17 janv 22

397. Ecritures parallèles : je poursuis mon exploration des déformations volontaires ou involontaires de mes nom et prénom par d’autres que moi.

398. Pierre d’attente : dans la revue Le Croquant n° 16 (hiver 94) de Michel Cornaton (piste donnée par MTP), je découvre plusieurs articles sous le titre « Algérie soleil noir », ainsi que « Hölderlin et Lacan ». À lire, ainsi que plusieurs titres de F. Bon trouvés en occasion : Daewoo, Calvaire des chiens, Prison, Décor ciment, L’enterrement, Après le livre. Mise en ligne de la 56e lecture dans la Sentimenthèque. Bientôt à la moitié des 107 récits. Calage des lectures à Paris avec Florence Jou. Tout cela œuvre à mon repaysement.

399. Le voir et l’être vu. Hier visionnage du film d’Alan Schneider et Samuel Beckett (1965), mettant en scène Buster Keaton à contre-emploi. Ce serait une histoire de l’œil : l’homme vêtu de noir, portant son canotier reconnaissable et une manière de cagoule qui lui cache le visage, se déplace face à un mur, ne voulant être vu ni des hommes, ni des animaux, ni de lui-même. Le malaise du spectateur apparaît peu à peu, à mesure qu’il comprend la situation. Force du film : le malaise que je ressens est précisément celui du personnage, qui refuse tout regard : on soupçonne une difformité (Elephant man, David Lynch), un visage atrocement défiguré, au point d’effrayer un couple, de faire s’évanouir une vieille dame, lorsqu’ils croisent l’homme. Tout regard lui est insoutenable (chien, chat, poisson, perruche, son reflet dans un miroir qu’il va couvrir), toute lumière semble l’agresser (il occulte la fenêtre d’un rideau en lambeaux). Il semble trouver un repos en s’asseyant dans un fauteuil au dossier ouvragé qui rappelle une tête et des yeux ; il fixe une reproduction à un mur pour bientôt l’arracher et la piétiner rageusement (toute reproduction de la réalité est insoutenable dirait-on ; être vu l’empêche de voir). Puis il fixe au mur la trace blanche laissée par la reproduction arrachée : regarder la trace d’une trace. Malaise physique rendu sensible dans la prise régulière de son pouls (est-il malade?). Assis dans le fauteuil, il sort enfin des photographies en noir et blanc, datant du début du XXe siècle : une mère et son enfant, le mari et sa femme (lui ?), le père et son enfant, un homme et un chien (qui se regardent, qui sont photographiés se regardant, exacte antithèse de la situation actuelle où l’homme ne supporte pas le regard du chien, où il tente, dans une scène burlesque et keatonienne, de le faire sortir, ainsi que le chat : mais quand le chien sort, le chat revient, etc.).

400. L’homme semble vivre l’impossible des photos, l’impossible du passé, assis seul à se balancer dans un rocking-chair, au centre d’une pièce nue et misérable, fermée à double tour : décor beckettien. Sortir les photos de la pochette fermée est l’occasion de montrer un nouvel avatar des yeux : les deux attaches rondes autour desquelles s’enroule la ficelle de fermeture, filmées en gros plan, horizontalement (les yeux) puis, en un quart de tour de caméra, verticalement. Motif récurrent que ces yeux (la reproduction arrachée du mur est celle d’un masque aux yeux noirs, ronds, exorbités). Enfin la caméra quitte le dos du personnage pour tourner autour de lui, jusqu’à ce qu’on distingue un profil ; puis entame une long plan-séquence sur le mur de la pièce, revient face à l’homme assoupi qui brusque se réveille, se lève à moitié et, de façon expressionniste, ouvre la bouche de saisissement : Buster Keaton, un bandeau noir sur l’œil gauche, regarde fixement, face caméra, et le spectateur découvre ce qu’il voit : Buster Keaton lui fait face, debout, martial, devant la trace blanche du mur ; B.K. debout dévisage B.K. mi- assis, qui se rassoit, se voile les yeux de ses mains, ôte ses mains, les remet, et les garde longtemps jusqu’au fondu au noir. Le film est muet, en noir et blanc. L’absence de couleurs renvoie à l’univers étouffant de Beckett ; l’absence de sons nous confronte à l’image nue : la bouche de B.K. assis, dans son cri muet, évoque autant le cinéma d’Eisenstein qu’un certain tableau de Francis Bacon, le tableau Le cri de Munch, la scène du Chien andalou où l’œil de la femme est tranché horizontalement : faire que le regard du spectateur s’abîme dans la béance noire et effrayante du corps qui s’ouvre et se fend, dans ce qui violemment vient frapper l’œil : c’est l’obscène. Je sens que tout cela a à voir avec la dissimulation et son pendant, le dévoilement. Est obscène tout ce qui est insupportable à voir et pourtant se montre. Le mot latin obscenus, vérification faite, appartient au langage des augures : il évoque le mauvais présage, tout ce qui se passe du mauvais côté (le sinister).

401. Ce petit film est proprement affolant : le choix du muet me confronte au spectacle d’un homme (moi, aussi bien) privé de la faculté de parler, habitant un espace dans lequel il veut littéralement disparaître, et ce sans témoin : je suis constamment au bord de son annihilation, de sa réduction vers le rien. Porter visage fait hurler les gens et s’évanouir la vieille dame (car le visage n’est pas difforme, seul un œil est caché d’un bandeau) ; porter visage est donc d’une signifiance intolérable pour les autres, mais aussi pour soi-même : le miroir doit être voilé, les yeux des animaux doivent être dissimulés ; la représentation même d’un regard sur papier conduit à son piétinement violent. Je suis là, comme spectateur, complice de de la représentation en crise, par le fait que je regarde le personnage, à travers l’objectif de la caméra (ou du dispositif technique appelé cinéma, ce qui ici est tout un), et je participe donc à sa ruine en tant que personnage (que devient le personnage / l’acteur s’il ne supporte pas d’être regardé ? Il n’existe plus), mais, plus encore, à la remise en question de ce qui constitue le fait d’être humain, et de porter visage. Enjeu double, je pense : que signifie représenter ? Que signifie porter visage à la lumière de sa possible représentation (photo, cinéma, peinture…) ?

402. L’obscène serait donc ce qui dérange un ordre, ici celui de la représentation de l’homme. Quand le personnage voile le miroir, fait sortir les animaux de compagnie, ferme sa porte à clé, après être rentré chez lui le visage caché, je sens bien qu’il y a là quelque chose d’anormal, de dérangeant ; la fin du film écarte l’hypothèse de la maladie, de la difformité, bref, d’un handicap visible. Alors, pourquoi la vision du visage serait-elle aussi médusante ? La fin du film est en trompe-l’œil, B.K. se voit lui-même et en est sidéré, et ne supporte plus cette vision – il se cache les yeux puis l’on bascule dans le noir (on vit ce que vit le personnage qui s’aveugle). Le regard, à n’être pas renvoyé par le miroir (où je me vois me regardant), est reconnaissance de l’autre et rencontre de l’autre. Le personnage beckettien ne reconnaît que lui-même (il ne s’attarde pas sur le couple au début du film, il le bouscule violemment) – autoscopie pathologique, métaphore du solipsisme – et le vit comme malédiction, c’est un anti-Narcisse, car sa propre vue lui est abjecte – pire : le fait de savoir qu’on le regarde, qu’on le reconnaisse – lui est insupportable. Levinas rappelle que le «  visage est un sens à lui seul (…) En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas ‘vu’. Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l’incontenable, il vous mène au-delà ». La vision absorbe l’être, mais le visage est ce qui lui échappe. Ainsi, il semble que cet homme ne puisse se re-présenter son visage, et que le constant rappel de cette impossibilité, rendue à nous sensible par le leitmotiv visuel des yeux, le pousse à chercher sa soustraction aux regards. Il se prive de son image spéculaire, et s’effraie de se découvrir en face de lui-même – comme sa propre hallucination. Le personnage est enfermé dans une boucle spéculaire, où sa propre image ne cesse de renvoyer à elle-même ; privé des mots, il ouvre une bouche médusée et s’aveugle de ses mains.

403. Cette peur pourrait être celle de l’inconnaissable (ne rien pouvoir voir, pas même sa face), peur pulsionnelle, rappelle Kristeva (Pouvoirs de l’horreur, « De quoi avoir peur », p.53), « d’indexation, renvoyant à autre chose, à de la non-chose, à de l’inconnaissable. L’objet phobique [ici le visage] est en ce sens l’hallucination de rien : une métaphore qui est l’anaphore de rien. » J’assiste au spectacle de la peur du personnage, de son agressivité : pulsions qui ne sont pas dites par des signes verbaux (l’homme est muet) et qui sont mêlées à une vision (ou projection de lui vers les autres) empêchée. Je retrouve les thèmes chers à Beckett (ressassement, solitude, personnage hors du cercle des autres hommes, faillite des mots à se dire et à dire le monde, incommunicabilité, irreprésentabilité, humour). J’ignore tout des à-côtés du film. Buster Keaton, l’homme « qui ne rit jamais », ne me fait jamais sourire, sauf lorsque le chien et le chat s’ingénient à rentrer plusieurs fois de suite. C’est un personnage tragique, abîmé, borgne qui voit double et finit par s’aveugler : ne plus percevoir, glisser au noir pour ne plus être perçu.