parti des A (ablationnistes) qui défendent une castration généralisée chez Merle, et élimination de toute forme de vie à l’extérieur du mur, par absence d’homme chez Haushofer – le seul homme vivant est « dénaturé » et massacre le chien et le taureau, dans un processus d’autodestruction du principe masculin). Dans les deux récits, la (ou les) femme(s) restent en vie. S’opère un renversement de l’ordre patriarcal. Aux nuances suivantes près : Merle transfère symboliquement le pouvoir oppressif masculin à la femme, non en rééquilibrage, mais en changement de polarité : la misogynie devient misandrie. Chez Haushofer, c’est à la femme que revient la faculté de faire retour sur la place qu’elle occupe dans ce « nouveau monde » sans homme.