9 oct 21

167. Achevé Sous le feu de Michel Goya. Etude très riche, qui aborde toutes les facettes de la question de l’homme au combat. Seul regret : trois petites mentions de la guerre d’Algérie. Mais enfin, tout ce qu’il écrit des autres théâtres d’opération reste transférable au conflit algérien. Et trois autres articles en ligne sur le «  modèle français de contre-insurrection » en Algérie.

168. Intégralité du texte que j’ai donné en extrait (poinçon 166) : où je me demande, sur la proposition de F. Bon, ce qu’est une phrase, en partant d’une phrase particulière du projet en cours A. :

river le clou du père, en profane

River le clou du père s’entend ainsi (sans prééminence d’un signifiant sur l’autre) :

  1. rive & le clou du père (dupe-erre)
  2. rivé, le clou du père, (dupe-erre)
  3. rivet : le clou du père, (dupe-erre)
  4. river le clou du père, (dupe-erre)
  5. tous ces signifiants auxquels se combinent dupe-erre 
  6. le demi-patronyme « lec », soit le mi-dit du nom du père, non par troncature car « at » est remplacé par « lou », se fait aussi entendre.

J’exclus « rive est », car le « é/er/et » correspond pour moi au son fermé « é »et non « è ».

River le clou du père est une dynamique de forces centripètes et centrifuges.

◊ larive, entendue comme côte, littoral, rivage,

river, c’est

1/Aplatir la pointe d’un clou en la rabattant sur la surface qu’elle traverse

2/Assembler deux ou plusieurs éléments par écrasement d’une partie de l’un dans une partie appropriée de l’autre

3/Assujettir par des rivets ou des pièces de métal

4/ Fixer, attacher étroitement quelqu’un à quelqu’un ou à quelque chose,

River le clou est redondant si je lis rivet : le clou

◊ un rivet est un clou dont la pointe ou l’extrémité est refoulée sur elle-même,

◊ un clou est une petite pièce métallique pointue, généralement pourvue d’une tête et utilisée dans les métiers du bâtiment pour fixer ou décorer,

river le clou (à qqn). Avancer un argument qui ne permet pas à l’interlocuteur de répliquer.

Il me faut poser cela, cette approche lexicographique, pour tenter de circonscrire la portée imaginaire de la phrase River le clou du père qui s’est imposée.

Phrase empreinte d’une certaine énergie, dans sa phonation d’abord qui enchaîne (ou déchaîne) la gutturale r, la vélaire k et la bilabiale p, si je veux suivre les points de passage de l’air expulsé dans la bouche (gorge, palais, lèvres), soit la traversée dans mon corps de cette chaîne signifiante.

Le sens de l’expression dénote de façon métaphorique mais explicite un rapport de forces entre le fils et son père. Métaphore technique du rivetage, qui renvoie à la métallurgie mais aussi au domaine militaire (Absol., p. anal., arg. milit. Machine à riveter. Mitrailleuse ).

Suivons les rhizomes de mon imaginaire : mon père, devant l’oukase paternel (tu ne joueras plus de musique, ni maintenant, ni plus tard), quitte la maison et s’engage dans l’armée (il devra promettre de ne pas jouer quand il sera militaire), après l’obtention du certificat d’études techniques. Il deviendra d’ailleurs électromécanicien, électricien, bref, un homme de la technique avant tout, répondant en cela à l’injonction paternelle et sans doute aussi à un goût, un talent personnel pour la matérialité du monde. River le clou du père, c’est utiliser la technique pour faire taire le père, tout en respectant l’interdiction de jouer de la musique. Un compromis, un demi-acquiescement. Le choix du métier des armes est plus problématique pour moi. Passer d’une autorité à une autre ? S’identifier au père ancien prisonnier de guerre en Allemagne, au grand-père poilu ? Je l’ignore.

Que cette phrase se soit imposée à moi pendant l’écriture du projet Algérie où je pars sur les traces de l’homme de vingt ans que fut mon propre père, évoque un rapport de force, moins explicite mais tout aussi prégnant, différé et symbolique. Et si River le clou du père était pour moi l’écriture ? Pour un enjeu différent, car mon père ne m’a jamais interdit d’écrire. Le nœud intervient à un niveau inconscient (dénoué au terme d’une analyse). Une loi à moi celée m’empêchait d’écrire – plus exactement : de me jeter dans l’écriture. C’est la pointe du clou refoulée, c’est le rivet qui m’attachait étroitement à ce qui en moi ne me laissait pas faire (vécu comme unfair), générant colère et frustration.

Pour mon père comme pour moi, l’esquive est passée par l’éloignement vers une autre rive : celle de la marine nationale et les différentes escales qu’il fera, en sous-marin, « bateau noir » dans le jargon (l’esquive en noir esquif) ; une vingtaine d’années passées de nomadisme en pays étrangers pour moi, à apprendre d’autres langues. J’ai répété la geste paternelle dans ces riv(et)ages, rives et prise d’âge, en choisissant de vieillir loin de ma famille. Sans doute mon père me voulait-il rivé à lui, ou, pour nuancer, moins en dérive, moi qui allais mon erre, dupe erre peut-être.

Je ne saurai jamais si mon père a réussi dans son entreprise de River le clou du père. Je l’ignore pour moi aussi. L’efficace de ce rivetage est de faire sens, c’est-à-dire de (re)nouer un imaginaire (mon père, la guerre, ce qu’il en a dit et tu, les objets perdus ou retrouvés, etc.) et une symbolique (par l’écriture, inventer ce que lui en a dit et tu).

Arriver quelque part est le résultat du rivetage. Arriver est un rhizome de River le clou du père, puisqu’il en est l’effectuation dans la réalité. C’est l’histoire d’une emprise et d’une déprise, douloureuses toujours. C’est une destination puis une autre, ailleurs. Habiter des lieux autres, étranges et étrangers.

Le rivet a depuis peu un nouvel avatar : le poinçon. Je découvre à écrire ces lignes que j’entends point son, c’est-à-dire silence. Rivé au silence paternel, ou riveté par ce point son : je veux interloquer le silence. Le vider de son contenu. Poinçon, titre surgi à mon insu pour nommer le carnet de bord du projet A. Cloué malgré moi, il s’agit d’aller contre, de réduire le silence à quia. Souvenir qui, justement, me point : alors que mon père, déjà très malade et conscient de sa fin proche, sembla un jour vouloir me dire quelque chose, je fis montre d’impatience devant son hésitation et coupai court à la discussion, fermant ainsi une porte définitive. Ainsi, le poinçon est à la fois ce qui me point encore, ce qui s’impose par l’écriture, le silence contre lequel je lutte mais que j’ai cultivé à cet instant décisif, la trace symbolique et imaginaire de cela qui me traverse.

À la relecture, j’entends aussi point son : pas à lui.J’achoppe. Mal ◊ entendu ? Quelle échappée ? J’achoppe encore. Je boîte. Je cours au dégondage. River le clou du père est à triple détente, qui concerne les trois pères en cause là-dedans. La phrase a surgi dans le texte qui raconte l’arrivée de quelqu’un quelque part, et ces béances de QUI et OÙ ne cessent d’être comblées puis vidées par la noria incontrôlable de ce qui s’écrit – j’hésite à dire «  ce que j’écris ». Drôle de manège, la filiation, la paternité, l’engendrement. Serait-on né, pour pasticher Michaux, de trop de pères ?

River le clou du père, c’est alors lui assigner une place, au père, comme les anciens clous qui balisent le passage protégé. C’est inventer sa propre solitude, de fils orphelin et de père d’un enfant.

Écrire aussi pour n’être plus la dupe, ni du père, ni de soi-même. River le clou du père sonne comme une injonction.

Et songer à tout ce qui, toujours, échappe. Une phrase écrite pour mille tues. C’est le jeu.

169. Dans la dynamique du texte précédent, une deuxième phrase qui ne cesse de résonner :

Il ne comprend pas ce qu’il entend

C’est la phrase qui ouvre un chapitre d’A.

Elle s’applique au personnage de Michel (appellation troublante que ce glissement du père au personnage, et doublement : je n’appelais pas mon père par son prénom, et le désigner ainsi me fait parler de lui à la 3e personne, personne de l’absence, dans le mouvement même où je tente de le faire revenir ; faire de lui un personnage, c’est entrer dans une fiction : aporie nécessaire, faux problème ? ). Phrase qui s’applique également à moi, toutes les fois où je suis dans une situation de surdité aux propos que l’on me tient. Pour Michel, c’est lorsqu’il entend pour la première fois de sa vie l’appel à la prière, lorsqu’il débarque en Algérie. J’ai vécu la même expérience en débarquant à Salé, ville voisine de Rabat, au Maroc, ou bien à Tokyo, ou bien encore au Mexique. Situation d’étrangeté absolue, où les signes s’effacent (particulièrement pour l’arabe et le japonais) pour ne laisser qu’un vide dans lequel on se mire, éperdu de sens.

Mais la situation d’analphabète, si elle est évidente lorsqu’on se frotte à une langue inconnue (que l’on ne peut comprendre), se répète aussi dans sa propre langue. Je ne comprend pas ce que j’ entends parce que je ne veux pas comprendre : déni, bien sûr. Déni que j’évoque dans river le clou du père. Opposer mon silence, le point son, c’était lui river le clou : je le comprends, douloureusement, maintenant.

Surgit soudain ce qui dans mon projet rythme, scande la phrase : la barre verticale | évoquée dans le poinçon 47 (9 août 21). Deux mois jour pour jour, j’y reviens. J’écrivais ceci :

L’usage de la barre verticale : le couperet symbolique, les tranches de savoir (ah, Henri Michaux, Face aux verrous). La barre ponctue, hache, coupe les essors lyriques, rappelle le S barré de Lacan, mais je le garde comme une coupe musicale délimitant des mesures mélodiques, autonomes et interdépendantes, traces musicales de dépôts. Elle me sert à évoquer le mi-dit de la guerre (mi-dit car inconnue de moi, silencieuse sinon les traces qui m’ont traversé cinquante ans (sic)). J’en dois rendre compte.

J’avais ajouté, en marge des feuillets d’A. :

Similitude avec la barre de mesure musicale. Cette barre introduit une pause, un silence, à la manière d’un point, mais sans sa rondeur. Délimitations d’un dépôt : barre à droite et à gauche, blanc typographique au-dessus et en-dessous. Barre qui tranche en segments qui sont autant de mi-dits.

Oblique et proliférante chez Arno Schmidt (La République des savants, On a marché sur la Lande).

Dits à moitié, donc. Coups de coupes photographiques aussi. Suites d’instantanés, transcription typographique du passé composé de l’Etranger. Pourquoi pas ?

Si je résume, la barre est couperet symbolique qui coupe les essors, délimite le phrasé musical/la phrase, dispositif du mi-dit de la guerre et de l’expérience de mon père, oubli de la rondeur du point au profit du trait, silence, elle est ce qui permet le dépôt de sens avant et après elle.

J’ajoute aujourd’hui 9 octobre : elle est poinçon, principe obérateur.