Le pin, la pierre

Contribution PRENDRE #7 | l’arbre, la pierre et Gilles Clément

La graine oubliée par un oiseau ou un écureuil a fait germer, au milieu des rails oxydés, un pin. Triple tronc sur coussin doré d’épines, il se dresse sur la ligne de fuite oubliée. Il vit là, bruisse à la tramontane et au mistral, frotte ses rejetons frêles, ses ramilles frémissantes, ondoie d’un houppier en mandorle. L’acier a perdu la bataille. L’arbre s’enracine, affirmant toujours plus sa châtellenie de haute futaie. Il vient venger les traverses sciées, tronçonnées, dégauchies, cerclées d’acier (pour le cas où leur viendrait l’idée de se fendre ou pire, de s’échapper). Sauvage poteau télégraphique, il relaie le signal de sa puissance végétative et discrètement surréaliste.

Non loin, la gousse noire veinée de vert pâle est entaillée d’un coup de lame. Sous le dur tégument noir brille l’or d’une gaine protectrice. L’échancrure n’a pas touché l’âme du câble. Pourtant le coup est fatal. Voir le cœur du câble fendu signe son abandon sur la voie ferrée. Sous le rail, la lente pousse racinaire étend le domaine de l’arbre. Viendra l’heure où la gousse noire décomposée dénudera l’âme en un petit tas pulvérulent, dans l’ombre grandie du pin.

Du ballast monte le parfum de pierre chaude. La voie lestée scintille de minéraux concassés. Ils attendaient le calme entre deux trains pour se tasser, rouler de quelques degrés, frotter entre eux leurs arêtes. Lourde était la charge à supporter quand le convoi passait. Ils se figeaient alors, pétrifiés à l’idée de faillir à leur tâche. Ils s’empilaient au mieux, limitaient les terribles vibrations. Le reste du temps, ils se chauffaient au soleil, s’opposaient aux radicelles invasives. L’un d’eux parfois vagabondait en bas de la plate-forme. Le jeu consistait toujours à s’ajuster ensemble, eux les milliers de polyèdres, pour adopter la plus parfaite immobilité.