1er nov 21

237. Je retarde le moment d’aller chercher à Toulouse les diapositives de mon père faites en Algérie. Pourquoi ? Ce sont des images que j’ai dû voir enfant, c’est quasiment certain. Il en flotte une image dans ma tête, inventée ou réelle, rémanence spectrale : mon père de profil sur un capot de Jeep. La boîte jaune plastique contenant les dispositives, c’est sûr, existe bel et bien. Ai-je peur d’être déçu ? De ne pas y trouver ce que je voudrais ? Sans doute y a-t-il de cela, de la déception anticipée, déjà ressentie à lire un document administratif qui ajoure et ajourne pour moi la réalité vécue de mon père, la réduisant à des dates, des acronymes, au mieux des toponymes. Histoire d’un déni : comme si je ne savais pas déjà que je ne pourrai jamais retrouver ce que je cherche. En fait, ces diapositives ne feront que confirmer une histoire entendue, repliée dans les limbes dont je m’escrime à l’arracher, pour réinventer un homme que je n’ai pas connu. Tout cela s’apparente à une enquête où le ver est dans le fruit. Patrick Modiano, que me rappelle Régis W., publie en 1978 Rue des Boutiques Obscures (Goncourt). Il est dédié à « Rudy » et à son père. Guy Roland, enquêteur privé et amnésique, cherche un inconnu. Voir si Modiano se souvient de La boutique obscure de Georges Perec, recueil de 124 rêves paru en 1973. Tout cela fait sens : l’ancêtre de l’appareil photo est la camera obscura, chambre-boutique de l’inconscient, d’un monde autre, auquel les photos et les rêves sont l’accès. Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café. Ainsi commence Rue des Boutiques Obscures.

238. Je suis né […] le jour des Morts, à deux heures du matin, par un temps du Diable. Barbey d’Aurevilly.

239. Ajourage et ajournement du passé. Ajourer, découper un trou, y laisser passer la lumière : c’est le sténopé, où l’image obtenue à l’envers est un négatif. Ajourner, remettre à plus tard (ici, à jamais).

Je repense à ce tableau de Ralph Coburn, Black abstraction, découvert au musée Fabre.

Le titre me séduit. Donner une couleur à l’abstraction…Soulages dit que le noir est antérieur à la lumière. Avant la lumière, le monde et les choses étaient dans la plus totale obscurité. Avec la lumière sont nées les couleurs. Le noir leur est antérieur. (« Du noir à l’outrenoir », Ecrits et propos). Ici, la toile évidée – ajourée – garde la trace du mouvement de découpe, telle un coup de pinceau. Le mur du musée, par sa blancheur, peint aussi la surface, s’ombre également, d’un noir beaucoup plus ténu que le pigment. C’est l’ajourage qui donne à la toile sa profondeur, c’est l’absence de toile qui abstraie l’œuvre en lui en ôtant des éléments, en lui en ajoutant un, intangible et variable selon les éclairages choisis. Le noir l’emporte, mais le blanc déflagre. Coburn a refusé la symétrie des découpes, nous laissant face à des vides ovoïdes, à une ellipse fermée (je m’amuse à décliner cette ellipse géométrique en ellipse narrative : ici, pas de toile, pas de pigment, mais du vide et de l’ombre. Quelle histoire (se) raconter ?). Façon de jouer avec le support et la surface murale, avant le mouvement Supports/Surfaces de 1969. Hors de la mimèsis. C’est le tableau en train de se faire que l’on découvre, encore et encore.