« La littérature c’est fini. Vous pouvez même l’aider à finir. Longue vie à la littérature ! »

Contribution #6B | une littérature sans texte ?

« La littérature c’est fini. Vous pouvez même l’aider à finir. Longue vie à la littérature ! »

Ces lignes détournées d’Asper Jorn, inoculées sur les réseaux sociaux le 1er janvier 2021, ont lancé le projet Corps sans organe, fédérant autour de lui des millions d’internautes.

Lire le Dernier Livre, ultime corpus delicti signant la fin de l’histoire ! L’on croit au canular, au défi bravache et éphémère d’un internaute en mal de célébrité. Hackers, dilettantes, programmeurs et plumitifs constituent des groupes, des forums, occupant tous les espaces que l’agora zéro1 d’Internet peut offrir. Détracteurs et zélateurs poursuivent les mêmes buts : identifier le ou les auteurs du Corps sans organe (tant l’anonymat appelle son contraire, le dévoilement) ; jouer le jeu de ce marionnettiste qui ose annoncer la fin de la littérature, qui plus est sous la forme d’un Livre – le paradoxe agace et déclenche des philippiques hargneuses contre ce lâche, qui n’ose même pas signer de son nom une entreprise de toute façon vouée à l’échec, car vraiment, peut-on en finir avec la littérature ? Malgré le talent des hackeurs, malgré les sniffers, les craqueurs de code, l’identité du Corps sans organe}, à l’adresse IP2 aussi mouvante qu’une anguille, reste mystérieuse. Ne reste plus qu’à jouer le jeu du Corps, en acceptant la rage au cœur que jouer le jeu, c’est jouer son jeu, avec le secret espoir que la résolution de la quête révèlera le hoax, la supercherie, le bruit pour rien. Ou, pour les adeptes du Corps sans organe, réunis en une nébuleuse sèchement nommée Syndicat d’effacement de la littérature ou SEL, jouer, c’est participer au grand soir, à l’effondrement de la Grande Momie millénaire. Ironiquement, c’est un principe vieux comme le monde que suit la règle du jeu édictée dans le premier message : résoudre une énigme, pour pouvoir accéder à l’énigme suivante, jusqu’au Grand Œuvre. C’est la diffusion Urbi et Orbi du premier indice, en cinq-cents langues, qui a séduit et inquiété. Non tant pour le travail que ce polyglottisme supposait (les traducteurs automatiques peuvent s’acquitter rapidement de la tâche) que par la puissance de pénétration du projet sur le réseau mondial, puissance qui suppose technicité et moyens financiers. La première énigme ruissèle de lumières sur les panneaux de Times Square, Shibuya, devant le Globe Theatre, surgit en bandeau publicitaire sur tous les sites Internet, est relayée sur papier par la presse spécialisée et les podcasts, s’incruste dans les bandes-annonces des blockbusters, sert de compétitions mortelles entre internautes. SEL combat pied à pied la prétendue agressivité du projet, expliquant logiciels à l’appui qu’il est facile de créer du texte viral et d’en inonder le web. Leurs opposants insistent sur le nécessaire levier économique pour orchestrer une campagne mondiale digne des GAFAM3 et des BATX4 ; ils accordent un crédit mortifère au Corps, imaginant un autodafé planétaire, un nouveau Fahrenheit 4515, un recul civilisationnel aux conséquences horrifiantes. La communauté grandit et gronde autour du projet Corps sans organe, chacun campé sur des positions fluctuant entre dogmatisme, conspirationnisme et incrédulité amusée. Les esprits les plus lucides pronostiquent un simple «  œuf de dinosaure » : le premier indice ne sera que le détournement d’un titre d’œuvre connu pour inciter les internautes à télécharger l’œuvre de l’auteur de Corps. Pure autopromotion commerciale, sous couvert d’une pseudo-ludification. Et l’affaire aura fait long feu. On se moque bientôt de ce nom, Corps sans organe, volé à Artaud, vite détourné en CORSAGE, acronyme bancal qui veut dénoncer l’enfermement des crédules, et qui génère des millions de like et d’émoticônes réjouis. On trouve des milliers de commentaires ironiques évoquant un CORPS SAGE. Les adeptes, eux, l’appellent respectueusement Sphynxge, refusant d’assigner un genre à cette entité de l’ombre qui envahit si rapidement le réseau mondial. Voici la première énigme dévoilée par Sphynxge courant janvier: | L’Allemagne vainc l’Angleterre en automne 1941 |. Énoncé qui prend de court les joueurs. Historiquement fausse, l’assertion envoie bon nombre de participants aux romans uchroniques. C’est l’internaute chilien z_sodenstern qui lève le lièvre : la phrase est empruntée à La littérature nazie en Amérique de Roberto Bolaño. L’uchronie est le postulat d’un roman écrit par Harry Sibelius. Toute la sphère sphyngienne glose ad nauseam sur la signification de ces pages, dont un extrait retient l’attention d’un lecteur plus sagace que les autres, 2© : Les histoires de Sibelius arrivent parce qu’elles arrivent, sans plus, produit d’un hasard libéré de sa propre puissance, souverain, hors du temps et de l’espace humains, on se croirait à l’aube d’un nouvel âge où la perception spatio-temporelle commence à se métamorphoser et même à s’abolir. 2© émet l’hypothèse qu’Aleph (c’est l’un des nombreux noms qui surgissent sur Internet pour qualifier l’origine du projet Corps sans organe reprend à son compte, par simple citation, les pages de Harry Sibelius, mettant les enquêteurs sur la piste d’une entité échappant aux contraintes spatio-temporelles, un deus ex machina (les plus versés dans la spiritualité évoquant même Dieu). Un autre postule que la victoire allemande est à prendre symboliquement, comme celle de la diffusion de l’imprimerie de Johannes Gutenberg, et que partant, le texte imprimé a encore de beaux jours devant lui, ce qui réfute l’idée du Livre Ultime, et réduit à néant cette hypothèse-même. L’univers parallèle échafaudé par l’uchronie de Sibelius, pour l’internaute |@|, est l’illustration de cette perception spatio-temporelle [qui] commence à se métamorphoser. Si la prophétie de la fin de la littérature est à prendre au sérieux, au même titre que la théorie des univers parallèles ou des multivers, dans notre dimension trop humaine, il n’y a pas à s’en inquiéter. Une internaute néo-zélandaise, RTFM !, rappelle que le roman de Harry Sibelius n’existe pas, car Harry Sibelius est un personnage de fiction. Personne ne relève. Au terme d’infinis débats mêlant téléologie, astrophysique, histoire universelle et mauvaise foi, personne ne tombe d’accord sur une interprétation univoque de la première énigme. Ao-san_4, internaute mexicaine, suppose que c’est l’accumulation des énoncés des énigmes irrésolues qui pourra donner la solution, sans que l’on sache bien comment, lui fait-on remarquer promptement. La parution de l’énigme deux, fin janvier 2021, attendue avec la fébrilité que l’on devine, donne ceci : | singe au hasard |. Cette énigme procure un vif soulagement à la sphyngosphère : ce ne peut être qu’une allusion au paradoxe du singe savant, que les pro et anti-Aleph redécouvrent, étudient, exposent sur des millions de blogs et vlogs qui se renvoient les uns aux autres, en une redondance vertigineuse. Le joueur ∞ monkey résume l’ensemble des débats de la manière suivante : la probabilité qu’un singe (ou tout autre machine capable d’appuyer sur une touche) parvienne à écrire Hamlet en tapant au hasard et indéfiniment sur un clavier n’est pas nulle, mais incommensurable. ∞ monkey cite le philosophe Gian-Carlo Rota en ces termes : Si le singe pouvait taper sur son clavier une touche par nanoseconde, alors la durée d’attente pour que le singe dactylographie complètement Hamlet serait si longue que l’âge estimé de l’univers paraîtrait insignifiant par comparaison… et ce n’est pas une bonne méthode pour écrire les pièces de théâtre. La Sphy-sphère se perd en conjectures. S’il faut attendre la fin de l’univers pour lire le Grand Livre, à quoi bon ? Le découragement gagne. Ces deux premières énigmes coïncident dans la notion de hasard, cité par Harry Sibelius et par Aleph lui-même, mais c’est pour mieux faire reculer l’horizon qui prend des allures d’éternité, assez peu goûtée par les impatients joueurs du Corps. La fin du Livre serait d’un autre monde, inaccessible aux humains ? Non, vraiment ! Une semaine plus tard, la proposition 3 estomaque la communauté en ligne : | A vous |. Aleph-Sphynxge leur donne-t-il la main ? À nous de quoi ? Une lecture lacanienne suggère-t-elle d’avouer ? Avouer quoi, d’ailleurs ? Rhétoriqueurs, cruciverbistes et amateurs de lettres recoupent toutes les combinaisons possibles de cet énoncé (énorme travail, car cet «  À vous », ici en français, apparaît simultanément dans cinq-cents langues différentes, donnant lieu à des commentaires, avis, invectives, impressions, défections et insultes en autant de langues.) Certains joueurs s’obsèdent pour la lettre A, ou son équivalent dans les autres langues, avec toute la part d’incertitude linguistique que cela comporte. L’internaute Ω9 signale que le A de Aleph renvoie aussi bien à Borges qu’au concepteur du projet Corps sans organe, ce qui est peut-être vrai. Bon nombre de commentateurs s’accordent sur l’idée qu’il revient à chacun d’exposer sa vision personnelle du texte atextué. Ce qui se produit dans une déferlement de signes en cinq-cents langues, irriguant écrans et affiches publicitaires (Corps sans organe : le jeu), déclinés en infinis bibelots marchandisés, eux-mêmes achetés et revendus sur des sites mis en ligne pour l’occasion, générant ainsi des millions de lignes de code faisant croître un peu plus à chaque minute cet écosystème, d’où émergent difficilement des propositions individuelles ou collectives pour donner la clé du mystère : pour parvenir au texte sans texte, on peut (ou l’on doit, pour les plus intransigeants) : réunir l’ensemble des commentaires générés par Internet depuis l’origine du projet jusqu’au jour présent, et les sceller (en respectant les cinq cents langues) sous forme numérique dans une capsule temporelle que l’on enterre au hasard (on désignera cinq cents lieux selon un ordre aléatoire qui reste à définir) et que les post-humains déterreront dans cinq cents ans ; enregistrer vocalement les récits de sept milliards de rêves nocturnes pendant une nuit n et les diffuser en boucle le temps nécessaire à leur oubli ; enregistrer les glossolalies de personnes possédées par le Démon en espérant tomber sur une langue absolument inconnue (celle des anges ou des démons) qui serait celle du Livre ; reconstituer des textes dactylographiés en déroulant, s’il en existe encore, les rubans encreurs de machines à écrire pour y retrouver l’empreinte de la frappe et les sens ainsi formés ; instituer la novlangue orwellienne en langue officielle dans 184 pays jusqu’à l’obtention d’une production écrite qui se réduise à une seule lettre, un dernier logogramme, sinogramme, idéogramme, et qui serait le point final de la littérature ; recueillir l’ensemble des conversations téléphoniques stockées dans les disques durs de toute la planète depuis l’avènement du portable et les publier comme texte dernier ; s’en remettre à la sérendipité pour découvrir le Texte Atextué. Cette proposition 3 a le mérite d’avoir délié les langues et échauffé les esprits. Mais tous, presque tous, attendent maintenant l’énigme suivante, ignorant si elle sera la dernière (nulle consigne d’Aleph-Sphynxge ne vient rassurer ou décevoir les internautes toujours plus nombreux à participer au jeu). Pour combler l’attente, l’internaute tunisien &[!] suggère, assez gratuitement, qu’il ne faut pas lire Corps sans organe mais Corps sans orange, en une absconse référence à certain poète français né à Tanger et fondateur des éditions Orange Export Ltd, &[!] affirme : je demeure convaincu que l’écriture (particulièrement la poésie) est, avant tout, une affaire d’organisation logique de la pensée. Et qu’à ce titre elle n’a, au fond, pas plus à voir avec la littérature qu’avec n’importe quel autre secteur d’activité où l’intelligence est aux prises avec le langage, citation du susdit poète6 qu’il se garde bien de créditer. L’internaute est liké par le SEL et hué par les contre-révolutionnaires amoureux de la «  Poésie ». Le comble de la rage expressive est atteint avec la proposition 4, | mancie |. On crie au délire interprétatif, à la superstition, aux âges sombres, on applaudit à ce nouveau défi. Les joueurs les plus radicaux, ou les plus illuminés, en reviennent aux pratiques divinatoires, afin de parvenir à trouver le Texte Sans Texte. L’absence d’ordre, de protocole établi, de cadre rassurant, leur est insupportable. Ne pouvant attendre une hypothétique énigme 5, ils s’adonnent avec ferveur aux différentes mancies : appliquer le code de César au texte latin La guerre des Gaules puis brûler le texte en lisant dans les flammes pour y lire le texte atextué ; récrire le Râmâyana à l’aide d’un ouija en suivant les lettres que les esprits désignent ; transcoder les trois Livres révélés en caractères alphanumériques et y chercher le Texte Ultime, etc. Les faux chamanes et les cryptographes concluent assez vite à l’échec de toute entreprise divinatoire in silico. À ce jour, et dans l’attente d’une éventuelle cinquième proposition, les joueurs aux yeux rougis lisent le dernier mème en ligne : I would prefer not to write again.

Bruno Lecat

1Selon la formule d’Eric Arlix.

2Qui identifie un appareil connecté à Internet.

3Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.

4Baidu, Alibaba, Tencent, Xiami.

5Titre d’un roman de Proust détourné par Bradbury.

6On aura reconnu Emmanuel Hocquard.