7 déc 21

312. Nuit très brève. J’écoute tôt « Ne pense-t-on qu’avec sa langue ? », émission « Science en questions » du 13/11/21, d’Etienne Klein, invitée : Maïa Hruskova, polyglotte (français, tchèque : langues parentales, anglais, allemand : scolarisation, russe). Absence d’accent : « question de bain » linguistique. Ses « autres langues ne protestent plus » quand elle s’exprime dans une langue autre que parentale.

Derrida : « avoir un accent, c’est être en flagrant délit de soi-même ». Paul Valéry : «  Si le langage était parfait, l’homme cesserait de penser. » [Etienne Klein ne donne pas la référence].

Parler plus d’une langue : voir les incohérences des autres langues, cf. les écrivains exophones de l’absurde (Beckett, Ionesco), et d’autres (Nabokov…). Langage parfait [= cratylisme)]. Valéry : «  à mesure que l’on s’approche du réel, on perd la parole ». Avoir une 2e langue libère des contraintes de la 1ère. Au sujet de Kundera, qui écrit en tchèque, traduit en français, et qui, selon sa traductrice « au fil de la traduction, j’ai pris conscience que Milan Kundera écrivait en français bien avant qu’il n’émigre en France, il écrivait déjà en français dans ses romans tchèques. Son écriture tchèque pense avec la précision syntaxique française. » Traduire : restaurer, ici. « Dire autrement dans la langue de la traduction ce qui n’a pas pu être dit autrement dans la langue de départ »(M.H.).

Etre délogé de sa langue : exil linguistique douloureux. Nabokov (Le Don) part aux Etats-Unis ; va écrire en anglais. Un de ses personnages se fait poser une prothèse dentaire de la mâchoire très américaine (dents très blanches), cette nouvelle mâchoire lui meurtrit les gencives : il parle avec la mâchoire d’un étranger. Cioran : le français lui est camisole de force. Nabokov a traduit en russe ce qu’il a écrit en anglais : très difficile (Lolita) : « entreprise épouvantable, c’était comme examiner ses propres entrailles, et passer les mains dedans pour les passer comme un gant ». Accentue la déchirure de l’exil. Elsa Triolet s’est autotraduite. Le bilinguisme « est comme une maladie » : elle est milingue plutôt que bilingue.

Créer deux originaux…Beckett e.g. Joseph Brodsky dit que « l’original est toujours la somme de ses traduction » [Brodsky : poète russe (1940-1996), expulsé d’URSS en 1972, établi aux Etats-Unis, il écrit en anglais. Il a appris seul le polonais et l’anglais. Nobel en 1987] « Chaque langue contient une vision de soi et de l’autre », « chaque langue a un corps » (M. H.) Eco : traduire, faire du monde à monde et non du mot à mot. Pertes dans passage d’une langue à l’autre ; gain aussi (les aveuglements dans une langue).

Traduire : « échapper au confinement de l’évidence » (Heinz Wismann [qui a bcp travaillé avec Jean Bollack et Pierre Judet de La Combe]). Penser : être en lutte avec la langue (Wittgenstein). Kafka : « l’os frontal me barr[e] le chemin de ma pensée ». Rückübersetzung : rétrotraduction, retraduction, car il existe dans le texte un noyau intraduisible, ainsi que des biais (historiques…) Kafka se sentait exilé des langues : Praguois de langue allemande, juif, donc insituable. Tchèque, allemand, yiddish, hébreu… a choisi l’allemand parce qu’il n’en avait pas d’autre. Voile allemand, filtre froid. Kafka évoquait quatre impossibilités : l’impossibilité de ne pas écrire, d’écrire, d’écrire en allemand, d’écrire en tchèque. Découvre le yiddish (slavon, allemand, hébreu) : « je parle toutes les langues, mais en yiddish », lui dit une actrice : révélation pour Kafka. Derrida : « je n’ai qu’une langue, mais ce n’est pas la mienne » : triple dissociation car juif français en Algérie dans les années 40. Pas accès à l’arabe ou berbère, à l’hébreu ou au yiddish, ou au français de métropole. Cf. Le monolinguisme de l’autre.

Mots intraduisibles ? Ex. du mot « sous-entendu » qui n’a pas de traduction littérale. Le français est la langue du soir, qui autorise toutes les subtilités (Goldschmidt, traducteur de Kafka), l’allemand langue du matin (plasticité, autorise construction de mots). Primo Levi a traduit en italien Le Procès de Kafka. A pris quelques libertés pour adoucir le texte pour les lecteurs italiens dont il a eu pitié.

Hannah Arendt doit revoir toutes les traductions de son journal, qu’elle juge horribles. « Il faut parler plusieurs langues pour accéder à l’équivocité chancelante du monde ». Ne pas être assuré de l’essence des choses est une condition de la philosophie.