A un graveur

Contribution #9 | PRENDRE |

Tu embaumes le cuivre d’un bitume noir : plantes fossiles, algues pétrifiées. Assis à ta table, tu fais face à la ténèbre répandue en vernis liquide, pierre devenue mouvement. Peut-être ce tain noir vient-il de la Mer Morte ? Mais loin de préserver une dépouille, tu feras advenir à la lumière ce que toi seul vois : d’une pointe à l’exact diamètre, celui qui seul pourra traduire l’image-fantôme en toi, tu la dessineras : elle surgit en traits rouge et orange, ta pointe fluide hantera cet espace comme l’Esprit à la naissance du monde, tu seras – parce que notre sidération future en dépend – tu seras parfait dans ce désembaumement, tu feras disparaître la ténèbre, tu illumineras un nouveau microcosme, tu seras orpailleur que les fulgurations brillantes font d’ordinaire trembler, mais tu ne trembleras pas. Ce qui gît encore dans les limbes du bitume, tu le soumettras à la morsure de l’eau-forte. Tu jugeras la profondeur caustique sur le cuivre que ton dessin a mis à nu : tu feras advenir les failles, tu laisseras l’esprit de nitre ronger ces canaux aux altitudes millimétriques, épargnant le bitume intouché. Tu rinceras l’eau-forte. Ôté le vernis bitumineux, la gravure apparaîtra. De n’avoir pas respecté les gestes, tu verrais dans le cuivre le miroir de tes errements. Alors tu tenterais un repentir, écrasant légèrement au brunissoir les aspérités contrevenantes, tu étalerais de nouveau le goudron noir, espérant qu’une nouvelle passure à l’acide corrigerait les imperfections. N’oublie pas que la façon reste en deçà : nous, spectateurs, n’attendrons que l’illumination ou la déception finale, en pleine lumière, durant le vernissage, où tu n’auras plus à vernir, car tout sera accompli. Mais pour l’heure tu es en coulisses, préparant la suite : tu choisiras un noir d’encre, magma primordial fatigué à la spatule, étalé au rouleau de caoutchouc, tu surveilleras la pression de ta main, sa vitesse, pour viser l’uniformité du recouvrement. Ta main tiendra le manche du rouleau comme elle tiendrait un oiseau, fermement pour empêcher son envol, doucement pour ne pas le blesser. Puis l’oiseau deviendra la tarlatane de coton léger : caresses circulaires sur la plaque, pour qu’adviennent les gris de l’entre-deux, l’ombre et les figures : ton œil attendra ta main, ta main attendra ton œil. De l’étendue plane se déploiera la profondeur. Ta main a mystérieusement perdu un doigt, on n’en connaîtra jamais la raison ; pourtant ce vide est présent, il rejoue la geste créatrice de notre monde : tu es l’ordre tirant Chaos des plis d’une terre bitumeuse déjà périe, des béances ouvertes par l’esprit de nitre. Tu penseras au papier : qu’il soit éblouissant pour les spectateurs. — Voyez son éclat ! Tu sais que cet éclat naît du kaolin, l’argile blanche, que le papier est l’alliance des fibres végétales et des feldspaths. Tu choisiras le format Grand Monde : 90 × 120. Le Grand Monde est gestant : plaque sur la presse, le tain noir attend. Tu le couvres de vélin humide, tu le soumets au rouleau d’acier à la pression millimétriquement retenue – dispositif tellurique, métal et végétal, minéral et eau ; le Grand Monde s’imprime : tu le fais accueillir plaines blanches et grises, reliefs noirs, canaux et cratères, la lave noire irrigue les veines végétales, se diffuse et se fige en roche métamorphique, reliefs détruits, reliefs créés : orogenèse. Lever le papier fraîchement pressé dévoilera une cosmogonie, un feuil décollé du cuivre, une pelure de mondes. Tu convoqueras l’air pour que l’encre sèche, pour qu’apparaissent enfin les minuscules surrections nées de la taille-douce. Miroir inversé : tu disparaîtras, démiurge invisible, dans cette opération. Il importe que de la beauté profonde émanant du cuivre et de l’eau, de l’acide minéral, des algues fossiles et du papier, cette beauté-même que l’œil incurieux ne sait voir, tu auras fait naître une plus grande beauté encore : celle qui aura condensé la durée des éléments primordiaux arrachés à la terre et raisonnées par la chimie, l’antique magie des signes rupestres, les pétrifications profondes des Hautes Collines chinoises. L’œuvre sera immémoriale : qu’elle capte un bref éclat de ton existence, que le spectateur puisse rêver à d’infinies conjectures en naviguant dans ce nouveau portulan. Stratigraphie, fixant dans l’encre, telle une résine fossile, des vies étranges, des contrées inatteignables, au-delà de nous, qui la regardons.