D’un enfermement vu comme un tableau

Contribution à « Prendre » #03 | de la réalité du peintre

Où que porte ton regard, il bute invariablement sur l’enceinte surveillée. Noir des uniformes, blanc des guérites. La verticale d’un mirador curieusement vide. Tu ne les aperçois pas tout de suite : il faut accommoder le regard, te souvenir qu’elles sont quasi invisibles de loin, c’est le premier piège. Puis tu les distingues : des lianes brillantes et acérées qui fleurissent les hauts murs. Ramassées en buissons épineux à chaque angle que fait l’enceinte, semblant reprendre des forces pour se déployer sur le mur suivant. Tu sais pouvoir faire un tour complet sur toi-même sans les quitter du regard. Elles sont partout, elles t’enserrent. Tu te souviens t’être approché d’elles, pour en distinguer les folioles pointues, appariées à leur tige. Si tu étais libre d’aller où tu voulais, si tu marchais dans la forêt primaire, un guide t’empêcherait de les toucher. Tu n’es pas dans la forêt primaire, souviens-t’en. La brume humide qui flotte dans l’air, presque un brouillard, est le seul point commun. Tu t’approches davantage, tu détailles les petits trapèzes métalliques, pleins et acérés, qui te rappellent quoi ? Une francisque, la hache à deux lames des Francs, tu as appris plus tard que la hache à double tranchant s’appelle un labrys, peu importe, cette précision n’enlève rien, n’ajoute rien à la réalité de la chose, à la structure même de ce barbelé-rasoir, indéfiniment déroulé, haubané de fils horizontaux hérissés de petites barbes biseautées. Géométrie épurée, répétitive, des anneaux de fils formant tunnel, auquel se superpose une nouvelle rangée du même dispositif. Ta vue malade ne peut ignorer le déchiquètement des chairs, leur dilacération. Prisonnier de l’enceinte, la vision quotidienne des milliers de petites francisques s’est précipitée en toi. Dépôt catastrophique. Des petits mâts frustes, barres d’acier torsadé qui saillent verticalement des murs, raidissent ces festons métalliques, relevés d’une note blanche. Ce sont des isolants en porcelaine, tu te souviens que cette découverte t’avait profondément troublé, déposant en toi un sédiment noir. Ce liseron insécable est électrifié. Bien sûr. Tu es enfermé. Tu étais enfermé. Tu arraches ta vue de ces échardes du souvenir. Tu reproduis mentalement ces ronces artificielles – quelle était la densité au mètre de rasoirs et de barbes ? Tu l’ignores encore, tu sais pourtant qu’un ingénieur a calculé millimétriquement la meilleure répartition possible – mais reviens à la réalité tangible, si l’on peut dire. Des formes humaines vaquent, marchent, montent la garde à l’entrée de l’enceinte. Une autre forme hante maintenant le mirador. Oblique noire de l’arme en bandoulière. Toutes ces formes ont des œillères. Cela leur évite de laisser le regard s’abîmer dans les révolutions et les torsades acérées. Tu es au centre de l’enceinte, tu es témoin de tout cela. Gravé dans la rétine – incisé, sans doute. L’œil cherche le point de fuite, loin derrière la rayure rouge horizontale des barrières. Il y discerne d’autres clôtures. Alors, en bête bien dressée, il revient au roncier bourdonnant et volubile. Les générateurs électriques, l’œil ne les voit pas. Tu devines la pulsation électrique à haute intensité, tu suis encore et toujours la reptation hélicoïdale du liseron. Voir de tous tes yeux, voir. Un brouillard glacé tombe et s’effiloche maintenant sur les lames. Il fait disparaître de ta vue l’image des francisques, mais ta mémoire impitoyable empêche de les oublier. Rendre sur une toile l’alignement des bâtisses n’est pas chose ardue. Tu es au centre d’un grand U : c’est le chemin qui part d’une barrière pour s’en revenir à l’autre, et qui dessert de part et d’autre de ses hampes les lieux d’habitation. Couleur uniforme, lignes standardisées. Ta toile se passe de la perspective : une représentation abstraite, en deux dimensions, telle une vue aérienne. Le U inscrit sa ligne claire dans le périmètre gris d’un rectangle. Cela suffit. Concession allusive à la présence maligne des barbelés est faite par un guillochage à l’aspect légèrement brillant. Il n’en reste pas moins que s’abstraire des limons noirs semble voué à l’échec, que tu passes par le ressassement des mots ou des pigments.