Contribution #4 | Chantal Akerman, du ralenti en littérature

C’est un danseur de butô au milieu du plateau. Il se trouve dans le Kazuo Ohno Dance Studio, sur les hauteurs de Yokohama. Suivant un curieux dispositif, le danseur entièrement fardé de blanc, quasi nu, porte sur chaque tempe, près de l’œil, une minuscule caméra, dont le fil blanc court sur le dos jusqu’à un petit boîtier dissimulé dans le hantako, pièce de vêtement traditionnel qui couvre le sexe. Les deux fils blancs disparaissent sous le fard qui recouvre toute la peau nue de Monsieur O. Le boîtier émet le signal des caméras vers un écran, dans un coin du studio. L’intérêt du dispositif repose sur la présence d’un spectateur qui regarde la double scène : le danseur évoluant sur le plateau (en l’espèce un parquet) et l’image de ce qu’il découvre du regard, transmise en direct sur l’écran. Rien ne sera enregistré de la performance. On en cherchera les traces dans la mémoire kinesthésique du danseur, dans un éventuel commentaire qu’il en pourrait faire (mais l’homme est peu loquace), et dans ce qu’elle a déposé chez le spectateur : l’épiphanie gestuelle et sa vision à hauteur d’yeux. Le spectateur est contraint à une difficile opération : regarder en même temps le danseur et l’écran. Il s’en accommode au mieux, modifiant sa posture corporelle pour embrasser dans son champ de vision l’écran et Monsieur O et son image de ce qu’il voit. Monsieur O est parfaitement immobile et regarde le nord du studio. Il fixe le fauteuil de son père, le vieux maître de butô maintenant décédé. À l’écran apparaît ce curieux meuble, décati par l’usage intense que le maître en a fait. Il est d’apparence grossière, ce fauteuil. L’œil est attiré par une manière de dossier en velours rouge, garni d’un appuie-tête et d’accoudoirs, qui doivent adoucir la rudesse du bois. À une légère vibration de l’image, on s’aperçoit que le danseur entame un imperceptible mouvement tournant, de quelques degrés vers l’ouest. On découvre une table basse encombrée de livres, de revues, d’une bouteille d’eau. Elle fait face à un canapé gris dont l’accoudoir est recouvert d’un plaid bleu déplié. Au fond une armoire de bois sombre, d’où se détachent les deux rectangles clairs de photographies qu’on ne verra pas mieux. Le corps de Monsieur O gire de quelques degrés en descendant sur lui-même. Ce double mouvement, de rotation et de flexion, modifie l’image à l’écran : le décor monte doucement et fait apparaître le parallélépipède d’un banal évier enchâssé dans son meuble en mélaminé ivoire. Au-dessus, les triples vantaux d’une verrière blanche découpent des morceaux d’obscurité. Monsieur O poursuit sa spirale descendante et sinistrogyre, il opère une délicate bascule du regard qui fait glisser un miroir en pied vers le coin supérieur droit de l’écran. L’image du miroir semble d’ailleurs immobile : il faut la fixer du regard pour s’apercevoir qu’elle est en mouvement. L’on cherche par réflexe à retrouver dans le miroir l’image réfléchie de Monsieur O, mais l’angle imprimé à l’objet empêche que l’on s’y mire, on ne retrouve qu’une portion réfléchie du plafond, dans une perspective inhabituelle et dérangeante. Mais ce que l’on ne voit pas à l’écran, c’est la bouche d’ombre qui soudainement bée au milieu du visage toujours immobile de Monsieur O. Modification saisissante des traits qui a échappé au spectateur, il n’en voit que le résultat : crâne rasé, blanc et légèrement luisant de transpiration, visage fardé, blanc, troué d’orifices noirs, les yeux grands ouverts, la bouche distendue en un cri muet, cordes vocales immobiles, évoquant fugacement le pape Innocent X peint par Francis Bacon. L’on revient à l’écran et l’on suit le glissement du regard sur un écran noir de télévision, qui trône sur un meuble de pin. Apparaît alors un bouquet multicolore de fleurs artificielles, piquées dans un cylindre métallique monté sur quatre pieds fins. L’écran devient blanc, envahi par la cloison de bois (le mur) qui sert d’arrière-plan à un portant : son image descend sur l’écran, à mesure que Monsieur O continue sa rotation maintenant ascendante, de sorte que le mille-feuille d’étoffes parvient à hauteur d’homme : robes bouffantes et gansées, taffetas bleus, chemisiers à motifs fleuris en trois tons, soie ivoire, dentelles délicatement ajourées, fronces serrées, et une étonnante petite poupée rouges à cheveux noirs qui semble pendue, les membres ballants, ou sur le point de descendre du portant, maintenue encore par un fil invisible. Robes, blouses, tuniques en file indienne, serrées et immobiles, attendant qu’on les décroche pour s’en vêtir. La révolution de Monsieur O suit son cours lentement. Ses yeux quittent les vêtements pendus et amorcent une nouvelle bascule : on voit les cloisons blanches du mur s’effacer en bas de l’écran. Monsieur O est en train de lever la tête vers le ciel, la bouche d’ombre est maintenant close. Obscurcissement inattendu, telle une éclipse solaire qui balaie l’écran. Le danseur a levé le bras gauche pour passer la main devant le visage. Ses yeux sont clos, les caméras l’ignorent, le dispositif est un pauvre artéfact en vérité. Mais (est-ce volonté de Monsieur O ?) à la cécité momentanée de ses yeux répond à l’écran l’éclipse que sa main a suscitée. Ruse du corps alenti capable d’aveugler le dispositif. L’homme-caméra fait descendre son regard qui va s’attarder sur un grand cadre photographique : cadre noir, passe-partout blanc, La Argentina dévoile à l’écran son profil gauche, le poing sur la hanche, le dos cambré en une posture fougueuse, la tête couverte en partie d’une mantille, le pan droit de sa robe de flamenco retenu de l’autre main. Antonia Mercé, la danseuse espagnole née en Argentine, vénérée par le vieux maître Ohno Kazuo. Le regard caresse la photographie et suit celui de la Mercé, loin hors du cadre. Lorca disait d’elle que ses yeux n’étaient pas en elle, mais en face, en train d’observer et de diriger ses moindres mouvements. Les yeux sortis du corps (« exorbités » ne suffit pas). Alors peut-être que ce dispositif complexe de caméras et d’écran est un nouvel hommage, rendu au père mort et à la danseuse prodigieuse. On ne sait qui est à l’origine du dispositif. Monsieur O a délaissé La Argentina et capte le rouge vermillon d’une table basse où se répandent les plis d’une étoffe mal identifiable, les casiers de rangement en plastique servant aussi de table d’appoint, il glisse sur une porte de la même couleur que les murs orbes, seuls les gonds et la poignée rappellent qu’il s’agit d’une porte, il voit quelques tiges de bambous verts réunis en faisceau. L’écran restitue en millions de pixels la lente avancée, le déplacement du champ de vision du danseur, à travers les focales fixes de 50 mm. Le sol fait irruption à l’écran, le regard de Monsieur O a parcouru les quatre-vingt-dix degrés d’un angle droit pour s’arrêter sur la pointe de ses pieds. Par de minuscules reptations de chaque orteil, le danseur fait tourner son corps lui-même. Le spectateur patient doit s’aviser de ces additions de mouvements infimes, de ces petites perceptions qui sinon échappent au regard. Le parquet, les orteils, glissent et disparaissent en bas de l’écran. Monsieur O redresse la tête, et je me vois petit à petit apparaître sur l’écran. Je me vois le regarder indirectement. Il s’immobilise, hiératique, au terme d’une révolution sidérante qui a désorbité la terre. Je détache mes yeux de l’écran et je l’observe. Monsieur O détache doucement les deux caméras de ses tempes, infligeant des images floues au moniteur, signalant la fin de la performance. Les deux petites caméras pendent au bout de leur fil, rendues à leur visibilité d’artéfact. L’écran, on s’en souvient, n’a rien enregistré. Seul demeure l’éloge de la lenteur, la bouche d’ombre de Monsieur O, l’avalement du monde. S’il avait poursuivi sa danse (s’il avait obéi à un besoin de complétude hors de propos), le regard-caméra se serait posé sur le fauteuil qui s’écaille en dartres blanches. Il aurait parcouru les trois-cent-soixante degrés d’un cercle, pour revenir au point de départ : le fauteuil vide du vieux maître de butô maintenant décédé.