17 déc 21

341. Sur le condensat (question c : Le condensat est-il vraiment le moyen de toucher à l’avant-langue ?)

… on pourrait prendre un sujet, épuiser les sources, en faire bien l’analyse, puis le condenser dans une narration, qui serait comme un raccourci des choses, reflétant la vérité tout entière. Flaubert, Bouvard et Pécuchet

Le mot allemand « Verdichtung » : compression, tassage, condensation, compactage, densification. Beauté de l’allemand : Dichtung signifie « joint d’étanchéité », mais aussi « poésie »…

Je trouve un article qui vient enrichir ma réflexion sur Dichtung :

Le mot allemand Dichtung ne possède pas à proprement parler d’équivalent dans les autres langues européennes, à l’exception des langues scandinaves qui le lui ont emprunté. Pour le traduire, le français et l’anglais doivent recourir aux mots littérature ( literature), poésie ( poetry) ou, plus vaguement, fiction ( fiction), qui s’approchent certes du substantif germanique, mais n’en épuisent nullement les multiples virtualités sémantiques (invention, affabulation, poésie). La langue allemande connaît d’ailleurs, elle aussi, les termes Literatur, Poesie, Fiktion — et Dichtung, tout en participant de chacun d’eux, les englobe et les dépasse.

Cette spécificité germanique confère à Dichtung une densité particulière, une sorte de clôture qui a été amplement exploitée dans la réflexion allemande sur la langue, depuis Herder, qui joue sciemment de la spécificité germanique du mot, jusqu’à Heidegger. En 1973 encore, la germaniste allemande K. Hamburger souligne que le concept est « supérieur à ce que propose la terminologie des autres langues et en premier lieu au concept même de littérature [Literatur] » (p. 35). 

Par Dichtung, la langue allemande tend ainsi à définir pour elle-même une opération spécifique de la pensée et du langage. La proximité de Dichtung et de dicht (dense, étanche) ne serait donc pas le fait d’une pure contingence homophonique. Dichtung laisse apparaître une superposition si dense de strates significatives que ce mot en devient de fait étanche aux autres langues.

(source : https://vep.lerobert.com/Pages_HTML/DICHTUNG.HTM)

La suite de l’article explicite étymologie et connotations. Quel mot extraordinaire que Dichtung : ce qu’il signifie ( inventer, imaginer, créer / concevoir un poème ou plus généralement un texte afin qu’il soit rédigé et lu ), associé à son dérivé Verdichtung (densification, etc.) est en lui-même un exemple de condensation de signifiants.

Je poursuis la lecture de l’article :

Dans son essai de 1770 sur l’origine du langage, Herder recourt à ce mot jusqu’alors inusité pour désigner la faculté d’invention poétique qui présida à la première langue de l’humanité, cette langue originelle et naturelle qui précéda la prose. […] . Dès sa naissance, donc, la notion de Dichtung se trouve investie d’une triple connotation. Elle est poétique, originelle et naturelle, qualités auxquelles s’ajoute un ultime attribut : elle est authentique. Une idée, en effet, sous-tend constamment l’usage herdérien du terme : l’univers fictif auquel renvoie Dichtung n’est pas moins vrai que la réalité elle-même. Il n’est pas l’opposé du monde sensible, mais bien plutôt son « condensé » — un principe souterrainement étayé par la proximité homophonique fortuite de ce terme avec les mots Dichte et dicht (densité, dense). L’idée sera développée sur un mode philosophique quelque temps plus tard par Kant (Kritik der Urteilskraft, 1790, § 53), puis par Schlegel.

La langue, condensé du monde sensible : « poétique, originelle et naturelle, qualités auxquelles s’ajoute un ultime attribut : elle est authentique ». Ce n’est pas l’avant-langue, mais l’étape qui suit…

342. Anecdotiquement, je fais remplacer une climatisation. Vocabulaire technique : « pousser à l’azote » (injecter dans le circuit fermé de la clim de l’azote sous pression pour en vérifier l’étanchéité – plus de 30 bars), et, délices, « tirer au vide », aspirer ensuite tout le gaz pour évacuer toute humidité. La clim produit aussi un condensat. Synchronicité.

http://indexgrafik.fr/variations-formelles-de-lesperluette/

343. Condensation de strates de signifiants, nouage : j’ai utilisé l’esperluette pour représenter ce nouage (« & » symbolisait le nœud fermant le paquet expédié par le rail au XIXe siècle). Nœud sur un paquet d’une douzaine de feuillets en souffrance. Je compte en faire quelque chose. « & » est-elle un gramme derridien ?

344. Raid à la librairie Sauramps de Montpellier. Foule fourmillante, brownienne, vague sapin cubique et laid sur la place de la Comédie, un marché de Noël avec ses dégoulinades de rouge, de vert, de petits chalets vaguement montagnards, le tout clos de barrières dûment gardées par des vérificateurs de QR code : il faut montrer ses inoculations intimes pour pénétrer dans ce Xmas Park où je m’attends à entendre Maria Carey infliger une énième scie toute en guimauve, en clochettes dorées et en chairs siliconées – en fait je n’entends rien, je fuis à toutes jambes, l’œil accroché néanmoins par une mini-piste gonflable aux couleurs blanche et bleue, qui évoque une pente de ski – j’ignore la fonction exacte du machin, je retrouve la foule pressée de la librairie, j’entreprends une responsable du rayon littérature pour la sortie de mes Archéologies, j’ai peu de réponse, la faute au Covid, je repars avec le mail du responsable du secteur littéraire et non du rayon. Rayon, secteur, ensuite ? Département, zone ? Je trouve La face nord de Juliau, dix-sept et dix-huit de Nicolas Pesquès, pour qui j’étais venu. Je découvre au passage que le génial Jacques Roubaud a obtenu le Goncourt de la poésie 2021, je ne sais ce qu’il en pense, je prends Quelque chose noir, avec un bandeau rouge Goncourt de la poésie 2021, il n’y a donc que moi pour ne pas l’avoir vu. Le marketing criard de Gallimard me sauve de l’ignorance. Je découvre et emporte Furigraphie du poète touareg Hawad, parce que j’en aime le titre – je survole – conquis. Et Folio propose un Petit éloge de la poésie par Jean-Pierre Siméon, à deux euros, je craque. Vais pouvoir m’encoquiller, m’embouquiner davantage, jouer la Ralentie de Michaux. Avec tous ces auteurs, je vais pouvoir traverser l’hiver. J’attends C. dehors, observant les flux de gens, je m’en sens extrêmement loin, je n’ai qu’une idée : fuir la foule.

345. Jacques Roubaud a obtenu (je vérifie) le Goncourt le 4 mai 2021. Complètement passé à côté. Peu importe. Ce qui véritablement importe, c’est de le lire et de parler de lui. Premiers mots de Quelque chose noir (1986) :

« Méditation du 12/5/85

Je me trouvai devant ce silence inarticulé … »

346. Je ne lie ou continue de lire que ce qui en moi déplie quelque chose, dérange, bouscule, me point d’une manière ou d’une autre. Me tombent des mains les livres futiles, creux, bien-pensants. Non du mépris (au nom de quoi ? ), mais de l’indifférence.

10 juin 22 | Borges, Burton, Macquet | 10

489. En 2017, C. Macquet publie aux éditions Kâla (Cambodge) sa traduction de la nouvelle « L’Aleph », de Jorge Luis Borges. Traduction « classique » de l’espagnol d’Argentine vers le khmer du Cambodge, et non “traduction” identifiée dans LW et DLW, procédant par dérivation-expansion). Cette publication joue un rôle essentiel dans la compréhension du geste poétique de ce traducteur-auteur.

En jeu ici l’intertextualité avec la nouvelle de Borges : l’analogie des entrelacs entre chaque auteur et son œuvre : la part autobiographique présente mais masquée, le rapport de chacun à la représentation, le traitement de la langue comme matériau poétique, la réappropriation, amorcées dans LW , de l’imaginaire littéraire argentin dans une logophagie manifeste, le choix porté sur cette nouvelle en particulier, parmi un corpus borgésien profus.

« J’ai toujours pensé que lorsqu’on écrit, affirme Borges dans Borges para millones, Corregidor, Buenos Aires, 1978, cité dans les notes et variantes de l’édition Pléiade p. 1646, on doit modifier un peu les choses, si non on n’est pas un écrivain, mais journaliste ou historien. »

Je reprends. a) Christophe Macquet traduit « L’Aleph » en khmer. Il installe ce texte dans l’imaginaire littéraire khmer, qu’il connaît bien : il a traduit plusieurs écrivains khmers en français. On découvre ainsi sur son site, Obscures, un travail considérable. Des nouvelles de Soth Polin, heureusement publiées en France : Génial et génital, éditions le Grand Os, en 2017, ou « Nul ne peut faire revivre les morts », en 2019 ; il a traduit « L’accusé » de Khun Srun (2018) , « Je viens de l’horizon » de Hang Achariya (2019). Il traduit aussi de l’espagnol vers le français, du khmer vers l’anglais, du français vers le khmer (Le Lotus bleu, Le Petit prince, Le Horla, L’Etranger, Un barrage contre le Pacifique…). Garder à l’esprit ces pôles : français, espagnol, anglais, khmer. Quatre langues-mondes. Et des mondes dans les mondes.

De l’espagnol vers le khmer, donc. « L’Aleph » a pu retenir l’auteur pour de nombreuses raisons : l’exploration de la littérature argentine, et notamment de Jorge Luis Borges ; la dilection de l’auteur de Dâh pour la lettre A ; la poétique borgésienne ; ce que recèle cette nouvelle qui a pu arrêter le choix de la traduire (on s’imagine d’ailleurs assez mal les difficultés d’une telle traduction. Tout est histoire de topographie, symbolique et imaginaire : quoi de plus éloigné, a priori, qu’un texte écrit en espagnol argentin, marqué aussi des imaginaires européens, et l’Autre absolu que représente la culture khmère pour un lecteur français ? Ce qui vaut dans l’autre sens, bien évidemment : l’Argentine est l’Autre du Cambodge, tout cela médiatisé par un Français).

C. Macquet est un passeur de mondes à mondes, parce qu’il voyage, photographie, écrit et traduit. Il avale mais restitue. Il garde et donne. Il fait « manchon pensant », pour reprendre Michaux.

b) la dilection de l’auteur de Dâh pour la lettre A

b.1.) La lettre A est disséminée dans toute l’oeuvre. Premier coup de sonde.

« La réincarnation des amibes », récit signé sous le pseudonyme de Christophe Antara (2005) | LunA Western (2011) | Anoche hubo una tormenta(blog puis livre muet, 2014) | Kbach (2012) | Dâh (2022), pour quelques titres.

Si l’on ouvre les livres, la dissémination est vertigineuse. Je m’en tiens à quelques exemples repérés dans Dâh (qui, comme l’Aleph, contient tous les autres livres) :

l’une des deux épigraphes : « Il y avait à bord cent huit femmes. » (Amédée Gréhan, Naufrage de L’Amphitrite, le 31 août 1833) ». On verra bientôt l’importance cruciale de cette citation | les nombreux personnages qui traversent Dâh : Avine, pour commencer ; Archibald/Archie ; Varman-Rosée ; Adèle (personnage d’un récit adolescent de l’auteur, Voyage au centre de la grosse Adèle) ; A-lys  | des noms communs : Aréole (p.35) ; amibe littéraire (p.60) | des toponymes : Acrabeucq ; Argentine, Amérique du sud | des jeux de mots : Avien (déformation en patois boulonnais de “elle vient”), etc.

Rappel : la dissémination, pour Derrida (Positions) est une possibilité de déconstruire/découdre/dénouer l’ordre symbolique. C’est je crois un autre moyen de « désosser la langue » pour C. Macquet.

b.2.) La lettre A, et son pendant dans l’alphabet hébreu, א ou « aleph », fait l’objet d’un post de l’auteur sur son site. Intitulé « Coup de glotte », il pose la question de savoir « comment traduire l’Aleph (le lettre hébraïque) en khmer. Il faut ici remarquer le problème de la traduction d’un imaginaire à l’autre, d’un monde culturel à un autre, et la technicité linguistique nécessaire pour le résoudre. Technicité à plusieurs titres : linguistique (araméen/hébreu // araméen/brahmi/khmer) ; culturelle au sens large (vision mystique de l’aleph borgésien/mystique khmère) :

Après plusieurs semaines de recherche, nous avons trouvé un équivalent dans le bouddhisme tantrique khmer : la lettre អ, dernière lettre de l’alphabet mais qui autrefois était la première, et qui, à travers une série d’exercices de souffle, peut apparaître sous la forme d’une boule (ដួងកែវ), siège de la connaissance ultime.

Première surprise : comme l’aleph hébreu (א), le អ khmer est une consonne qui représente l’arrêt glottal, consonne qui n’existe pas dans l’alphabet grec (et ses descendants, les alphabets latin, cyrillique, etc.) puisque les Grecs ont transformé l’aleph en alpha (la voyelle a).

(…)

La deuxième surprise a été de découvrir que les deux lettres étaient vraisemblablement cousines.

Tout comme l’alphabet hébreu, l’alphabet khmer viendrait de l’alphabet araméen (par l’intermédiaire de l’alphabet brahmi utilisé sous le règne de l’empereur Ashoka, qui fut, dit-on, à l’origine de l’introduction du bouddhisme au Cambodge).

(tiré du site de l’auteur, Obscures)

b.3.) L’Aleph borgésien : il est découvert par le narrateur de la nouvelle, invité par Carlos Argentino Daneri, cousin germain d’une femme morte en 1929, Beatriz Viterbo, que le narrateur aimait. Ce dernier rend une visite le 30 avril de chaque année rue Garay, à Buenos Aires, pour saluer le père, le cousin de la défunte, et honorer la mémoire de Beatriz. Carlos Argentino est écrivain : il compose un poème, « La Terre », dont l’ambition est de « versifier toute la planète », à la manière d’une carte au 1/1. Mais bientôt, la maison de la rue Garay va être démolie. Et Argentino a besoin de cette maison pour terminer le poème, « car dans un angle de la cave il y avait un Aleph. Il précisa qu’un Aleph est l’un des points de l’espace qui contient tous les points. (…) le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles. » (« están, sin confundirse, todos los lugares del orbe, vistos desde todos los ángulos. »)

Argentino enjoint le narrateur de descendre voir cet Aleph : « Descends ; d’ici peu tu pourras engager un dialogue avec toutes les images de Beatriz ». Le narrateur croit d’abord à la folie de son hôte. Avant le récit de sa découverte de l’Aleph, le narrateur-écrivain fait une pause dans son récit, pause qui introduit à la vision borgésienne de la littérature. Et je m’arrête ici à ce qui a pu motiver le choix de cette nouvelle par C. Macquet :

J’en arrive maintenant, écrit le narrateur-écrivain, au centre ineffable de mon récit ; ici commence mon désespoir d’écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent ; comment transmettre aux autres l’Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine ? Les mystiques, dans une situation analogue, prodiguent les emblèmes : pour exprimer la divinité, un Persan parle d’un oiseau qui d’une certaine façon est tous les oiseaux ; Alanus ab Insulis, d’une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part… » (édition Pléiade, p. 662)

Borges pointe ici l’antériorité du langage à notre existence contingente (toute la psychanalyse l’a amplement montré), la valeur symbolique des mots (depuis Platon et Le Cratyle), la difficulté de faire partager au lecteur l’infini de notre vie intérieure (la barre du sujet par la langue), et la valeur à la fois métaphorique et métonymique de la vision mystique (divinité = oiseau = tous les oiseaux). J’avais déjà évoqué cette notion dans le poinçon 341 où je me demandais ce que pouvait être la condition d’une « avant-langue », d’un « avant la langue » et proposais la notion de « condensat », que permet l’opération de Verdichtung (compression, tassage, condensation, compactage, densification ), mot dérivé par la préfixation de Dichtung (« joint d’étanchéité », mais aussi « poésie »). Et la « poésie » englobe (telle un Aleph) « Literatur, Poesie, Fiktion ». Et j’ajoutais : Quel mot extraordinaire que Dichtung : ce qu’il signifie ( inventer, imaginer, créer / concevoir un poème ou plus généralement un texte afin qu’il soit rédigé et lu), associé à son dérivé Verdichtung (densification, etc.) est en lui-même un exemple de condensation de signifiants.

Sphère armillaire – XVIe” by PierreLOND is licensed under CC BY-SA 2.0.

Imaginairement, la « petite sphère (…) de deux ou trois centimètres » découverte par le narrateur borgésien contient « l’espace cosmique (…) sans diminution de volume ». La petite sphère naît chez Pythagore, Platon, Aristote ; elle est la forme du cosmos harmonieux créé par le Démiurge. Le narrateur, instance qui représente l’écrivain Borges, contemple même « les restes atroces de ce qui délicieusement avait été Beatriz Viterbo (…), [il vit] l’Aleph sous tous les angles ». L’Aleph se contient lui-même, l’Aleph est l’univers. Dans cette vertigineuse vision, on peut s’accrocher aux deux figures rhétoriques que Borges utilise : la métaphore et la métonymie. La sphère de l’Aleph est métaphore de l’univers, mais aussi de la littérature, ainsi que du dispositif appelé « écriture », comme il est métaphore du livre. Qu’une réalité vaille pour une autre, c’est la métonymie.

Borges s’amuse : il met en scène le personnage de Carlos Argentino Daneri, contraction de Dante Alighieri, et Beatriz Viterbo, qui est aussi la Beatriz de Dante. « Argentino » était initialement « Argentina » ; et « Viterbo » est le nom d’une ville du Latium, mentionné à deux reprises dans L’Enfer. Borges mentionne aussi Jean de Viterbe dans « Trois versions de Judas » (Fictions) : « le fameux sorcier Jean de Viterbe, qui devint fou quand il put voir la Trinité ». Les noms propres des personnages condensent donc Argentine et Italie, Dante Alighieri et La Divine Comédie, Beatriz et Jean de Viterbe, de la même manière que l’Aleph condense tout l’univers. C’est ce que suggèrent les deux épigraphes de la nouvelle, l’une tirée de Hamlet, l’autre du Léviathan. Je ne reprends que celle de Shakespeare :

O God. I could be bounded in a nutshell and count myself King at infinite space.

Ô Dieu, je pourrais être enfermé dans une coquille de noix et me sentir encore roi de l’espace infini » (II, 2)

Mutant Walnut” by fdecomite is licensed under CC BY 2.0.

b.4.) Il fallait donc, pour traduire cet imaginaire borgésien, trouver sa correspondance dans l’imaginaire khmer et découvrir les « lettres cousines » en hébreu et en khmer, aleph et , pour rendre le coup de glotte qui seul permet la bonne prononciation. C’est dire, évidemment, à quel point la lettre s’ancre dans le corps, dans sa phonation. La lettre s’incarne. Heureuse découverte donc que ce cousinage avec le bouddhisme tantrique khmer : ésotérique, il répond à la mystique juive de la Kabbale, la « Loi orale et secrète ». Je regarde attentivement la 1ere de couverture de l’édition khmère de « L’Aleph » : l’aleph hébreux a pour ombre le khmer. Ombre et lumière, indissociables, avers et revers interchangeables, en miroir.

b.5.) Outre le A dérivé en hébreu par « aleph », en khmer par, on voit dans le choix de cette nouvelle de Borges la dilection de l’auteur pour les textes vertigineusement labyrinthiques. A de nombreux égards, l’œuvre de Macquet a des accents borgésiens. Le goût de la transformation poétique de la réalité. Le goût des fausses pistes, des possibles narratifs avortés. Sur la scène imaginaire de l’auteur, A est aussi la lettre du commencement : de l’alphabet, du Nouveau Monde (quitter la France pour l’Argentine). A/ អ est la première des 33 lettres de l’alphabet khmer (marquant donc l’arrêt glottal : y revenir, sur ce coup d’arrêt en langue étrangère).

A suivre : Richard Burton & l’hypothèse d’un faux Aleph

16 déc 21

336. Lu au détour d’une recherche, de Wittgenstein (Recherches philosophiques), sur la notion de langage naturel : « Bedeutung ist der Gebrauch », c’est l’usage du mot qui détermine sa signification. Quel usage fais-je du mot démon ? Je n’ai pas besoin de comprendre l’essence du mot « démon » pour l’utiliser. Pas d’essentialisme de la langue. Je ne fais que m’appuyer sur la représentation de ce qu’est pour moi un démon. Alors, avant ? Deux commentaires au poinçon précédent viennent apporter une certaine eau à mon moulin. Elsa C. me rappelle sa lecture du Vice-consul de Duras (que je n’ai pas lu), dans lequel figure le mot battambang. Elsa faisait allusion à mon goût du mot « condensé ». Battambang pourrait être un mot qui enferme plus que ce à quoi il se réfère (une ville cambodgienne) pour le personnage. Piste à suivre. Deuxième commentaire, d’Emmanuelle Cordoliani : contrairement à moi, le (trop) condensé signifie pour elle le pas assez (re)travaillé, l’à mi-mot qu’il faut deviner (j’avais tapé l’ami-mot), voire le fantasmatique avant-mot. Tout cela pourrait être le moyen d’accéder, d’une manière ou d’une autre, au hors-langue dont parle Nicolas Pesquès. C’est aussi l’archi-écriture dont parle Jacques Derrida, et qui se trouverait dans la peinture et son écriture non-verbale. Un avant-langue, en fait. Le condensat en est-il une voie ?

337. Pierres de mon jeu de go intérieur : attention à l’encerclement.

338. Freud et la condensation (Verdichtung) : rassemblement d’intensités. Point de nouage entre éléments hétérogènes. L’un des mécanismes en jeu dans le rêve. Un seul élément du rêve manifeste peut recouvrir, par condensation, plusieurs éléments latents. Je transpose ; un seul mot comme nouage de plusieurs autres mots (ce qui est déjà vrai en linguistique : on choisit un mot dans l’axe paradigmatique pour l’insérer dans une chaîne syntaxique). Mais là où est l’enjeu : le choix du mot retenu permet d’activer des paradigmes multiples, hétérogènes, et ce grâce à d’autres dispositifs (néologisme, mot-valise, jeux sur la graphie, sur les homophonies intra et interlinguistiques, etc.).

Il reste de l’intraduit, ce que Freud appelle l’ombilic du rêve. Ce pourrait être ce que j’appelais l’insaisi. L’avant-langue serait l’ombilic des langues. L’avant-langue serait le lieu du manque, non comme absence ou vide, mais des hétérogènes, des énergies. Derrida distingue l’écriture logocentrée, systémique, liée au sujet et au logos, de l’archi-écriture, ouverte à l’autre, à l’hétérogène. Clôture d’un côté, dissémination de l’autre. L’avant-langue comme matériau infini.

339. Je reprends le poinçon 270, écrit il y a un mois jour pour jour.

L’insaisi : ce qui m’a échappé, dans tous les sens du terme (c’est donc très vaste), ce qui a mis l’apercevance en défaut ; cela englobe les actes, les situations. L’insaisi comme ce qui me reste celé. Ce qui reste donc à saisir, dans la mesure du possible, par la pensée, par le souvenir. L’insaisi se donne comme tel parce que ce manque me traverse.

J’amende : « ce qui reste à saisir » par l’écriture, aussi bien. Traversé par le manque de l’avant-langue.

340. Nouvelles pierres sur le jeu de go :

a) Que se passe-t-il à choisir un mot plutôt qu’un autre ?

b) Est-ce là application d’une règle ? (cf. Wittgenstein)

c) Le condensat est-il vraiment le moyen de toucher à l’avant-langue ?

A suivre, bien sûr.

18 | Condensateur, plaisir

26

« Condenser : Empr. au lat. class. condensare « presser, serrer » notamment certaines substances (marc des raisins, fromage, etc.). »

« Condensateur : Étymol. et Hist. 1. 1753 « appareil dans lequel on opère la condensation des gaz » (Encyclop. t. 3); 2. 1808 « appareil servant à emmagasiner une charge électrique » ici p. anal. en parlant des cellules nerveuses (Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, t. 1, p. 352); 3. 1924 opt. (Gatin). Dér. du rad. de condenser*; suff. -(at)eur2*. », CNRTL

Je poursuis les approches 6, « la ralingue, la langue » et 14, « ralingue ! ».

RE et R sont dynamiques. Partant de l’idée de mot-condensat (poinçon 341 : le condensat , entre Dichtung et Verdichtung, entre « poésie » et « condensation » de sens), je vois soudain RE et R comme des condensateurs, ces composants électroniques capables de stocker des charges électriques opposées et de se décharger à la demande. L’image me plaît : j’y retrouve l’une des dynamiques présente dans l’œuvre. Ces condensateurs de sens, disséminés dans tout le corpus, sont des signifiants qui permettent leur circulation à l’intérieur de chaque pièce, entre les pièces, et entre les textes de l’auteur, entre ses textes et ceux à qui il fait référence. Le lecteur est courant électrique : ses lectures, et toute la technique déployée (anticipations, retours en arrière, feuilletages, aller-retour entre les textes, notes …) [à venir : LECTURE]

Par la lecture, les chemins et sentes suivis, le lecteur informe le texte, charge mentalement ces signifiants de tous les sens accumulés au gré des pages, pour les décharger lorsqu’il touche les autres signifiants, et particulièrement les condensateurs, unités signifiantes brèves. On l’a vu déjà pour A ou X.

L’unissonance du R s’affirme en un randon, une course impétueuse des sens qui file et fait crépiter chaque R. « Les sons du signifiant se diffractent en sens ou compréhensions multiples selon la poussée d’une ligne d’écriture qui les bouleverse en les traversant », écrit Claude Rabant dans « L’onomaturge » ( Esquisses psychanalytiques, n° 15, 1991), ligne d’écriture « qui s’inscrit dans la parole elle-même, comme fracture ou effraction internes ». Je vois aussi l’intensif តែម្ដង (taemdaang) comme un condensateur : mot qui dit, entre autres, « beaucoup, très, carrément, vachement ».

R est donc aussi à voir comme marque de l’oralité, si présente dans Dâh et les autres textes de C. Macquet [à venir : ORALITE/EFFRACTION]. Se dégage en outre le thème de la ligne d’écrituretout aussi essentielle : ligne et ses avatars en spires, tourbillons, pointillés, diagonales, qui concourent à munir Dâh d’un système nerveux qui emporte le lecteur dans ces randons. [à venir : LIGNE]

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Ce réseau déployé dans et autour de l’œuvre peut recevoir le nom d’ « intertextualité », à comprendre aussi comme « intratextualité ». Immense réticule permettant l’innervation de tout le corpus de l’auteur, fait de lignes imprimées, visibles, et d’un invisible réseau mental, liant l’auteur, ses lectures, l’éditeur, les lecteurs.

Le plaisir ressenti à la lecture de Dâh provient aussi de l’interpénétration de ces réseaux. C’est vrai de tout corpus littéraire ; cette évidence ne rend cependant pas justice de la manière dont les réseaux communiquent ici entre eux. Il ne s’agit donc pas de s’arrêter à une lecture technique, à une recension des dispositifs déployés (même si je n’en fais pas l’économie, car le faire importe), mais à la fois de se laisser aller à l’œuvre (à la jouissance du texte), de se laisser ravir, et de tenter (pour moi) de saisir ce qui motive cette jouissance.

Le modèle réticulaire comporte une dimension fractale. Je peux considérer chaque mot, chaque signe d’un texte, comme un nœud d’un réseau plus grand, qui serait le texte lui-même, ou l’une des 108 pièces de Dâh. Chaque pièce à son tour serait un nœud, mettant en relation toutes les pièces entre elles. Chacun des livres de l’auteur serait un nœud de l’ensemble de l’œuvre. J’y ajoute les autres nœuds, constitués des textes des auteurs participant de l’imaginaire poétique de Christophe Macquet. Points de convergence avec le rhizome de Deleuze et Guattari : une absence de centre, une œuvre en évolution permanentedénuée de niveaux, an-archique (voir 12), où chaque élément peut en influencer un autre, sans égard pour le lieu (où se tient le texte par rapport aux autres textes, où chaque texte a été écrit) [tenter une liste de tous les lieux où l’auteur a posé le pied, TOPONYMES] ni le moment (l’auteur revient des années plus tard sur un lieu, un personnage, un nom, un fait, dans un après-coup nécessairement déterminé par la logique éditoriale, mais qui, par l’éclaircissement apporté, jette un pont entre chaînes signifiantes, par delà les années et les lieux d’écriture). J’ajouterai le principe de répétition (compulsion de répétition pour Freud, insistance de la chaîne signifiante pour Lacan, ou répétition de la pousse (poussée) du rhizome pour former des arborescences.)

Ainsi, tout le corpus de l’écrivain et photographe C. Macquet est à la foi ubique, polynodal, décloisonné. On comprend la demande à la fois malicieuse et sérieuse de l’auteur à la fin de Desde Luna Western : « XVIII. je conseille donc à mes (nombreux) futurs lecteurs de faire très attention. » Faire attention à ces lignes, traductions concrètes, par l’empreinte de l’encre, des lignes rhizomiques.

(crédits photos : « Fex-Indo, flash à condensateur (France, années ’50) » by Cletus Awreetus is licensed under CC BY-NC 2.0.

« File:Phragmites australis rhizome kz.jpg » by Kenraiz is licensed under CC BY-SA 4.0.)

10 | Borges, Burton, Macquet

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En 2017, C. Macquet publie aux éditions Kâla (Cambodge) sa traduction de la nouvelle « L’Aleph », de Jorge Luis Borges. Traduction « classique » de l’espagnol d’Argentine vers le khmer du Cambodge, et non « traduction » identifiée dans LW et DLW, procédant par dérivation-expansion). Cette publication joue un rôle essentiel dans la compréhension du geste poétique de ce traducteur-auteur.

En jeu ici l’intertextualité avec la nouvelle de Borges : l’analogie des entrelacs entre chaque auteur et son œuvre : la part autobiographique présente mais masquée, le rapport de chacun à la représentation, le traitement de la langue comme matériau poétique, la réappropriation, amorcées dans LW , de l’imaginaire littéraire argentin dans une logophagie manifeste, le choix porté sur cette nouvelle en particulier, parmi un corpus borgésien profus.

« J’ai toujours pensé que lorsqu’on écrit, affirme Borges dans Borges para millones, Corregidor, Buenos Aires, 1978, cité dans les notes et variantes de l’édition Pléiade p. 1646, on doit modifier un peu les choses, si non on n’est pas un écrivain, mais journaliste ou historien. »

Je reprends. a) Christophe Macquet traduit « L’Aleph » en khmer. Il installe ce texte dans l’imaginaire littéraire khmer, qu’il connaît bien : il a traduit plusieurs écrivains khmers en français. On découvre ainsi sur son site, Obscures, un travail considérable. Des nouvelles de Soth Polin, heureusement publiées en France : Génial et génital, éditions le Grand Os, en 2017, ou « Nul ne peut faire revivre les morts », en 2019 ; il a traduit « L’accusé » de Khun Srun (2018) , « Je viens de l’horizon » de Hang Achariya (2019). Il traduit aussi de l’espagnol vers le français, du khmer vers l’anglais, du français vers le khmer (Le Lotus bleuLe Petit prince, Le Horla, L’Etranger, Un barrage contre le Pacifique…). Garder à l’esprit ces pôles : français, espagnol, anglais, khmer. Quatre langues-mondes. Et des mondes dans les mondes.

De l’espagnol vers le khmer, donc. « L’Aleph » a pu retenir l’auteur pour de nombreuses raisons : l’exploration de la littérature argentine, et notamment de Jorge Luis Borges ; la dilection de l’auteur de Dâh pour la lettre A ; la poétique borgésienne ; ce que recèle cette nouvelle qui a pu arrêter le choix de la traduire (on s’imagine d’ailleurs assez mal les difficultés d’une telle traduction. Tout est histoire de topographie, symbolique et imaginaire : quoi de plus éloigné, a priori, qu’un texte écrit en espagnol argentin, marqué aussi des imaginaires européens, et l’Autre absolu que représente la culture khmère pour un lecteur français ? Ce qui vaut dans l’autre sens, bien évidemment : l’Argentine est l’Autre du Cambodge, tout cela médiatisé par un Français).

C. Macquet est un passeur de mondes à mondes, parce qu’il voyage, photographie, écrit et traduit. Il avale mais restitue. Il garde et donne. Il fait « manchon pensant », pour reprendre Michaux.

b) la dilection de l’auteur de Dâh pour la lettre A

b.1.) La lettre A est disséminée dans toute l’oeuvre. Premier coup de sonde.

« La réincarnation des amibes », récit signé sous le pseudonyme de Christophe Antara (2005) | LunA Western (2011) | Anoche hubo una tormenta(blog puis livre muet, 2014) | Kbach (2012) | Dâh (2022), pour quelques titres.

Si l’on ouvre les livres, la dissémination est vertigineuse. Je m’en tiens à quelques exemples repérés dans Dâh (qui, comme l’Aleph, contient tous les autres livres) :

l’une des deux épigraphes : « Il y avait à bord cent huit femmes. » (Amédée Gréhan, Naufrage de L’Amphitrite, le 31 août 1833) ». On verra bientôt l’importance cruciale de cette citation | les nombreux personnages qui traversent Dâh : Avine, pour commencer ; Archibald/Archie ; Varman-Rosée ; Adèle (personnage d’un récit adolescent de l’auteur, Voyage au centre de la grosse Adèle) ; A-lys  | des noms communs : Aréole (p.35) ; amibe littéraire (p.60) | des toponymes : Acrabeucq ; Argentine, Amérique du sud | des jeux de mots : Avien (déformation en patois boulonnais de « elle vient »), etc.

Rappel : la dissémination, pour Derrida (Positions) est une possibilité de déconstruire/découdre/dénouer l’ordre symbolique. C’est je crois un autre moyen de « désosser la langue » pour C. Macquet.

b.2.) La lettre A, et son pendant dans l’alphabet hébreu, א ou « aleph », fait l’objet d’un post de l’auteur sur son site. Intitulé « Coup de glotte », il pose la question de savoir « comment traduire l’Aleph (le lettre hébraïque) en khmer. Il faut ici remarquer le problème de la traduction d’un imaginaire à l’autre, d’un monde culturel à un autre, et la technicité linguistique nécessaire pour le résoudre. Technicité à plusieurs titres : linguistique (araméen/hébreu // araméen/brahmi/khmer) ; culturelle au sens large (vision mystique de l’aleph borgésien/mystique khmère) :

Après plusieurs semaines de recherche, nous avons trouvé un équivalent dans le bouddhisme tantrique khmer : la lettre អ, dernière lettre de l’alphabet mais qui autrefois était la première, et qui, à travers une série d’exercices de souffle, peut apparaître sous la forme d’une boule (ដួងកែវ), siège de la connaissance ultime.

Première surprise : comme l’aleph hébreu (א), le អ khmer est une consonne qui représente l’arrêt glottal, consonne qui n’existe pas dans l’alphabet grec (et ses descendants, les alphabets latin, cyrillique, etc.) puisque les Grecs ont transformé l’aleph en alpha (la voyelle a).

(…)

La deuxième surprise a été de découvrir que les deux lettres étaient vraisemblablement cousines.

Tout comme l’alphabet hébreu, l’alphabet khmer viendrait de l’alphabet araméen (par l’intermédiaire de l’alphabet brahmi utilisé sous le règne de l’empereur Ashoka, qui fut, dit-on, à l’origine de l’introduction du bouddhisme au Cambodge).

(tiré du site de l’auteur, Obscures)

b.3.) L’Aleph borgésien : il est découvert par le narrateur de la nouvelle, invité par Carlos Argentino Daneri, cousin germain d’une femme morte en 1929, Beatriz Viterbo, que le narrateur aimait. Ce dernier rend une visite le 30 avril de chaque année rue Garay, à Buenos Aires, pour saluer le père, le cousin de la défunte, et honorer la mémoire de Beatriz. Carlos Argentino est écrivain : il compose un poème, « La Terre », dont l’ambition est de « versifier toute la planète », à la manière d’une carte au 1/1. Mais bientôt, la maison de la rue Garay va être démolie. Et Argentino a besoin de cette maison pour terminer le poème, « car dans un angle de la cave il y avait un Aleph. Il précisa qu’un Aleph est l’un des points de l’espace qui contient tous les points. (…) le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles. » (« están, sin confundirse, todos los lugares del orbe, vistos desde todos los ángulos. »)

Argentino enjoint le narrateur de descendre voir cet Aleph : « Descends ; d’ici peu tu pourras engager un dialogue avec toutes les images de Beatriz ». Le narrateur croit d’abord à la folie de son hôte. Avant le récit de sa découverte de l’Aleph, le narrateur-écrivain fait une pause dans son récit, pause qui introduit à la vision borgésienne de la littérature. Et je m’arrête ici à ce qui a pu motiver le choix de cette nouvelle par C. Macquet :

J’en arrive maintenant, écrit le narrateur-écrivain, au centre ineffable de mon récit ; ici commence mon désespoir d’écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent ; comment transmettre aux autres l’Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine ? Les mystiques, dans une situation analogue, prodiguent les emblèmes : pour exprimer la divinité, un Persan parle d’un oiseau qui d’une certaine façon est tous les oiseaux ; Alanus ab Insulis, d’une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part… » (édition Pléiade, p. 662)

Borges pointe ici l’antériorité du langage à notre existence contingente (toute la psychanalyse l’a amplement montré), la valeur symbolique des mots (depuis Platon et Le Cratyle), la difficulté de faire partager au lecteur l’infini de notre vie intérieure (la barre du sujet par la langue), et la valeur à la fois métaphorique et métonymique de la vision mystique (divinité = oiseau = tous les oiseaux). J’avais déjà évoqué cette notion dans le poinçon 341 où je me demandais ce que pouvait être la condition d’une « avant-langue », d’un « avant la langue » et proposais la notion de « condensat », que permet l’opération de Verdichtung (compression, tassage, condensation, compactage, densification ), mot dérivé par la préfixation de Dichtung (« joint d’étanchéité », mais aussi « poésie »). Et la « poésie » englobe (telle un Aleph) « Literatur, Poesie, Fiktion ». Et j’ajoutais : Quel mot extraordinaire que Dichtung : ce qu’il signifie ( inventer, imaginer, créer / concevoir un poème ou plus généralement un texte afin qu’il soit rédigé et lu), associé à son dérivé Verdichtung (densification, etc.) est en lui-même un exemple de condensation de signifiants.

Imaginairement, la « petite sphère (…) de deux ou trois centimètres » découverte par le narrateur borgésien contient « l’espace cosmique (…) sans diminution de volume ». La petite sphère naît chez Pythagore, Platon, Aristote ; elle est la forme du cosmos harmonieux créé par le Démiurge. Le narrateur, instance qui représente l’écrivain Borges, contemple même « les restes atroces de ce qui délicieusement avait été Beatriz Viterbo (…), [il vit] l’Aleph sous tous les angles ». L’Aleph se contient lui-même, l’Aleph est l’univers. Dans cette vertigineuse vision, on peut s’accrocher aux deux figures rhétoriques que Borges utilise : la métaphore et la métonymie. La sphère de l’Aleph est métaphore de l’univers, mais aussi de la littérature, ainsi que du dispositif appelé « écriture », comme il est métaphore du livre. Qu’une réalité vaille pour une autre, c’est la métonymie.

Borges s’amuse : il met en scène le personnage de Carlos Argentino Daneri, contraction de Dante Alighieri, et Beatriz Viterbo, qui est aussi la Beatriz de Dante. « Argentino » était initialement « Argentina » ; et « Viterbo » est le nom d’une ville du Latium, mentionné à deux reprises dans L’Enfer. Borges mentionne aussi Jean de Viterbe dans « Trois versions de Judas » (Fictions) : « le fameux sorcier Jean de Viterbe, qui devint fou quand il put voir la Trinité ». Les noms propres des personnages condensent donc Argentine et Italie, Dante Alighieri et La Divine Comédie, Beatriz et Jean de Viterbe, de la même manière que l’Aleph condense tout l’univers. C’est ce que suggèrent les deux épigraphes de la nouvelle, l’une tirée de Hamlet, l’autre du Léviathan. Je ne reprends que celle de Shakespeare :

O God. I could be bounded in a nutshell and count myself King at infinite space.

Ô Dieu, je pourrais être enfermé dans une coquille de noix et me sentir encore roi de l’espace infini » (II, 2)

b.4.) Il fallait donc, pour traduire cet imaginaire borgésien, trouver sa correspondance dans l’imaginaire khmer et découvrir les « lettres cousines » en hébreu et en khmer, aleph et , pour rendre le coup de glotte qui seul permet la bonne prononciation. C’est dire, évidemment, à quel point la lettre s’ancre dans le corps, dans sa phonation. La lettre s’incarne. Heureuse découverte donc que ce cousinage avec le bouddhisme tantrique khmer : ésotérique, il répond à la mystique juive de la Kabbale, la « Loi orale et secrète ». Je regarde attentivement la 1ere de couverture de l’édition khmère de « L’Aleph » : l’aleph hébreux a pour ombre le  khmer. Ombre et lumière, indissociables, avers et revers interchangeables, en miroir.

b.5.) Outre le A dérivé en hébreu par « aleph », en khmer par អ, on voit dans le choix de cette nouvelle de Borges la dilection de l’auteur pour les textes vertigineusement labyrinthiques. A de nombreux égards, l’œuvre de Macquet a des accents borgésiens. Le goût de la transformation poétique de la réalité. Le goût des fausses pistes, des possibles narratifs avortés. Sur la scène imaginaire de l’auteur, A est aussi la lettre du commencement : de l’alphabet, du Nouveau Monde (quitter la France pour l’Argentine). A/ អ est la première des 33 lettres de l’alphabet khmer (marquant donc l’arrêt glottal : y revenir, sur ce coup d’arrêt en langue étrangère).

A suivre : Richard Burton & l’hypothèse d’un faux Aleph

16 | Dâh, la langue au trébuchet

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Je vais tenter de recenser, au fil de mes lectures, les trébuchements que l’auteur impose à sa langue. J’en verrai les effets.

Le recours à l’histoire du mot « trébuchet », à son déploiement lexical, révèle quelques surprises.

Le trébuchet, machine de guerre pour catapulter des pierres contre les murailles médiévales.

Le trébuchet, balance de précision « dont la moindre augmentation de poids faisait trébucher, pencher le plateau chargé, et qui servait à vérifier le poids des pièces de monnaie ».

Trébucher, 1. a) fin du Xè s. « renverser, faire tomber » ;  2. a) 1329 « diminuer le poids des monnaies » ; 4. 1606 « faire incliner d’un côté le plateau de la balance (en parlant d’une monnaie) ».

L’idée de « trébuchement » m’est apparue, je crois, grâce à l’intensif exprimé dans le mot khmer តែម្ដង, « taemdâng », explicité dans la pièce 106 de Dâh : « vraiment, carrément, très, trop… ». Du « très » au « tré », seule l’aperture change. Cette simple association de phonèmes est venue éclairer ce que j’entends par « trébuchement » : exactement ce que le dictionnaire en dit, dans les définitions ci-dessus.

Pour le repos (relatif et temporaire) du lecteur, l’usage du trébuchet est divers. L’étymologie de « trébucher » me conforte dans le choix de ce verbe. « tré » s’origine dans le « trans » latin : « au-delà de », préfixe de « buc », issu du bas francique « *būk », « ventre, tronc ». Par-delà le ventre. Le ventre, que la langue traverse. Le corps, donc. Ecorcher l’automate cartésien, en dénuder les rouages, en commençant par ceux de la langue.

Le trébuchet-balance de précision : peser ses mots. L’opération primordiale de l’écrivain. Ecarter, aussi, la fausse monnaie de signes, qui deviendrait sinon monnaie de singe, celle qui se réduirait à une représentation convenue des réalités : cela ne présente aucun intérêt pour l’auteur. La vraie monnaie, pour filer la métaphore, est celle que garantit l’impossibilité fondatrice de la littérature à représenter le réel. Adossée à cet étalon de l’impossible, il revient à l’écrivain de battre monnaie nouvelle. C’est de ce trébuchet que je parle : y peser ce qu’avec les mots et les images, dans un combat quotidien, l’écrivain-photographe façonne, forme de figures, dans la perpétuelle tension entre ce réel qui se dérobe et les signes qui y tendent.

Trébucher est alors un expédient mis en scène symboliquement : faire tomber, intervenir dans la marche fluide de la syntaxe. C’est sans doute là l’expérience déroutante du lecteur qui passe le seuil de cette œuvre, en se mettant dans les pas heurtés de certaines pièces. Me revient ce qu’écrit Barthes dans sa Leçon (1978) :  » On pourrait imaginer une histoire de la littérature, ou, pour mieux dire : des productions de langage, qui serait l’histoire des expédients verbaux, souvent très fous, dont les hommes ont usé pour réduire, apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à savoir l’inadéquation fondamentale du langage et du réel. » Je m’arrête un instant sur un extrait qui met en jeu un expédient unique dans Dâh, et qui donc doit être lu pour ce qu’il est – unique – sans l’ériger en loi générale de trébuchements, mais davantage comme une expérience littéraire :

Extrait de « 4. On ne se quittera jamais », page 17 :

«  Avine a la tête qui bourdonne.

e sorte de gros cflable, il me suit, il veut coe suis en sueur).

Son non-Rosée.

nstamment surcharger ma course (j’ouvre alors les paupières, je pèse

une tonne, j

lown gon

J’ai un ennemi, c’est un

m : Varma »

Sept lignes d’un texte « trébuché ».

Procédés :

a) déplacement des deux propositions « j’ai un ennemi, c’est » et segmentation de « une » en « un /e »

b) segmentation de « clown » en « c / lown »

c) segmentation de « gonflable » en « gon/flable »

d) soudure des deux segments obtenus « c » et « flable »

e) soudure de « co » et « e », hérités de la segmentation de « co/nstamment » et de « j/e »

En faisant les opérations inverses, on lit

« J’ai un ennemi, c’est un/e sorte de gros c/lown gon/flable, il me suit, il veut co/ nstamment surcharger ma course (j’ouvre alors les paupières, je pèse une tonne, j/e suis en sueur) / Son no/m : Varma/n-Rosée. »

Récit d’un rêve ? Hantise enfantine ? Effets du bourdonnement dans la tête d’Avine ? Tout cela peut-être, et cela importe moins que le déport sur la scène imaginaire du texte d’une expérience intime, onirique.

Du texte « trébuché » émergent à première lecture des îlots de sens : « sorte de » , « il me suit, il ». Et ce qui est directement lisible, même crypté, c’est l’historiette d’un « je » en sueur, suivi par « e sorte de gros cflable » qui est son « ennemi ». Coup de force : faire apparaître, et de façon cryptée, l’inquiétante étrangeté  d’un cauchemar de poursuite par un ennemi indéfinissable, d’un poids (« une tonne, j »), où des bribes de langue étrange (et étrangère) surgissent : « lown gon » : « low » (bas), « gone » (parti), telles les restes d’un cauchemar qui peuvent flotter dans la conscience du dormeur qui s’éveille, matérialisés dans les sons et les graphes du texte.

Je me souviens aussi de photographies d’un petit clown de plastique (dans les « récits photographiques » disparus). Comme un petit fantôme.

Force onirique et formelle qui préside à la nomination de l’ennemi : « Varman-Rosée », faisant une réapparition cryptique et d’une évidente négativité, sous l’effet de la désarticulation syntaxique : « Son non-Rosée », c’est l’absence de rosée rafraîchissante, et la sueur du rêveur apeuré ; « son non/nom » est « Varma », soit « Varman-Rosée » (Varman se prononce comme brahmane ou barman) amputé de « Rosée » et du « n » final. « Varman » est un suffixe viril (signifie l’armure, le protecteur) que l’on retrouve dans la plupart des noms des rois angkoriens. Personnage inquiétant, au point que l’auteur doive l’amputer d’une lettre, le couper de son autre nom propre (« Rosée »), le tenir à distance par l’ironie. Les deux derniers vers

« J’ai un ennemi, c’est un

m : Varma »

réduisent l’ennemi à une lettre de l’alphabet, soudain incarné par le « Varma ». Les deux points explicatifs introduisent le nom propre, le nom de la lettre m, incluse elle-même dans le nom . Mais ce m est la lettre qui finit NO : NOM et NON, confondant négation et désignation aux connotations asiatiques et hindoues.

Outre la segmentation du nom propre (qui, en soi, est intensément signifiante [y revenir]), je retrouve la notion de condensat (voir poinçon 341), ici opérant dans une lettre unique, m (voir aussi la séquence 9 sur la lettre X chez C. Macquet). Je ne pourrai manquer d’associer désormais le m à Varman-Rosée, pour le meilleur et pour le pire. L’engramme est effectif.

Le trébuchement permet une circulation autre des sens (tel Apollinaire se débarrassant de la ponctuation dans le manuscrit du recueil Alcools, permettant ainsi une lecture qui n’achoppe plus sur un point, qui ne fasse plus de pause à la virgule ; qui rende au lecteur la liberté de lire, lire à rebours, de se laisser emporter par les contaminations de sens). Dans cet extrait, les sens circulent : rétroactivement, proactivement.

Dans ce trébuchement, marqué par l’intensif du très-buchement, est à l’œuvre le déplacement syntaxique (comme au jeu de taquin, qui consiste à remettre dans l’ordre quinze carreaux dans un cadre prévu pour seize par un nombre minimal de glissements), la segmentation et la soudure des signifiants. Toutes opérations évoquant la dynamique onirique freudienne : la métaphore (glissement des signifiants), la condensation (Verdichtung).

Jeu, aussi : l’auteur donne au lecteur un puzzle, qui se révèle être un jeu de taquin : deux expériences solitaires, ludiques et en miroir, à profiter ensemble d’un petit espace vide pour s’y engouffrer et lui donner du sens.