6 nov 21

248. Primo Levi, Le système périodique, 11

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Les deux derniers chapitres sont particulièrement forts et séduisants. Chapitre 20, « Vanadium », renvoie à l’élément qu’il faut ajouter à une peinture pour éviter qu’elle se solidifie ou ne sèche jamais après son application. Problème rencontré par Primo Levi : une certaine résine, mélangée à un noir de fumée pour créer un émail noir, est défectueuse. Il s’adresse donc au fournisseur, un certain Doktor L. Müller, qui lui révèle le truc : additionner la résine de 0,1 pour cent de naphténate de vanadium pour garantir la réussite du processus chimique. Et Primo Levi se souvient d’un Müller dans une de [s]es incarnations précédentes. Et le texte, soudain, glisse vers autre chose, que l’on subodore :

…puis, soudain, une particularité de la dernière lettre qui m’avait échappé me revint sous les yeux – ce n’était pas une faute de frappe, elle était répétée deux fois : on avait bel et bien écrit naptenat, et non naphtenat, l’orthographe correcte. Or, il se trouve que je conserve des souvenirs d’une précision pathologique des rencontres faites en cet univers maintenant éloigné. Eh bien, cet autre Müller, dans un laboratoire plein d’un froid glacial, d’espérance et d’épouvante, disait bêta-Naptylamin au lieu de bêta-Naphtylamin.

Levi raconte les derniers temps du camp, à la Buna, l’usine chargée de fabriquer du caoutchouc, pilonnée par les avions alliés. Il est sous les ordres d’un Doktor Müller.

La réapparition de ce pt m’avait précipité dans une excitation violente, écrit Levi. La lettre h volée, en quelque sorte, sous les yeux de Levi prisonnier, soudain lui revient sous les yeux. Pour moi, lecteur, le mot « vanadium » s’est doublement déguisé : en substantifs techniques d’abord, « bêta-Naphtylamin », « naphténate de vanadium », puis, mal assimilé et mal orthographié par le chimiste allemand, en «  bêta-Naphtylamin », volant au passage la lettre h. Un signifiant pour un autre, qui identifie à coup sûr le Müller, dont Levi sait que Müller, en Allemagne, est un nom aussi répandu que Molinari en Italie ou Lemeunier en France, dont il est l’équivalent exact. C’est le boitement de la langue qui trahit son usager ; le vol du h a marqué de son sceau tout écrit de Müller, puisqu’il s’écrit, s’entend, se répète – chaque mention de ce mot est remise en circuit d’une information renvoyant à une imparfaite maîtrise du code orthographique et phonétique. Ce morceau d’information mal codée se transmet et contamine le présent de Primo Levi. Différance selon Derrida : retardement dans le temps et l’espace, et différenciation entre deux graphies. Cette reconnaissance par Levi de l’erreur est bien la trace laissée sur lui de sa rencontre avec le personnage. Trace, îlot de résistance dans le texte et la vie (ici, c’est tout un) de P. Levi. La trace réactivée par la lettre de Müller permet à la fois la discrimination de ce Müller entre tous les Müller d’Allemagne, et l’incrimination de Müller comme l’un des « autres ». La rencontre, écrit-il, attendue si intensément que j’en rêvais (en allemand) la nuit, était un face-à-face avec un de ceux de là-bas, qui avaient disposé de nous, qui ne nous avaient pas regardés dans les yeux, comme si nous n’avions pas eu d’yeux. Non pour me venger : je ne suis pas un comte de Monte-Cristo. Seulement, pour mettre les choses au point, et pour dire : « Alors ? ».

249. Primo Levi, Le système périodique, 12

Le vanadium est ici un mot indiciel, qui pointe nommément un ancien nazi, que Levi va finir par rencontrer. Ce mot me fait penser à La lettre écarlate de Hawthorne, lettre A fantastiquement brodée d’écarlate et d’or sur [l]a poitrine de Hester Prynne (fin chap. II), lettre qui dit la honte, l’ignominie de l’adultère dans la société américaine puritaine du Nouveau Monde, lettre qui contamine la fille d’Hester, Pearl, considérée par les puritains comme rejeton du Malin .

La lettre A chez Hawthorne est dotée du pouvoir d’effrayer qui la lit, elle suscite, écrit Hawthorne dans les dernières lignes du roman, une horreur sacrée ; c’est le sceau de l’infamie, comme l’étoile jaune que les juifs devront porter. La lettre h oubliée par Müller est à sa façon dotée d’un pouvoir d’irradiation sur Primo Levi, qui la reconnaît des années après, et en est traversé. Cette lettre h mènera Levi à écrire dans ce chapitre « Vanadium » : Dans le monde réel, les hommes armés existent, et les honnêtes et les désarmés aplanissent leur voie ; c’est pourquoi chaque Allemand, plus, chaque homme, doit répondre d’Auschwitz, et qu’après Auschwitz il n’est plus permis d’être sans armes. Levi est donc bel et bien le témoin, au sens où Agamben l’analyse dans Ce qui reste d’Auschwitz (1998) : non “testis” (un tiers entre deux parties), mais “superstes” (celui qui a traversé de bout en bout un évènement et peut en témoigner). Agamben précise que l’italien superstite, « rescapé », dérive du latin “superstes”. Il ajoute que pour Levi, ce n’est pas le jugement qui importe – encore moins le pardon. Levi écrit ainsi : je ne comparais jamais comme un juge.


250. Lu Réacteur 3 [Fukushima] de Ludovic Bernhardt (éditions Lanskine). Forme poétique, encadrée par des cartes japonaises mesurant les taux de radioactivité. Crashed graph, graphique écrasé, décalé, en partie illisible, effet délétère de la radioactivité sur l’homme, métaphorisé et rendu visible sur les cartes. L’auteur a pris le parti d’une description en mouvement de zones inaccessibles à l’homme : il interprète en langage humain ce que le robot Little Sunfish filme dans les dédales mortels du réacteur 3. Langage cinématographique, poétique, visuel, informatique… J’aime beaucoup. L’inhabitable, l’invisible par l’œil humain sans médiation technique.

———————————–/ Et les Little Sunfish revenus

des limbes frétillent sous des greffes cardiaques, pulsés par un orage intra-terrestre, un décrochage de plaques tectoniques. Apathiques, tels des tôles de titane de 15 millimètres d’épaisseur, dans le fond d’une cavité infectée. (p. 31)


251. Longue discussion, place de la Comédie, avec Arthur, ex-oreille d’or d’un sous-marin. Comment nos choix font bifurquer les chemins de vie, découvrent des possibles et en interdisent d’autres. On parle littérature, marine, air du temps. Il me fait cadeau d’un scratch : clin d’œil sympathique à mon père sous-marinier et à son expérience sur les bateaux noirs.