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De nombreuses autres publications sur le site de l’éditeur Le Grand OS : Kbach, Tchoôl !, Génial et génital, Cri & co, L’Oiseau : récit physique, La leyenda de Amancay : récit bicardiaque, Cambio y fuera, A oscuras, Anoche hubo una tormenta, Réinjections Tandil, Cette fille à la peau verte.
520. Sommeil de cendres est le dernier roman de Xavier Boissel, paru le 15 juin 22 chez 10/18. Sélectionné pour le “Prix France Bleu L’histoire en polar” , il se déploie dans une France pompidolienne et giscardienne, en 1974 et 1975. Histoire que l’auteur fouaille dans son précédent roman policier Avant l’aube (2017, 10/18), mais aussi dans toute son œuvre : Paris est un leurre, la véritable histoire du faux Paris, (2012, Inculte) ; Rivières de la nuit, (2013, Inculte) ; Autopsie des ombres, (2013, Inculte) ; Capsules de temps, (2019, Inculte).
Xavier Boissel sonde incessamment les ombres portées de l’Histoire ; je maintiens la hache majuscule pour désigner les entailles qu’elle porte sur la chair des hommes. Il n’est pas besoin d’avoir lu Avant l’aube pour goûter Sommeil de cendres, même si cette lecture est éclairante : la France de 1966, le Service d’Action Civique de De Gaulle, l’enquête sur la mort d’une femme, menée par l’inspecteur Philippe Marlin, dans un décor crépusculaire, qui va retourner la réalité des “happy days” comme un gant sale. Sommeil de cendres semble aller plus loin dans la consomption de la réalité. L’impulsion qui lance la mécanique tragique est la même qui présidait au roman précédent, la découverte d’un cadavre. Mais si l’Histoire se répète – c’est aussi la loi du genre policier – X. Boissel ne se répète pas. Il avance dans la noirceur, il pousse le genre. Un lecteur de Jean-Patrick Manchette retrouvera, dans l’ouverture du roman, un hommage à La Position du tireur couché. Mais l’entrée en matière, chez Boissel, est d’ordre cosmique ; les éléments naturels se liguent et déferlent sur l’Europe occidentale, jusqu’à cingler la vitre derrière laquelle se tient Michel Eperlan, en charge de l’enquête sur le cadavre d’un étudiant maoïste, retrouvé mutilé sur le périphérique. Eperlan, héritier des personnages manchettiens d’Epaulard (Nada) ou Gerfaut (Le Petit bleu de la côte ouest), aura la lourde tâche de faire la lumière sur ce meurtre. Quand l’Histoire se répète, écrasante, qu’elle ne semble pas avoir la fin que Hegel lui assignait, la libération progressive de l’homme, que lui reste-t-il ?
521. Procéder à son autopsie. L’enjeu en est ontologique : l’héroïne Alba Schwarz a quitté le ventre de la baleine, le monde de l’enfance où humains et animaux vivent sur le même pied, “dans un intervalle creux et plein” d’avant la communauté humaine. Au cœur du roman, dans la 2ème partie, l’on touche à la rive heureuse de ce lieu où “il n’y a pas de ténèbres”, selon la citation liminaire de Orwell. Le paradis perdu de l’enfance s’inscrit avec la lettre A, que le père aimant lui explique (“lettre capitale où la langue remontait chaque fois à sa source”), ce A qui signe les alias de l’héroïne (Alba, Mélanie, Alexia), et dont l’équivalent symbolique est le cadeau que lui fait son père, “une bague en argent, avec un nœud, toute simple”. Cette bague circulera dans le roman, héritage de la Loi du père, du langage, de l’amour. A est la lettre romanesque par excellence de l’amour qui lie l’héroïne à son amant disparu, Tal, pendant la guerre des Six-Jours. Celle de l’attraction d’Eperlan pour Alba, et qui ressemble étrangement à de l’amour.
522. L’enjeu de Sommeil de cendres est aussi celui de la vérité. L’intrigue policière obéit au genre : trouver le coupable, élucider les motifs du crime. Un épisode de l’enfance de l’héroïne signale un enjeu essentiel : le père lui offre, à la foire du Trône, une de ces petites boîtes en carton, mentionnant d’un côté “Plaisir d’offrir”, de l’autre, “Joie de recevoir”. Dans ce don et contre-don, c’est l’objet dans la boîte qui fait sens : une petite vignette qui, selon l’angle d’inclinaison, dévoile le mot VRAI ou FAUX. Et le père de lui faire le véritable cadeau : “Il ne faut jamais se fier aux apparences, toutes les choses ont un double sens”. C’est le procès des apparences, des non-dits, des mensonges, qu’instruisent Eperlan et Alba.
523. Xavier Boissel intitule sa première partie “Macchabée / Janvier 1974”. Si le “macchabée” désigne dans la langue populaire le cadavre, renvoyant par là à la danse macabre, il est d’abord le surnom d’un certain Judas, fils de Mattathias. En hébreu, maqqebet signifie “marteau”, allusion à la lutte héroïque contre les Syriens que menèrent Judas Macchabée et ses frères. Boissel frappe ainsi les cendres à coup de marteau.
524. Par pur plaisir, je reviens sur mes découvertes à la lecture de Sommeil de cendres. Le retour des personnages, sous couvert (transparent) manchettien. Les noms des personnages, donc, comme autant d’avatars incarnant la loi (la loi policière, le versant légaliste des enquêteurs), appartenant au registre animalier. Michel Eperlan ne fait pas exception. Je m’amuse du retour balzacien de personnage : le Delys d’Avant l’aube, alors adjoint de Wouters, revient ici sous l’aspect d’un “alcoolo (…) ripou jusqu’à la moëlle”. Le supérieur d’Eperlan est un certain Vittrant, qui me rappelle la prononciation péjorative de “Mitterrand” par ses adversaires. La scène où Alba se caresse sensuellement avec des billets de banque rappelle le chapitre 2 de Fatale, où Mélanie Horst fait de même. “Mélanie” est d’ailleurs l’un des alias d’Alba.
525. L’auteur ne verse pas dans la noirceur gratuite ou nihiliste. Le noir et blanc est d’ailleurs un trompe-l’œil. Ces deux couleurs, dont la vertu, paraît-il, est de souligner une vision manichéenne du monde, sont ici utilisées à contre-emploi. L’auteur les décline pour son héroïne (Alba Schwartz, Mélanie White) et le personnage de Charlotte de Saint-Aunix. Soit le latin, l’allemand, le grec, l’anglais et le français. Le noir et le blanc circulent, faisant et défaisant l’identité de l’héroïne, brouillant les pistes de l’enquêteur, à la poursuite de ces lettres volées. Alba Schwartz et Charlotte de Saint-Aunix sont les deux figures féminines principales. Elles sont toutes deux graphistes. Les femmes sont celles qui laissent leur trace sur Eperlan.
526. De signes, il est aussi question dans les rêves de l’héroïne : quand une graphiste rêve, de quoi rêve-t-elle ?
527. Entre les mâchoires de l’Histoire tremble autre chose. Les mâchoires : les guerres (celle des Syriens contre les Juifs, la Seconde Guerre mondiale – discrètement présente dans les noms allemands et italiens, dans la référence à l’hôtel Lutetia -, la guerre de Corée, des Six-Jours), les appareils répressifs (l’OAS, le SAC gaulliste), la violence armée, le trafic de drogue.
528. Ce qui y tremble : la poésie du monde, les échappées de l’héroïne en Ardèche, partout hors de Paris. On échappe, parfois, aux cendres du grand incendie. Il existe des trouées dans l’Histoire, des sorties du monde, où des êtres bons viennent au secours des autres. Le père Croze qui recueille Alba ; Eperlan et sa quête de la vérité, qui soignera la jeune femme blessée, dont la “beauté renversante” restera aiguille plantée dans la chair. Alors les êtres déposent les armes pour un temps. Ces suspensions de l’Histoire, l’auteur les écrit avec une densité telle qu’elles font contrepoint au mal qui rôde.
497. « Il y avait à bord cent huit femmes.» (Amédée Gréhan, Naufrage de l’Amphitrite, le 31 août 1833)
L’une des deux citations liminaires de Dâh installe une attente du lecteur. Pourquoi mentionner ce naufrage ? Pour Boulogne-sur-Mer, bien sûr, chère au cœur de l’auteur. Pour un voyage périlleux brutalement stoppé. Pour la majuscule A d’Amphitrite. Et pour le naufrage de ces cent huit femmes « de mauvaise vie » déportées. Dâh comporte cent huit chapitres, annoncés au seuil de l’œuvre par cette référence historique. Cent huit fois la mort au large de Boulogne-sur-Mer.
L’article de Wikipédia précise :
“31 août 1833 : Naufrage du navire-prison L’Amphitrite. Commandé par le capitaine Hunter, le bateau appareille le 26 à Woolwich (Angleterre) pour Port-Jackson (Australie). Son équipage est composé de 16 hommes et transporte à son bord 108 femmes déportées et 12 enfants. Dès le 29, il fut assailli par une violente tempête et le 31 il s’échoua sur la côte française, en vue du port de Boulogne. À cause de l’entêtement du capitaine qui refusa l’aide des Français et de mettre des prisonnières dans des chaloupes, tous périrent noyés hormis 3 hommes d’équipage. (documentation : le journal Détective du 8 février 1934 et l’ouvrage : La Mer, naufrages modernes).”
Dâh, le tombeau des femmes noyées, liées au nombre (18)33. Hypothèse de lecture : chaque pièce de Dâh est le morceau du corps féminin perdu. Dâh est ce corps fantasmatique réincarné. Le corps de la mère noyée de la pièce 65 (« Enregistrements ») :
17 avril 2017 :
Nouvel An international / Kunthea / trente-trois ans / prostituée du Vat Phnom / mère d‘un enfant sans jambes / elle se noie dans le Mékong en voulant échapper à une rafle / (Dâh, p. 201)
La Femme sacrifiée à trente-trois ans (par l’entêtement du capitaine de l’Amphitrite, par l’impératif moral de la police khmère) fait retour. On l’a vue dans L’Arundell des faubourgs (D., p. 179) : le médecin ne peut sauver sa fille qu’il reconnaît trop tard. Figure féminine imaginaire récurrente (la « petite malheureuse à peau brune » de la pièce 4 ; le X qui marque le texte à l’endroit de la mort), elle est la première pièce de l’assemblage, dont l’autre est le sauveur de “la fillette à peau brune ». Mais aussi, « l’assemblage » de la mère et de son fils, du médecin et de la patiente, du tenon et de la mortaise, de l’amant à l’amante, de la prostituée à son client, de l’auteur et ses avatars, du dedans et du dehors, bref : avancer dans la lecture de Dâh étend un peu plus la polysémie de la queue d’aronde, et de son revers littéral, le mot dâh, qui signifie d’abord « le sein ». L’assemblage est la tension vers la complétude résolue, en complémentarité-opposition (la succion du sein maternel, objet de désir du nouveau-né, qui perçoit sa mère comme un fragment de corps ; Yin et Yang…)
Mais :
« Yo, si fuera vos, no confiaría demasiado en este asemblaje de cola de merluza ciega » LW, p.203
Je traduis littéralement : « Moi, si j’étais toi, je ne ferais pas trop confiance à cet assemblage en queue de merlu aveugle ». On se souviendra de la substitution de « merlu » à « milan » (poinçon 486).
L’assemblage en queue d’aronde peut mener au naufrage. Céder au récif/t de naufrage, d’une fin inattendue (mais toujours possible), et non désirée. Qui peut arriver à bon port ? Pas les cent huit femmes, c’est acquis ; pas Kunthea la noyée. Personne, de fait. Cela pose la question de la fin et du rôle du sauvetage symbolique, et celui de la libération au sens bouddhiste. [Y revenir]
La date funeste de 1833 est un engramme (un de plus), réactivé au fil du nombre 33 disséminé dans l’œuvre. Ce nombre est chiffre de la noyade, mais aussi porte vers les imaginaires d’autres auteurs (pièce 33 de Dâh : « Citations » de Hoffmann, Areno Yukanthor, Lorca) ; numérote un des 300 récits photographiques disparus p. 195 de D., pièce 61 : le récit 33 a disparu) ; est l’écho pathologique de la noyade « dites mille huit cent trente-trois » (D. p. 203) ; rappelle Luna Western p. 14, dans la dyade intitulée « O-MALOU-LALÀ-GORGE » : Ma Lou, Ma Louise, femme aimée. Le médecin-sauveur ausculte le corps de la noyée et la gorge douloureuse (à force d’arrêt glottal ? Parler khmer est-il douloureux, non pas littéralement, mais de la douleur à incorporer l’Autre ?)
33 renvoie également aux nombres de lettres de l’alphabet khmer, ses 33 consonnes ; la première en est le A qui transcrit cet arrêt glottal (voir poinçon 489), lettre khmère imaginairement liée à l’aleph hébraïque et à l’Aleph borgésien.
La pièce 53 de D. s’intitule « Au trente-troisième étage », et se constitue d’une alternance de texte français et de texte khmer :
qui signifie littéralement « le séjour des 33 », « Than tray treng ». Je note l’homophonie troublante entre « trente-trois » et la prononciation khmère, qui me laisser désirer la langue d’avant Babel. Mais on est ici emporté dans la cosmologie indo-khmère, où 33 anges, les devas ( (देव en devanāgarī), accompagnent Indra (इन्द्र ), le Seigneur du ciel, dans le second paradis. Ce 33è étage « d’un building en construction » (p. 179) résonne donc dans le texte khmer, cryptiquement ; l’œil français ne perçoit que la joliesse de la dentelle khmère qui se déploie en guirlandes vides de sens. Vide est mis en scène en miroir dans le texte français :
(D. , p. 175)
La double parenthèse vide est une construction imaginaire. Le code en est donné : une noix vide. Image mystique de l’infini (cf. Hamlet, poinçon 489 : « Ô Dieu, je pourrais être enfermé dans une coquille de noix et me sentir encore roi de l’espace infini » (II, 2)), de l’infini dans le fini. L’empilement des doubles parenthèses vides figure le « fût du palmier », du cocotier, arbre fétiche de cri & co (2008). Les parenthèses vides (ce que l’on veut préciser, l’information complémentaire, la brève discursion) épousent le blanc, ce qu’un lecteur inattentif prendra pour du rien :
(« un bon coup doeu coco », cri & co, 2008, Editions Le Grand Os)
cri & co est l’entrée « à l’intérieur du coco » (note de l’auteur), pour y contempler les effets du déplacement du « oeu » sur la langue française. Violente torsion de la rythmique et de la prosodie française, dont je crois on n’a pas encore mesuré les effets. Un rhizome relie cet évidement du tronc de cocotier et Dâh, on l’a compris.
La vacuité du tronc de palmier évoque à nouveau l’ontologie bouddhiste. Vide du tronc, vacuité du monde, comme un état intermédiaire entre Etre et Néant. C’est śūnyatā, selon le terme sanscrit, ou la « vacuité ultime des réalités intrinsèques » : pas d’être en soi, pas d’essence, ni pour les choses, ni pour les pensées. Le grand maître tibétain Ringou Tulkou Rimpotché affirme que « la meilleure définition est, à mon avis, « interdépendance », ce qui signifie que toute chose dépend des autres pour exister. […] Tout est par nature interdépendant et donc vide d’existence propre. »
498. Cette définition s’applique assez bien à l’œuvre de C. Macquet, fondée sur une interdépendance des pièces de Dâh entre elles, des textes entre eux publiés au fil des ans, des retours de personnages d’un texte à l’autre, sur l’explicitation d’une idée, d’un mot, une décade plus tard. L’œuvre est à embrasser comme un tout organique – ce qui est vrai de toute œuvre d’art, et particulièrement ici. La notion de « rhizome », empruntée à Gilles Deleuze et Félix Guattari, est opérante pour servir de modèle descriptif ici. Dâh est arborescent ; toutes les pièces (ou chapitres) sont en interrelation dans Dâh mais aussi avec le reste de l’œuvre ; la lecture d’une pièce influence la lecture des autres, conférant à la lecture une dynamique vertigineuse ; l’œuvre, que je sache (mais je n’en suis pas au terme – affirmation hypothétique, donc), n’a pas de centre – ou c’est le centre tel que le conçoit Lao-Tseu : « Trente rayons convergent au moyeu, mais c’est le vide médian qui fait marcher le char. », c’est la double parenthèse vide et empilée, la noix vide. Et je reviens insensiblement à la logique orientale : le rhizome est imagé et rend compte du déploiement de l’œuvre ; la notion de śūnyatā se comprend aussi comme « la coproduction conditionnée », selon Nāgārjuna (philosophe et moine bouddhiste indien des IIe-IIIe siècle, fondateur de l’école Madhyamaka), il ajoute : «C’est là une désignation métaphorique, ce n’est rien d’autre que la voie du milieu « [le Madhyamaka] (24, 18).
« Coproduction conditionnée », ou encore dépendance et réciprocité, interdépendance des phénomènes.
b.7.) Une autre chaîne signifiante, qui recoupe le non-fictionnel et le fictionnel, permet d’aller plus loin. Borges a dédicacé sa nouvelle « L’Aleph » à Estela Canto : c’était, selon elle, une relation « d’amour feutré » entre eux. La relation amoureuse « feutrée » (masquée, adoucie, presque imperceptible), mais bien réelle, devient un motif de la nouvelle sur le mode de la scissiparité. « Borges » se scinde en « Carlos Argentino Daneri », en « je » narrateur ; « (Carlos Argentino) Daneri » se scinde en « Dante Alighieri », associé à « Beatriz Viterbo » par le cousinage. La relation amoureuse réelle Borges-Estela Canto a pour pendant fictionnel celle du narrateur et de Beatriz Viterbo, désormais morte, ce qui évoque la relation amoureuse de Dante et Beatrice di Folco Portinari, relatée dans Vita nuova, poème de la passion amoureuse et mystique. Ces relations amoureuses sont le reflet (traduit de l’espagnol vers le khmer) des relations amoureuses d’Avine et de ses avatars. Les glissements incessants des chaîne signifiantes entre référents tantôt réels, tantôt fictionnels, sont feutrés.
« L’Arundell des faubourgs » (D., p.179) est un calembour-carrefour, à la croisée, on l’a vu, de la chanson populaire « L’Hirondelle du faubourg », d’un avatar de la lettre A, du couple formé par Isabel Arundell et de Richard Francis Burton, et de l’assemblage en queue d’aronde (voir poinçon 487).
Je relève le glissement du singulier « du faubourg » au pluriel « des faubourgs » : « fors le bourg », si je suis l’étymologie, désigne un éloignement du centre. Je pense aux faubourgs de Buenos Aires, à l’essai de Jorge Luis Borges (publié en 1930) sur un poète argentin qui chanta les faubourgs de la ville, Evaristo Carriego.
Evaristo Carriego
Au-delà, « les faubourgs » seraient tous les lieux explorés par C. Macquet hors des villes, des capitales, dans une volonté farouche de décentration, en accord avec sa vision politique de la littérature : une utopie de langage, selon la formule de Barthes, qui appelle le « Changer la langue » mallarméen ; utopie qui requiert pour Macquet de s’enraciner/se déraciner continûment, pour éprouver la langue (il faudrait d’ailleurs dire les langues qu’il apprend) en déshérence. Hors les bourgs pour chercher le lieu propice à une écriture débarrassée de tout pouvoir : le lieu “hors-pouvoir”, autrement dit, an-archique. Le faubourg contre la Capitale ; l’Orient contre l’Occident ; le khmer contre le français. L’antagonisme n’est cependant pas érigé en règle absolue ; ou encore, il est à voir comme un système de forces momentanément à l’équilibre. Ainsi, l’apprentissage et la maîtrise de langues “étrangères”, leurs apparitions dans les textes de l’auteur (on a cité l’espagnol, le khmer, l’anglais, il faut rajouter l’allemand, l’arménien…), ressortit davantage à une économie politique des signes. L’an-archie passe par le désossement, la réincarnation, la traduction, l’invention même d’une langue nouvelle (celle de Dâh), en vertu de la vérité du désir : à chaque désir sa langue, à chaque langue son désir. Dâh est aussi l’histoire d’un sujet constamment traversé de signes, à la recherche du lieu assez an-archique pour en permettre l’expression littéraire.
Chaque lieu a sa langue ; Macquet en hérite quand il s’y installe (dans la langue et dans le pays : le zeugme est ici l’expression d’une consubstantialité), il la perd bientôt au profit d’une autre, il déshérite (ainsi de la poésie argentine) et devient hoir ; fiction et non-fiction s’abolissent (« Leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoir et lignée » (Chateaubr., Mém., t. 1, 1848, p. 504, CNRTL). L’auteur porte d’ailleurs un « toast à Mallarmé » (pièce 37 de Dâh), qui relate aussi un coït avec A-lys, une voisine, mais à coup sûr « sein de la nuit de la poussée du chant de l’Incomparable ». A-lys, c’est aussi l’absente de tout bouquet, l’absence de lys tué par le mot qui le dit ; A-lys, c’est aussi la langue « aux signes incompréhensibles » qu’un « mec là-haut sur son échafaudage » lui adresse. Toast-coït-tombeau de la langue, parce qu’il n’en peut être autrement. Coït présenté comme la conséquence d’un « raptus » par Archibald interrogé. La faute à la poitrine offerte : trop de beauté d’un coup, syndrome de Stendhal.
Isabell Arundell-Burton
492. Je disais tantôt que Richard Francis Burton épousa Isabel Arundell, rencontrée en 1849 à Boulogne-sur-Mer. Burton laissera sa femme le temps d’une mission de consul en Guinée équatoriale. Ils sont à nouveau réunis en 1865 quand Burton est muté au Brésil, dans la ville portuaire de Santos. Buenos Aires, Santos et Boulogne-sur-Mer sont toutes trois des villes portuaires : tropisme maritime, l’appel du voyage. Borges, dans « L’Aleph », mentionne cette mission diplomatique de Burton :
« Vers 1867, le capitaine Burton exerça au Brésil les fonctions de consul britannique » (p. 665, op.cit.)
Borges mentionne ensuite le personnage de Pedro Henriquez Ureña (qui a bel et bien existé, c’était une connaissance de Borges), qui découvre les manuscrits de Burton dans une bibliothèque de Santos. Burton y évoque des « artifices » tels que miroirs, cristal, autant d’avatars possibles de l’Aleph. Burton est lui-même un avatar possible de l’auteur Macquet (tous deux, on se souvient, traducteurs, écrivains, voyageurs, polyglottes, liés affectivement à Boulogne-sur-Mer).
Burton-Macquet est lié à Arundell-Aronde, lié à Lune/Avine depuis Luna Western (poinçon 486). Autre accroche : « Christal » est l’un des avatars de l’auteur « Christophe » dans Dâh : « grand-frère Christal » (p. 31), « il faut que vous m’étrenniez Bâng Christal » (p. 142). « Grand-frère » et « petite-sœur » : ainsi se désignent les amoureux khmers entre eux. « Bâng Christal » est le nom de traducteur adopté par Christophe Macquet. L’une des raisons en est que les Khmers ne peuvent prononcer « Christophe », et disent « Christal » : comme le cristal ou miroir de Lucien de Samosate sur la lune (cité par Borges dans la liste des artéfacts du manuscrit Burton, ce qui renvoie le lecteur au tout début de Luna Western :
Un jour, un de mes neveux m’a dit qu’il était allé dans la lune. Je lui ai demandé ce qu’il avait vu. Il m’a répondu qu’
X (Luna Western, p.8)
Samosate était une ville florissante de l’actuelle Syrie. On y parlait beaucoup de langues. Lucien connaissait l’araméen, le grec, sans doute le latin. Il était rhéteur itinérant, visita Antioche, Athènes, mourut probablement à Alexandrie. On notera la discrète prolifération des A.) Le voyage dans la lune du neveu du narrateur dans LW, Lucien de Samosate l’aurait fait, selon Borges. Ce que reprend Macquet. X est aussi l’Aleph sur la lune.)
« Christophe/Bâng Christal » : le miroir que les Khmers tendent à l’auteur occidental orienté, son propre nom (son nom propre) transformé par la langue khmère, pas exactement en une image spéculaire inversée, mais en un nom imaginaire qui s’apparente à un artifice borgésien, l’Aleph. L’Aleph recherché, qui ne cesse de se dérober, existe et n’existe pas.
493. Le choix de « L’Aleph » est donc à mettre au compte d’un tropisme argentin pour C. Macquet, qui y vécut plusieurs années. Mais ce rapport de garde et de don à Borges est à remettre dans une perspective plus large : la littérature, argentine certes, mais aussi la française, la khmère, la mondiale, aussi bien. Ce que j’ai appelé sa « logophagie », le désossement de la langue, s’accompagne d’une œuvre de réincarnation/traduction. « L’Aleph » devient ainsi partie prenante de la littérature khmère : elle y est « passée », comme on le dit d’une personne décédée. Et au “passage”, cette nouvelle entre en résonance avec l’imaginaire du traducteur-auteur, dans une dynamique qui mêle Argentine/France/ Cambodge, espagnol/français/khmer. La postface de la traduction en khmer de « L’Aleph », de la main de C. Macquet, est (bien sûr) en khmer, et donc inaccessible au commun des lecteurs français (et de moi-même). C’est la face sombre de la lune.
494.
“XVI. Parce que Luna Western convertit rapidement le dehors en dedans /” (LW, p. 68)
Retournement, invagination. Le motif de la lune est très dense. Il est l’avers littéral du revers graphique, le schéma de la queue d’aronde. Et inversement, selon l’un des principes poïétiques de l’auteur.
Lune, queue d’aronde, vision transposée d’un encastrement des principes mâle et femelle, non pas opposés mais complémentaires. Lune qui sert d’écriture photographique dans les « Sélénogrammes de la solitude Avine » (2013, livre muet paru en Arménie), qui réapparaît dans la pièce 32 éponyme. Lune contenant les principes de la dualité unifiée : le noir, le Yin, la lune, le principe féminin (le thème du noir est omniprésent : le blog disparu Anoche hubo una tormenta, le sous-titre de Dâh, dans la nuit khmère, le site Obscures de l’auteur, etc.), complétant et s’opposant au blanc, au Yang, principe masculin. Lune des amoureux. Lune d’« on ne se quittera jamais » : ce qui précède les corps et leur survit, c’est toujours la langue, dans le serment (j’avais aussi écrit serre-ment) qui nous lie à elle avant notre naissance (c’est le nom-du-père, c’est le nom-de-la-mère), et qui nous lie aux êtres disparus par le serment, tacite ou non, de continuer à prononcer leurs noms : ils reviennent comme des spectres aimés, et la littérature est charme magique, incantatoire. Inéluctable lune surplombant toutes nos nuits.
495. Dâh est le passage de la surface à la profondeur : il s’agit bien d’un voyage dans la lune, et non sur la lune. « Un jour, un de mes neveux m’a dit qu’il était allé dans la lune. » La préposition est lourde d’un sens ontologique. C’est le « dans » de l’étant ; le « dans » de l’après-pénétration de la surface des choses, de la chair du monde. L’auteur est « dans » la lune comme il est « dans » la langue (entendue comme toutes les langues connues et à connaître : le labeur est infini, comme l’Aleph).
L’orient est le désarroi du sujet occidental (et du « moi » toujours conçu comme une instance stable, éternelle, siège de la raison, extérieure à la nature, conception rationaliste pourtant combattue, justement, par la littérature du XXesiècle, par la psychanalyse, la philosophie derridienne, etc.). L’Asie est chez Macquet le lieu de la dépose du moi logocentré, occidental, abandonné symboliquement par son avatar Avine dans Tchoôl lors de son arrivée au Cambodge :
“Avine fait quelques étirements de hanche, se dirige (tout guilleret) vers la cabane en tôle qui fait office de toilettes et lâche dans l’étang son dernier colombin français” (p. 33)
Les fèces françaises, ce reste de matières, sont absorbables par l’organisme. Séparation et don à la langue-mère (le français) de ce qu’il avait gardé ; boudin de mots lâchés dans l’étant.
496. Et même mort, on est parlé : les langues continuent leur travail (« entrer/sortir », « sortir/entrer », in pièce 5 « Outre l’oralité » ; avaler la langue / la déféquer en mots). Les langues sont les spectres, à la fois medium et fin, de la trace à inscrire pour l’écrivain : ce qui fut, et cela inclut lui-même. Écrire n’est jamais que dire que l’on fut.
490. Dans le « Post-scriptum de 1943 », le narrateur de la nouvelle revient sur le nom de l’Aleph :
« Son application à mon histoire ne paraît pas fortuite. Pour la Cabale, cette lettre signifie le En Soph, la divinité illimitée et pure ; on a dit aussi qu’elle a la forme d’un homme qui montre le ciel et la terre, afin d’indiquer que le monde inférieur est le miroir et la carte du supérieur ; pour la Mengenlehre, c’est le symbole des nombres transfinis, dans lequel le tout n’est pas plus grand que l’une de ses parties. Je voudrais savoir : Carlos Argentino a-t-il choisi ce nom ou l’a-t-il lu, appliqué à un autre point où convergent tous les points, dans l’un des textes innombrables que l’Aleph de sa maison lui révéla ? Pour incroyable que cela paraisse, je crois qu’il y a (ou qu’il y eut) un autre Aleph, je pense que l’Aleph de la rue Garay était un faux Aleph.
Je donne mes raisons. Vers 1867, le capitaine Burton exerça au Brésil les fonctions de consul britannique ; en juillet 1942, Pedro Henriquez Ureña découvrit dans une bibliothèque de Santos un de ses manuscrits qui traitait du miroir que l’Orient attribue à Iskandar Zu al Karnayn, ou Alexandre Bicorne de Macédoine. Sur son cristal se reflétait l’univers entier. Burton mentionne d’autres artifices semblables : la septuple coupe de Kai Josrú, le miroir que Tárik Benzeyad trouva dans une tour (Mille et Une nuits, 272), le miroir que Lucien de Samosate put examiner sur la lune (Histoire véritable, I, 26) (…) », « L’Aleph », Borges, p. 665, op. cit.
Il faut donc lire « L’Aleph » en suivant les indices donnés par Borges, avant de pouvoir considérer la place de la nouvelle sur les scènes imaginaires de C. Macquet. Glissements, déplacements, multiplication des destinataires, alliés à une thématique mystique et mathématique, font de la lecture un jeu de pistes.
Supposer un faux Aleph repose un déplacement géographique : il ne serait pas dans la maison de la rue Garay, mais dans la mosquée de Amr, au Caire, « à l’intérieur d’une des colonnes de pierre qui entourent la cour centrale », colonnes provenant elles-mêmes « d’autres temples de religions pré-islamiques », ce que cautionne « Ibn Khaldoun ». La caution historique du philosophe et historien arabe (14è-15è siècle) est un artifice pour légitimer le fait que cet Aleph, au fond, est u-topique : il se perd dans la nuit des temps, et n’a pas d’endroit en propre, sinon dans le texte borgésien. Un même glissement est à l’œuvre dans les signifiants de la chaîne sémantique fictionnelle « Aleph→ faux Aleph » :
« narrateur → Burton → Pedro Henriquez Ureña → Iskandar Zu al Karnayn, ou Alexandre Bicorne de Macédoine »,
avec en parallèle
« narrateur → Kai Josrú → Tárik Benzeyad → Lucien de Samosate ».
S’ y superpose la chaîne des toponymes :
« rue Garay (Buenos Aires/ Argentine/Amérique du sud) → Brésil, Santos (Amérique du sud) → Orient → mosquée de Amr, au Caire (Egypte/Afrique) »,
et, last but not least,
« lune ».
Enfin, il reste une chaîne signifiante non moins importante, celle de la « Mengenlehre » et « des nombres transfinis », allusion claire au livre Eléments de la théorie des ensembles du mathématicien allemand Felix Hausdorff (1868-1942), qui a publié sous le pseudonyme de Paul Mongré. Ses Eléments sont dédiés au créateur de la théorie des ensembles, Georg Cantor (1845-1918), lui aussi mathématicien allemand, qui propose grâce à sa théorie un fondement aux mathématiques. Cantor postule également l’existence de plusieurs types d’infinis. On retrouve là le substrat qui permet de saisir ce qu’est « l’Aleph » borgésien : métaphore de l’univers, des infinis, du Livre. (Voir aussi le paradoxe de Russell (1901) : « l’ensemble des ensembles n’appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? Si on répond oui, alors, comme par définition les membres de cet ensemble n’appartiennent pas à eux-mêmes, il n’appartient pas à lui-même : contradiction. Mais si on répond non, alors il a la propriété requise pour appartenir à lui-même : contradiction à nouveau. On a donc une contradiction dans les deux cas, ce qui rend paradoxale l’existence d’un tel ensemble. » Wikipédia)
Donc, le faux Aleph est-il possible ? L’Aleph contient-il le faux Aleph ? L’hypothèse de Borges est paradoxale, car en logique, A ne peut-être équivalent à non-A. La logique s’efface devant la poétique borgésienne, qui renvoie à une aporie le faux Aleph (ce qui revient à dire que, dans la nouvelle, l’Aleph existe !), et à un non-lieu son emplacement géographique.
489. En 2017, C. Macquet publie aux éditions Kâla (Cambodge) sa traduction de la nouvelle « L’Aleph », de Jorge Luis Borges. Traduction « classique » de l’espagnol d’Argentine vers le khmer du Cambodge, et non “traduction” identifiée dans LW et DLW, procédant par dérivation-expansion). Cette publication joue un rôle essentiel dans la compréhension du geste poétique de ce traducteur-auteur.
En jeu ici l’intertextualité avec la nouvelle de Borges : l’analogie des entrelacs entre chaque auteur et son œuvre : la part autobiographique présente mais masquée, le rapport de chacun à la représentation, le traitement de la langue comme matériau poétique, la réappropriation, amorcées dans LW , de l’imaginaire littéraire argentin dans une logophagie manifeste, le choix porté sur cette nouvelle en particulier, parmi un corpus borgésien profus.
« J’ai toujours pensé que lorsqu’on écrit, affirme Borges dans Borges para millones, Corregidor, Buenos Aires, 1978, cité dans les notes et variantes de l’édition Pléiade p. 1646, on doit modifier un peu les choses, si non on n’est pas un écrivain, mais journaliste ou historien. »
Je reprends. a) Christophe Macquet traduit « L’Aleph » en khmer. Il installe ce texte dans l’imaginaire littéraire khmer, qu’il connaît bien : il a traduit plusieurs écrivains khmers en français. On découvre ainsi sur son site,Obscures, un travail considérable. Des nouvelles de Soth Polin, heureusement publiées en France : Génial et génital, éditions le Grand Os, en 2017, ou « Nul ne peut faire revivre les morts », en 2019 ; il a traduit « L’accusé » de Khun Srun (2018) , « Je viens de l’horizon » de Hang Achariya (2019). Il traduit aussi de l’espagnol vers le français, du khmer vers l’anglais, du français vers le khmer (Le Lotus bleu, Le Petit prince, Le Horla, L’Etranger, Un barrage contre le Pacifique…). Garder à l’esprit ces pôles : français, espagnol, anglais, khmer. Quatre langues-mondes. Et des mondes dans les mondes.
De l’espagnol vers le khmer, donc. « L’Aleph » a pu retenir l’auteur pour de nombreuses raisons : l’exploration de la littérature argentine, et notamment de Jorge Luis Borges ; la dilection de l’auteur de Dâh pour la lettre A ; la poétique borgésienne ; ce que recèle cette nouvelle qui a pu arrêter le choix de la traduire (on s’imagine d’ailleurs assez mal les difficultés d’une telle traduction. Tout est histoire de topographie, symbolique et imaginaire : quoi de plus éloigné, a priori, qu’un texte écrit en espagnol argentin, marqué aussi des imaginaires européens, et l’Autre absolu que représente la culture khmère pour un lecteur français ? Ce qui vaut dans l’autre sens, bien évidemment : l’Argentine est l’Autre du Cambodge, tout cela médiatisé par un Français).
C. Macquet est un passeur de mondes à mondes, parce qu’il voyage, photographie, écrit et traduit. Il avale mais restitue. Il garde et donne. Il fait « manchon pensant », pour reprendre Michaux.
b) la dilection de l’auteur de Dâh pour la lettre A
b.1.) La lettre A est disséminée dans toute l’oeuvre. Premier coup de sonde.
« La réincarnation des amibes », récit signé sous le pseudonyme de Christophe Antara (2005) | LunA Western (2011) | Anoche hubo una tormenta(blog puis livre muet, 2014) | Kbach (2012) | Dâh (2022), pour quelques titres.
Si l’on ouvre les livres, la dissémination est vertigineuse. Je m’en tiens à quelques exemples repérés dans Dâh (qui, comme l’Aleph, contient tous les autres livres) :
l’une des deux épigraphes : « Il y avait à bord cent huit femmes. » (Amédée Gréhan, Naufrage de L’Amphitrite, le 31 août 1833) ». On verra bientôt l’importance cruciale de cette citation | les nombreux personnages qui traversent Dâh : Avine, pour commencer ; Archibald/Archie ; Varman-Rosée ; Adèle (personnage d’un récit adolescent de l’auteur, Voyage au centre de la grosse Adèle) ; A-lys | des noms communs : Aréole (p.35) ; amibe littéraire (p.60) | des toponymes : Acrabeucq ; Argentine, Amérique du sud | des jeux de mots : Avien (déformation en patois boulonnais de “elle vient”), etc.
Rappel : la dissémination, pour Derrida (Positions) est une possibilité de déconstruire/découdre/dénouer l’ordre symbolique. C’est je crois un autre moyen de « désosser la langue » pour C. Macquet.
b.2.) La lettre A, et son pendant dans l’alphabet hébreu, א ou « aleph », fait l’objet d’un post de l’auteur sur son site. Intitulé « Coup de glotte », il pose la question de savoir « comment traduire l’Aleph (le lettre hébraïque) en khmer. Il faut ici remarquer le problème de la traduction d’un imaginaire à l’autre, d’un monde culturel à un autre, et la technicité linguistique nécessaire pour le résoudre. Technicité à plusieurs titres : linguistique (araméen/hébreu // araméen/brahmi/khmer) ; culturelle au sens large (vision mystique de l’aleph borgésien/mystique khmère) :
Après plusieurs semaines de recherche, nous avons trouvé un équivalent dans le bouddhisme tantrique khmer : la lettre អ, dernière lettre de l’alphabet mais qui autrefois était la première, et qui, à travers une série d’exercices de souffle, peut apparaître sous la forme d’une boule (ដួងកែវ), siège de la connaissance ultime.
Première surprise : comme l’aleph hébreu (א), le អ khmer est une consonne qui représente l’arrêt glottal, consonne qui n’existe pas dans l’alphabet grec (et ses descendants, les alphabets latin, cyrillique, etc.) puisque les Grecs ont transformé l’aleph en alpha (la voyelle a).
(…)
La deuxième surprise a été de découvrir que les deux lettres étaient vraisemblablement cousines.
Tout comme l’alphabet hébreu, l’alphabet khmer viendrait de l’alphabet araméen (par l’intermédiaire de l’alphabet brahmi utilisé sous le règne de l’empereur Ashoka, qui fut, dit-on, à l’origine de l’introduction du bouddhisme au Cambodge).
b.3.)L’Aleph borgésien : il est découvert par le narrateur de la nouvelle, invité par Carlos Argentino Daneri, cousin germain d’une femme morte en 1929, Beatriz Viterbo, que le narrateur aimait. Ce dernier rend une visite le 30 avril de chaque année rue Garay, à Buenos Aires, pour saluer le père, le cousin de la défunte, et honorer la mémoire de Beatriz. Carlos Argentino est écrivain : il compose un poème, « La Terre », dont l’ambition est de « versifier toute la planète », à la manière d’une carte au 1/1. Mais bientôt, la maison de la rue Garay va être démolie. Et Argentino a besoin de cette maison pour terminer le poème, « car dans un angle de la cave il y avait un Aleph. Il précisa qu’un Aleph est l’un des points de l’espace qui contient tous les points. (…) le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles. » (« están, sin confundirse, todos los lugares del orbe, vistos desde todos los ángulos. »)
Argentino enjoint le narrateur de descendre voir cet Aleph : « Descends ; d’ici peu tu pourras engager un dialogue avec toutes les images de Beatriz ». Le narrateur croit d’abord à la folie de son hôte. Avant le récit de sa découverte de l’Aleph, le narrateur-écrivain fait une pause dans son récit, pause qui introduit à la vision borgésienne de la littérature. Et je m’arrête ici à ce qui a pu motiver le choix de cette nouvelle par C. Macquet :
J’en arrive maintenant, écrit le narrateur-écrivain, au centre ineffable de mon récit ; ici commence mon désespoir d’écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent ; comment transmettre aux autres l’Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine ? Les mystiques, dans une situation analogue, prodiguent les emblèmes : pour exprimer la divinité, un Persan parle d’un oiseau qui d’une certaine façon est tous les oiseaux ; Alanus ab Insulis, d’une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part… » (édition Pléiade, p. 662)
Borges pointe ici l’antériorité du langage à notre existence contingente (toute la psychanalyse l’a amplement montré), la valeur symbolique des mots (depuis Platon et Le Cratyle), la difficulté de faire partager au lecteur l’infini de notre vie intérieure (la barre du sujet par la langue), et la valeur à la fois métaphorique et métonymique de la vision mystique (divinité = oiseau = tous les oiseaux). J’avais déjà évoqué cette notion dans le poinçon 341 où je me demandais ce que pouvait être la condition d’une « avant-langue », d’un « avant la langue » et proposais la notion de « condensat », que permet l’opération de Verdichtung (compression, tassage, condensation, compactage, densification ), mot dérivé par la préfixation de Dichtung (« joint d’étanchéité », mais aussi « poésie »). Et la « poésie » englobe (telle un Aleph) « Literatur, Poesie, Fiktion ». Et j’ajoutais : Quel mot extraordinaire que Dichtung : ce qu’il signifie ( inventer, imaginer, créer / concevoir un poème ou plus généralement un texte afin qu’il soit rédigé et lu), associé à son dérivé Verdichtung (densification, etc.) est en lui-même un exemple de condensation de signifiants.
Imaginairement, la « petite sphère (…) de deux ou trois centimètres » découverte par le narrateur borgésien contient « l’espace cosmique (…) sans diminution de volume ». La petite sphère naît chez Pythagore, Platon, Aristote ; elle est la forme du cosmos harmonieux créé par le Démiurge. Le narrateur, instance qui représente l’écrivain Borges, contemple même « les restes atroces de ce qui délicieusement avait été Beatriz Viterbo (…), [il vit] l’Aleph sous tous les angles ». L’Aleph se contient lui-même, l’Aleph est l’univers. Dans cette vertigineuse vision, on peut s’accrocher aux deux figures rhétoriques que Borges utilise : la métaphore et la métonymie. La sphère de l’Aleph est métaphore de l’univers, mais aussi de la littérature, ainsi que du dispositif appelé « écriture », comme il est métaphore du livre. Qu’une réalité vaille pour une autre, c’est la métonymie.
Borges s’amuse : il met en scène le personnage de Carlos Argentino Daneri, contraction de Dante Alighieri, et Beatriz Viterbo, qui est aussi la Beatriz de Dante. « Argentino » était initialement « Argentina » ; et « Viterbo » est le nom d’une ville du Latium, mentionné à deux reprises dans L’Enfer. Borges mentionne aussi Jean de Viterbe dans « Trois versions de Judas » (Fictions) : « le fameux sorcier Jean de Viterbe, qui devint fou quand il put voir la Trinité ». Les noms propres des personnages condensent donc Argentine et Italie, Dante Alighieri et La Divine Comédie, Beatriz et Jean de Viterbe, de la même manière que l’Aleph condense tout l’univers. C’est ce que suggèrent les deux épigraphes de la nouvelle, l’une tirée de Hamlet, l’autre du Léviathan. Je ne reprends que celle de Shakespeare :
O God. I could be bounded in a nutshell and count myself King at infinite space.
Ô Dieu, je pourrais être enfermé dans une coquille de noix et me sentir encore roi de l’espace infini » (II, 2)
b.4.) Il fallait donc, pour traduire cet imaginaire borgésien, trouver sa correspondance dans l’imaginaire khmer et découvrir les « lettres cousines » en hébreu et en khmer, aleph et អ, pour rendre le coup de glotte qui seul permet la bonne prononciation. C’est dire, évidemment, à quel point la lettre s’ancre dans le corps, dans sa phonation. La lettre s’incarne. Heureuse découverte donc que ce cousinage avec le bouddhisme tantrique khmer : ésotérique, il répond à la mystique juive de la Kabbale, la « Loi orale et secrète ». Je regarde attentivement la 1ere de couverture de l’édition khmère de « L’Aleph » : l’aleph hébreux a pour ombre le អ khmer. Ombre et lumière, indissociables, avers et revers interchangeables, en miroir.
b.5.) Outre le A dérivé en hébreu par « aleph », en khmer par អ, on voit dans le choix de cette nouvelle de Borges la dilection de l’auteur pour les textes vertigineusement labyrinthiques. A de nombreux égards, l’œuvre de Macquet a des accents borgésiens. Le goût de la transformation poétique de la réalité. Le goût des fausses pistes, des possibles narratifs avortés. Sur la scène imaginaire de l’auteur, A est aussi la lettre du commencement : de l’alphabet, du Nouveau Monde (quitter la France pour l’Argentine). A/ អ est la première des 33 lettres de l’alphabet khmer (marquant donc l’arrêt glottal : y revenir, sur ce coup d’arrêt en langue étrangère).
A suivre : Richard Burton & l’hypothèse d’un faux Aleph
488. Je note donc sur ma carte cette nouvelle constellation : Boulogne-sur-Mer, Arundell, Burton, l’impossible sauvetage de la femme aimée, la gitane et le romani, le goût des marges, le polyglottisme, le poinçon du X, trouant le texte, en interdisant la lecture.
Retour sur X.
Par association d’idées, l’image du puzzle perecquien me vient à l’esprit. La queue d’aronde tient du puzzle, si cher à Perec.
Dans W ou le souvenir d’enfance (1975), l’écrivain évoque, au chapitre XV,
« cette figure en X que l’on appelle ‘Croix de Saint-André’, et réunies par une traverse perpendiculaire, l’ensemble s’appelant, tout bonnement, un X. Mon souvenir n’est pas souvenir de la scène [du vieil homme qui sciait du bois sur le X], mais souvenir du mot, seul souvenir de cette lettre devenue mot, de ce substantif unique dans la langue à n’avoir qu’une lettre unique, unique aussi en ceci qu’il est le seul à avoir la forme de ce qu’il désigne (le « Té » du dessinateur se prononce comme la lettre qu’il figure, mais ne s’écrit pas « T »), mais signe aussi du mot rayé nul – la ligne des x sur le mot que l’on n’a pas voulu écrire -, signe contradictoire de l’ablation [en neurophysiologie, où, par exemple, Borison et McCarthy (J. appl. Physiol., 1973, 34 : 1 – 7) opposent aux chats intacts (intact) des chats auxquels ils ont coupé les vagues (VAGX), soit les nerfs carotidiens (CSNX)] et de la multiplication, de la mise en ordre (axe des x) et de l’inconnu mathématique … » (Gallimard, p. 110)
Je ne calque évidemment pas le texte de G. Perec sur celui de C. Macquet. Il reste que ce qu’écrit Perec sur le x s’applique en partie au X de l’auteur de Dâh. Outre ce que j’ai écrit au poinçon 487, j’ajouterai le X de l’ablation de toute traduction, de l’ablation du nom de la personne évoquée dans la pièce 4 de D. (c’est bien sûr le X de l’anonymat : cette femme est morte sous X, deuil anonyme entre les 108 deuils féminins, j’y reviendrai), le X de la clôture de DLW et le X de la multiplication des sens de lui-même. X, qui a la forme de ce qu’il désigne, hapax d’une langue cratyliste (un bref instant possible !), contenant les compossibles, énantiosémique : X dit la présence de la disparition, X est trace, c’est-à-dire ce qui reste d’une présence supposée. X est le signe qui se barre lui-même, ne cessant de pointer vers lui-même, au lieu même du nom attendu. La dissémination du X dans l’œuvre répète cette trouée. Le X désosse (x ablatif latin : l’instrumental, le scalpel), le lecteur réincarne. Et puis, peut-être le X plutôt que le nom : le nom est le meurtre de la chose, le nom propre le meurtre de la personne ; par sa densité constituée de rhizomes sémantiques déployés dans les nombreux dispositifs textuels, le X échappe momentanément au meurtre. Il est locatif, en repérant sur la page le lieu de l’effacement et de l’inscription symbolique à partir duquel le reste s’ordonne (quelque chose comme l’axe des x de Perec, mais auquel s’adjoindraient d’autres dimensions : le y des ordonnées (ou la fonction paradigmatique, celle des mots possibles qui flottent au-dessus du mot retenu), et le z (fonction poétique née des deux précédentes : les déflagrations de sens).
Si le personnage d’Avine a du mal avec les portes (« La porte des toilettes / j’oublie mes doigts entre dormant et battant, côté charnières / ma cousine referme soudainement la porte / je hurle / tous mes ongles ont sauté. » (Dâh, p. 16) , « Avine a un problème avec les portes (…) Avine oublie toujours de fermer les portes » (p. 17), il faut le comprendre littéralement et imaginairement, tant sont nombreuses les portes laissées ouvertes pour le lecteur. Ainsi de
L’Arundell des faubourgs (D., p. 179)
Que recèle le calembour ?
Deux portes :
La chanson “L’Hirondelle du faubourg” de Bénech et Dumont ; l’histoire d’Isabel Arundell, liée au lieu de naissance de l’auteur C. Macquet, Boulogne-sur-Mer.
« L’Hirondelle du faubourg » est une chanson populaire française publiée en 1912, écrite par le duo Louis Bénech (musique) et Ernest Dumont (paroles). La chanson relate la mort d’une jeune femme orpheline de mère et abandonnée de son père, transportée à l’hôpital suite à deux coups de couteau près du cœur. Le médecin qui veut la sauver découvre sur la mourante une médaille, où s’inscrit le nom du père, « André », et de la mère, « Marie-Thérèse” . Le docteur reconnaît la médaille en argent, ainsi que la date, « avril quatre vingt treize ». Il voudra sauver sa fille, « l’hirondelle » qu’il n’a pas « su protéger », en vain. La reconnaissance finale du père et de la fille est mélodramatique, mais surtout tragique : « J’suis un savant, j’en ai guéri des femmes / Mais c’est cell’-là qu’j’aurais voulu sauver ». L’impossible sauvetage de la fille aimée. Le refrain qui revient, imitant en cela le rythme naturel des saisons : le vol d’hirondelles à la tombée du jour, les hirondelles annonciatrices du printemps. La queue d’aronde symbolise aussi cet Eternel retour.
Isabel Arundell surgit au détour d’un calembour, qui transforme « hirondelle » en « Arundell ». Pourquoi cette femme en particulier a-t-elle été retenue par l’auteur ? Parce qu’il permet la substitution du A au I à l’initiale du mot, A, la capitale d’une si grande importance dans l’œuvre : le A est contaminant et s’y dissémine.
Le glissement de –rondelle vers –rundell introduit la figure féminine d’Isabel Arundell, écrivaine et traductrice, catholique de bonne famille, qui rencontrera en 1849 et épousera en 1861 l’extraordinaire Richard Francis Burton. La rencontre a lieu à Boulogne-sur-Mer. Voilà qui éclaire sur la place qu’occupent Arundell et Burton dans l’imaginaire de l’auteur : le patronyme « Arundell » donc, la rencontre à Boulogne-sur-Mer, la femme, la figure polymathe du voyageur, traducteur, écrivain, linguiste, orientaliste, ethnologue, diplomate, escrimeur…que fut Burton. Tous deux écrivains, traducteurs, voyageurs inlassables. Deux avatars possibles de l’auteur. Burton, l’homme qui parlait vingt-neuf langues et une dizaine de dialectes, esprit libre, individualiste.
Burton a appris le romani, lors d’une liaison avec une gitane : écho de la pièce 5 de D., « Outre l’oralité » :
« la nuit gitane (la nuit sexuelle) »
annoncée par la pièce 4, « On ne se quittera jamais » :
« Il y a d’autres enfants
Il y a un camp de gitans
Il y a une fillette à peau brune
que je dois sauver.
(…)
une petite malheureuse à peau brune
on a le même âge
elle vient du camp des Gitans »
L’auteur fait part d’une expérience de deuil et d’un serment :
« X est devant sur le siège passager, je lui caresse le pouce, elle va bientôt mourir, je le sais, elle le sait, il y a la nuit qui vient, sans une parole, il y a ce point d’éternité, elle ne sait pas tout, je ne sais pas tout, je lui caresse le pouce, on ne se quittera jamais. » (D., p.16)
(…)
« après la mort de X
langue rouge
langue bleue
retourner sur les lieux où je suis mort avant X » (D., p.18)
L’auteur écrit un roman personnel, non sous une forme romanesque, forme indue (voir la question de la forme déjà évoquée dans DLW (poinçon 480). Autour du deuil de figures féminines aimées (X) se cristallise le personnage du « sauveur de la fillette à peau brune ». X, c’est la femme aimée et morte. X est le deuil, la disparition, l’impossible de la mort. Y compris de la mort de l’auteur lui-même, mort imaginaire et sensible ici, dans ces quatre vers en chiasme (la lettre grecque X), où le premier vers prépare le quatrième : après/avant, mort de X/je suis mort. Au cœur du chiasme, la langue, rouge de vie, bleue de mort.
X est la lettre qui clôt le recueil DLW. X est la lettre qui quasi-clôt LW, , en face de la page 216 : « le passage étonnamment NEUTRE ». X est la lettre qui ouvre LW, X est la réponse du neveu qui est allé sur la lune, à la question de l’oncle-narrateur : qu’a-t-il vu sur la lune ? X marque l’impossible traduction en espagnol, dans DLW (page 35), de l’hypothèse narrative n° 20 de ce que serait LW :
20) c’est l’histoire d’un géant marcheur (un géant maigre) qui déteste la ville et le post-modernisme ; un jour, il s’aperçoit, dans un frisson d’horreur, qu’il est en train de se transformer en son ennemi ;
20)
X ;
X barre ville et post-modernisme, X est l’impossible traduction en espagnol d’un exposé méthodologique dérivé, dans DLW (page 50), qui interroge le rapport des mots et des choses, ébranlant l’idée même de traduction d’une langue dans une autre (et le X illustre cette impossibilité) :
9) si, en écrivant « pez », par exemple, un poète a voulu utiliser un monosyllabe (parce que c’est rond, parce que c’est clos, parce que c’est entier, parce que c’est léger, parce que c’est…chinois), on ne peut pas honnêtement traduire « pez » par « poisson », n’est-ce pas ? ;
9)
X.
En passant, je relève quelques-unes des caractéristiques de l’assemblage en queue d’aronde : rond, clos, entier. La traduction adaptée de « queue d’aronde » est « cola de merluza », et non « cola de milano » (poinçon 486). Les arêtes de la découpe en tenon et mortaise rappellent celles du merlu…Et la queue d’aronde, ici, tient lieu de monosyllabe, rythmiquement analogue à la lettre A.
La lettre X barre, dit la mort et le Neutre, la langue soudain déliée de son serment de dire – serment temporaire, car on ne se quittera jamais, la langue et soi. La langue est pistée sur sa refuite, sur son trajet de bête traquée. Le X ressortit au même dispositif que le schéma de l’assemblage en queue d’aronde, de la photographie sans légende, des mots en khmers : ils sont une manière d’amuïssement de l’auteur – ou plus exactement, ils sont une trouée dans le texte, qui aussi bien laissent leur lecteur interdit. Cette interdiction (la langue de l’auteur, avec ses trouées et refuites, se met entre nous et lui, nous privant par étonnement d’user de notre entendement – on comprend seulement qu’on ne comprend pas) est l’effet, sur l’auteur et son lecteur, de l’impossibilité pour le mot de dire la chose, ce qui justifie ces dispositifs pour tenter d’y faire pièce (les 108 pièces de Dâh), par désossement-réincarnation successives et répétées.
Par la lecture et le décodage (ou sa tentative) des textes de C. Macquet, je bute systématiquement sur cet assemblage en queue d’aronde imaginaire, un serre-ment de deux pièces découpées pour s’imbriquer, serment qui me lie, moi, lecteur, à ces textes. Oui, ces textes seraient ceux qui permettent à l’auteur – et partant, à son lecteur – de se ressaisir comme sujet, ou du moins, de le tenter. La tempête qui pousse à écrire et à lire, à parler, naît dans la course au Réel, qui échappe à toute représentation, que l’on essaie de rendre malgré tout en lisant, en écrivant. Imaginons que les mots accomplissent des actes imaginaires. Serment prêté de ne se quitter jamais, indissolublement liés par les mots.
« Outre l’oralité », 5è pièce de Dâh, signifie « au-delà » de l’oralité (et au-delà, quoi ?), et l’injonction à « outrer » l’oralité : pousser à bout cette pulsion orale qui fait de la bouche le point de passage avec l’Autre, avec le sein (dâh). Traquer l’au-delà du désir, inatteignable évidemment, tension permanente, et un pousse-lalangue du texte poétique, incessamment troué de ses X, du manque à y être, du nom qui se dérobe.
[L’] Assemblage à queue d’aronde (…) est utilisé principalement pour assembler deux pièces de bois relativement larges et minces, formant un angle. Cet assemblage a été beaucoup utilisé pour les coffres et actuellement, il sert pour les tiroirs. Plusieurs parties saillantes en forme de trapèze − dites tenons ou queues mâles − s’engagent dans des entailles − mortaises ou queues femelles − de même forme et de même dimension, exécutées dans la pièce de bois adverse. La forme de trapèze rappelle la forme des queues d’hirondelles, d’où son nom de queue d’hironde, devenu par déformation queue d’aronde. Viaux, Le Meuble en France,1962, p. 7, CNRTL
La première fois que je vis Queue-d’Aronde – le personnage-, ce fut chez son auteur, quelque part dans un quartier oublié de Lille-Sud. Je pense en avoir lu là-bas un extrait, ou peut-être fut-ce la nouvelle entière. A l’époque, j’avais été étonné de voir un tel assemblage de texte : au lieu du nom propre, la représentation graphique d’une queue d’aronde, qui échappait donc à la désignation traditionnelle du personnage. Peut-être est-ce donc en 1994 que l’auteur opère ce glissement de signifiant, une trouée dans le texte, une remise en cause, pour le dire enfin, de la représentation classique du personnage dans le texte. Au-delà, ou en marge, de l’essentialisation d’un personnage à une seule lettre (« K » de Kafka, de Buzzati, entre nombreux autres exemples), la substitution du nom propre, son effacement derrière le schéma de la queue d’aronde convoque l’imaginaire de la menuiserie, de l’ébénisterie, de l’ornithologie, des principes premiers (mâle/femelle : tenons et mortaises ; le soi et l’adverse), ainsi que la linguistique : hironde déformé par l’usage en aronde ; métonymie enfin, car la représentation schématique s’approprie l’investissement de toutes les autres. A la fois principe d’économie poussé à l’extrême (dire beaucoup en ne disant rien par les mots), ente de l’icône dans le texte pour représenter un personnage (on quitte la symbolique langagière pour l’iconographique), trouée dans le texte qui laisse dans l’incompréhension un lecteur ignorant l’assemblage, et dispositif de réduplication : l’assemblage ainsi montré souligne que le texte lui-même est assemblage de mots et d’icône.
Imaginairement, l’image du cercle, de l’harmonieuse rotondité, est au prix de la coupure et de l’angularité de la découpe. Que penser d’une instance narrative qui aiguille vers d’autres référents que ceux attendus ? Que le personnage, c’est une fiction. On le savait déjà. Pourquoi y insister ? Qu’est-ce qui insiste, ici ? Ici, c’est-à-dire dans l’ensemble des textes de C. Macquet. Bref retour en arrière : « Queue d’aronde » naît en 1994, et réapparaît dans Dâh : c’est la trente-cinquième pièce du livre :
35. Queue-d’aronde, Lille-sud, 1994
Mais avant cela, que je sache, le schéma apparaît en tête de « l’épilogue/epílogo » de Luna Western (2011), page de gauche 138, en face d’une longue citation du poète argentin Lamborghini en page droite ; ces deux pages précèdent la dyade suivante, à savoir : un mot en khmer à gauche, une autre citation de Lamborghini à droite, où « Avine » apparaît (découverte fortuite de C. Macquet, la coïncidence est surprenante, dans la mesure ou l’invention d’Avine est antérieure à la découverte du texte de Lamborghini).
pages 138-139 pages 140-141
Le mot khmer តែម្ដង se lit « taemdâng », qui signifie “une seule fois/ ou directement (sans contrôle), ou exprime le haut degré de la notion.” C’est le cœur de la pièce 106 de Dâh, que d’expliciter les sens de « taemdâng ». Le lecteur s’y reportera. Plusieurs conclusions, ici : a) la répétition de la dyade en schéma/texte puis khmer/texte établit une analogie entre le schéma incongru (au premier abord) et le mot khmer illisible ; b) cette analogie en facilite une autre : le rapprochement de « Lu-na » avec la figure de l’assemblage, évoquant une pleine lune, un croissant de lune ; c) par extension, la similitude typographique dans les dyades autorise le rapprochement entre « taemdang » et « Avine » (le personnage, donc) ; d) les deux dyades ne sont pas à séparer, bien sûr, et leur proximité dans le livre permet la circulation des sens, dont l’une d’elle serait « queue d’aronde / Luna (lune) / taemdâng / Avine” ; e) la chaîne de signifiants trouve un point de butée avec « Avine » qui met un terme provisoire au glissement ; f) cette constellation de signifiants s’enrichit visuellement de la capitale A dans la citation de Lamborghini : « tus noches Atenas tus noches Atenas » et reprise dans les autres vers du même auteur : « Avile /Avine / Ahuire / Avice ». J’y reviendrai.
Je m’arrête maintenant aux sens (à quelques-uns) : le thème récurrent de la nuit et le redoublement incessant (« tus noches Atenas » deux fois, « saliendo » deux fois) ; les sens du mot khmer : « une seule fois » (ce que contredit le recours constant à la réduplication), « directement (sans contrôle) », ou un intensif, que je retiens ici : c’est le -RE de la répétition, le -RECONTRA du sous-titre de Desde Luna Western, « Recontraducido », qu’en lunfardo (argot argentin) on traduirait par un intensif (quelque chose comme « supertraduit »). A nouveau, l’assemblage est un noyau dense qui irradie de nombreux sens, dont je commence à discerner l’ampleur et le caractère récurrent.
Desde Luna Western (2013) fait revenir la queue d’aronde page 26 :
où l’auteur lève le voile grâce à une hypothèse fictionnelle sur ce que serait Luna Western. Queue-d’Aronde devient nom propre en s’ornant de majuscule, c’est un voyageur qui court après sa bien-aimée. Au miroir de l’espagnol, dans l’autre dimension de la langue, la polarité s’inverse : Queue-d’Aronde devient Cola-de-Merluza, et la bien-aimée devient le bien-aimé. Les deux polarités sexuelles sont exploitées. Mais là encore, le mécanisme de différenciation fait de cette traduction une adaptation. « Queue d’aronde » se traduit en espagnol par « cola de milano »., soit « queue de milan », en référence explicite à la queue du rapace, qui équivaut à celle de l’« l’hirondelle » française. Mais l’auteur a retenu « merluza », qui signifie « merlu, colin ». Le merlu est doublement évocateur dans l’imaginaire de C. Macquet : le poisson, la ralingue ; la syllabe -LU qui souvent fait retour dans le texte.
តែម្ដង donne son titre au 20ème livre muet de l’auteur. C’est en 2016.
Dernière occurrence en date, donc : Dâh, 2022.
Je note que la queue d’aronde est incomplète : seul le tenon est imprimé. Au lieu du nom propre, il ne reste queue.
Le stylo-bille jeté a rayé le papier (peint).
Le dessin réapparaît comme 99ème pièce de Dâh, sur un tee-shirt (celui de M. Padwin). Il a guigné de l’œil dans la 53ème pièce :
L’Arundell des faubourgs (page 179).
L’hirondelle mute à nouveau (toponyme anglo-saxon ? Patronyme ? ). Chanson française, faubourg lillois, où Queue-d’Aronde naquit.
484. L’attrait d’un livre, l’aimantation qu’il exerce, tient à ce qu’il vient répondre à une attente, dont on a parfois médiocrement conscience. En le lisant, on fait naître un charme, qui transforme définitivement notre vision de la réalité (qui nous inclut aussi bien), qui apporte une réponse déjà là, qui n’attendait que d’être révélée. Je l’ai souvent faite, cette expérience de révélation du flou vers le net, du bain photographique qui vient ajouter à notre monde un nouveau morceau de réalité. Cette révélation est double : celle de l’auteur et celle du lecteur. Rencontre différée, mais rencontre.
485. La ralingue est un cordage marin, dont la fonction est de renforcer une voile, un filet de pêcheur. Il en empêche la déchirure. Ralingue est un mot magnifique. Je note ceci, tiré de mon dictionnaire en ligne de prédilection, le CNRTL :
“Les voiles furent bordées de fortes ralingues, et il restait encore de quoi fabriquer les drisses, les haubans, les écoutes, etc.” (Verne, Île myst., 1874)
“Il était impossible d’empêcher la fuite du gaz, qui s’échappait librement par une déchirure de l’appareil “(Verne, Île myst.,1874)
Chez Verne, le goût du vocabulaire technique, précis. Chez Macquet, de même. Et cette ralingue me claque à la figure dans Tchoôl, plusieurs fois :
“I lock my door upon myself, les re du non-retour ralingue répétition comique atroce ” (p. 68)
et aussi :
“et puis
et puis
je t’en supplie
tchoôl !
TCHOÔL !
“in rapture’s wild reality”
j’avais craché dans leur verre
j’avais fait gonfler ta mère
bouge
je sais que les marins s’en vont
ralingue ” (p. 70)
et :
“la tempête en nous qui nous pousse vers une île mystérieuse, ça pousse, ça recommence, ça nous pousse à la ronde, le verbe, qui nous pousse à la chair, la chair, qui nous traîne à la source, ralingue ” (p. 71)
et enfin :
“ralingue
Avine” (p. 74)
Ralingue permet un nouage linguistique très dense. Ce cordage dit à la fois le retour (ce qui revient selon la loi de l’Eternel Retour, ce qui revient après son départ : le marin, le bateau, l’habitant du Boulonnais) et le non-retour (le paradoxe n’est qu’apparent : retour et non-retour sont des compossibles) ; le râle de mécontentement devant le râle de la langue en agonie, celle qui ne pourra jamais dire, mais qui tente la “sauvage réalité du ravissement ” (citation d’un poème de Lord Byron), rage sensible phonétiquement dans l’allitération initiale du /R/ ; l’impératif absolu du voyage en mouvement qui pousse en avant, vers l’île mystérieuse ; la compénétration de la chair et du mot, du corps traversé par la langue, bref, du nouage entre le réel (l’impossible île mystérieuse), le symbolique de lalangue qui s’essaie au ravissement (ravir la réalité, être ravi par elle), et l’imaginaire décliné en multiples facettes (la tempête intérieure, le voyage en cercle sur soi-même : “pousse à la ronde”, que je lis aussi comme l’aronde, j’y reviendrai) ; Avine-ralingue, le personnage dont est narrée l’histoire, Avine comme principe de liaison, Avine du A en majesté (revenir sur la capitale A) ; la lune/luna/Sélène… et j’en oublie. La chaîne signifiante est riche : j’essaie d’en capter quelques reflets, en vieux rêveur mallarméen.
J’avance sans portulan. Seulement guidé par les pointes qui griffent ma coque.