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Une ondulation continue, à dos de cheval indocile, me mène au volcan Paricutín. Levé tôt, temps froid, ciel bleu. Grâce à quelques trouées dans les arbres, j’aperçois le volcan, et sur son flanc le cône parasite du Sapichu. Très loin derrière, la brume matinale estompe le volcan Tancítaro. Quatre heures à un trot régulier, par des sentes scabreuses ou des chemins dégagés, sous la brûlure d’un soleil de montagne. Les conversations cessent peu à peu, gagnées par le silence parfois troué du cri d’un rapace. Soudain apparaît le clocher d’une église, on en voit la coupole surmontée d’une croix. Nous approchons de San Juan Parangaricutiro, en terre purépecha, à trois-cent-vingts kilomètres à l’ouest de la capitale du pays, Mexico. La piste rocailleuse fait place à un sol cendreux qui amortit le pas des chevaux. Et le cataclysme nous fait face. D’un monochrome noir, baroque, émerge le clocher de l’église du Señor de los Milagros, inspirée des premières basiliques chrétiennes romaines. En m’approchant, je décèle une anomalie : je suis au niveau du deuxième étage de la façade, la base est ensevelie sous la lave, comme le Vésuve a enseveli Pompéi et Herculanum. Si l’on s’approchait de l’église mexicaine par les airs, on en verrait la maçonnerie blanche, coupée de son presbytère par la lave pétrifiée. Ondulations acérées du relief, anfractuosités, basalte chaotique et touches vertes des arbustes. Gangue silencieuse, croûte immense d’où émerge un clocher miniature, jouet oublié dans un tuf vaguement inquiétant. Le volcan a donné à l’église une sépulture saisissante. Corps-église, tu es poussière et retournes à la poussière, la cendre à la cendre. Les villageois vénèrent encore l’image sainte du Christ Miraculeux : il a permis que le retable en pierre du grand autel soit épargné. Ce 9 mai 1944, les cloches sonnent furieusement pour avertir les habitants du danger imminent : ils abandonnent alors leur village aux coulées rougeoyantes qui confluent jusqu’à l’église, dans une chaleur de tous les diables. Lointain grondement du volcan, nuées noires, la marée avance en cliquetant, enflammant la végétation sur son passage ; l’intérieur de la coulée, rouge radiant, est le cœur d’un serpent aux écailles charbonneuses et acérées en constant renouvellement. Nef perdue dans un Déluge des premiers temps, l’église commence sa submersion dans l’océan de lave. Les habitants de Hawaï nomment a’a cette lave effusive. Magma des origines du monde, roche ignée de l’alpha et de l’aleph. Se télescopent ici, dans un même espace, les temps immémoriaux et les minuscules vies humaines : pierre abrasive et pierre de taille, air soufré et encens. Je suis violemment dépaysé, soudain happé par deux infinis. Plus tard, à pan de volcan, les chevaux renâclent. Je gravis à pied dans un poussier de cendres les derniers mètres qui mènent au cratère. Il est immense ; ses pentes convergent, en éboulis rocheux, en longues stries blanc jaune, dans la vapeur soufrée des solfatares. J’aperçois le sommet plat du volcan Sapichu. A perte de vue des champs de lave. Il souffle un vent frais qui fait planer de grands oiseaux noirs.