8 | Codicille à l’aronde (et entrée dans Dâh)

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« L’Arundell des faubourgs ».

Si le personnage d’Avine a du mal avec les portes (« La porte des toilettes / j’oublie mes doigts entre dormant et battant, côté charnières / ma cousine referme soudainement la porte / je hurle / tous mes ongles ont sauté. » (Dâh, p. 16) , « Avine a un problème avec les portes (…) Avine oublie toujours de fermer les portes » (p. 17), il faut le comprendre littéralement et imaginairement, tant sont nombreuses les portes laissées ouvertes pour le lecteur. Ainsi de

L’Arundell des faubourgs (D., p. 179)

Que recèle le calembour ?

Deux portes :

La chanson « L’Hirondelle du faubourg » de Bénech et Dumont ; l’histoire d’Isabel Arundell, liée au lieu de naissance de l’auteur C. Macquet, Boulogne-sur-Mer.

« L’Hirondelle du faubourg » est une chanson populaire française publiée en 1912, écrite par le duo Louis Bénech (musique) et Ernest Dumont (paroles). La chanson relate la mort d’une jeune femme orpheline de mère et abandonnée de son père, transportée à l’hôpital suite à deux coups de couteau près du cœur. Le médecin qui veut la sauver découvre sur la mourante une médaille, où s’inscrit le nom du père, « André », et de la mère, « Marie-Thérèse » . Le docteur reconnaît la médaille en argent, ainsi que la date, « avril quatre vingt treize ». Il voudra sauver sa fille, « l’hirondelle » qu’il n’a pas « su protéger », en vain. La reconnaissance finale du père et de la fille est mélodramatique, mais surtout tragique : « J’suis un savant, j’en ai guéri des femmes / Mais c’est cell’-là qu’j’aurais voulu sauver ». L’impossible sauvetage de la fille aimée. Le refrain qui revient, imitant en cela le rythme naturel des saisons : le vol d’hirondelles à la tombée du jour, les hirondelles annonciatrices du printemps. La queue d’aronde symbolise aussi cet Eternel retour.

Isabel Arundell surgit au détour d’un calembour, qui transforme « hirondelle » en « Arundell ». Pourquoi cette femme en particulier a-t-elle été retenue par l’auteur ? Parce qu’il permet la substitution du A au I à l’initiale du mot, A, la capitale d’une si grande importance dans l’œuvre : le A est contaminant et s’y dissémine.

Le glissement de –rondelle vers –rundell introduit la figure féminine d’Isabel Arundell, écrivaine et traductrice, catholique de bonne famille, qui rencontrera en 1849 et épousera en 1861 l’extraordinaire Richard Francis Burton. La rencontre a lieu à Boulogne-sur-Mer. Voilà qui éclaire sur la place qu’occupent Arundell et Burton dans l’imaginaire de l’auteur : le patronyme « Arundell » donc, la rencontre à Boulogne-sur-Mer, la femme, la figure polymathe du voyageur, traducteur, écrivain, linguiste, orientaliste, ethnologue, diplomate, escrimeur…que fut Burton. Tous deux écrivains, traducteurs, voyageurs inlassables. Deux avatars possibles de l’auteur. Burton, l’homme qui parlait vingt-neuf langues et une dizaine de dialectes, esprit libre, individualiste.

Burton a appris le romani, lors d’une liaison avec une gitane : écho de la pièce 5 de D., « Outre l’oralité » :

« la nuit gitane (la nuit sexuelle) »

annoncée par la pièce 4, « On ne se quittera jamais » :

« Il y a d’autres enfants

Il y a un camp de gitans

Il y a une fillette à peau brune

que je dois sauver.

(…)

une petite malheureuse à peau brune

on a le même âge

elle vient du camp des Gitans »

L’auteur fait part d’une expérience de deuil et d’un serment :

« X est devant sur le siège passager, je lui caresse le pouce, elle va bientôt mourir, je le sais, elle le sait, il y a la nuit qui vient, sans une parole, il y a ce point d’éternité, elle ne sait pas tout, je ne sais pas tout, je lui caresse le pouce, on ne se quittera jamais. » (D., p.16)

(…)

« après la mort de X

langue rouge

langue bleue

retourner sur les lieux où je suis mort avant X » (D., p.18)

L’auteur écrit un roman personnel, non sous une forme romanesque, forme indue (voir la question de la forme déjà évoquée dans DLW (poinçon 2). Autour du deuil de figures féminines aimées (X) se cristallise le personnage du « sauveur de la fillette à peau brune ». X, c’est la femme aimée et morte. X est le deuil, la disparition, l’impossible de la mort. Y compris de la mort de l’auteur lui-même, mort imaginaire et sensible ici, dans ces quatre vers en chiasme (la lettre grecque X), où le premier vers prépare le quatrième : après/avant, mort de X/je suis mort. Au cœur du chiasme, la langue, rouge de vie, bleue de mort.

X est la lettre qui clôt le recueil DLWX est la lettre qui quasi-clôt LW, , en face de la page 216 : « le passage étonnamment NEUTRE ». X est la lettre qui ouvre LW, X est la réponse du neveu qui est allé sur la lune, à la question de l’oncle-narrateur : qu’a-t-il vu sur la lune ? X marque l’impossible traduction en espagnol, dans DLW (page 35), de l’hypothèse narrative n° 20 de ce que serait LW :

20) c’est l’histoire d’un géant marcheur (un géant maigre) qui déteste la ville et le post-modernisme ; un jour, il s’aperçoit, dans un frisson d’horreur, qu’il est en train de se transformer en son ennemi ;

20)

X ;

X barre ville et post-modernisme, X est l’impossible traduction en espagnol d’un exposé méthodologique dérivé, dans DLW (page 50), qui interroge le rapport des mots et des choses, ébranlant l’idée même de traduction d’une langue dans une autre (et le X illustre cette impossibilité) :

9) si, en écrivant « pez », par exemple, un poète a voulu utiliser un monosyllabe (parce que c’est rond, parce que c’est clos, parce que c’est entier, parce que c’est léger, parce que c’est…chinois), on ne peut pas honnêtement traduire « pez » par « poisson », n’est-ce pas ? ;

9)

X.

En passant, je relève quelques-unes des caractéristiques de l’assemblage en queue d’aronde : rond, clos, entier. La traduction adaptée de « queue d’aronde » est « cola de merluza », et non « cola de milano » (poinçon 486). Les arêtes de la découpe en tenon et mortaise rappellent celles du merlu…Et la queue d’aronde, ici, tient lieu de monosyllabe, rythmiquement analogue à la lettre A.

La lettre X barre, dit la mort et le Neutre, la langue soudain déliée de son serment de dire – serment temporaire, car on ne se quittera jamais, la langue et soi. La langue est pistée sur sa refuite, sur son trajet de bête traquée. Le X ressortit au même dispositif que le schéma de l’assemblage en queue d’aronde, de la photographie sans légende, des mots en khmers : ils sont une manière d’amuïssement de l’auteur – ou plus exactement, ils sont une trouée dans le texte, qui aussi bien laissent leur lecteur interdit. Cette interdiction (la langue de l’auteur, avec ses trouées et refuites, se met entre nous et lui, nous privant par étonnement d’user de notre entendement – on comprend seulement qu’on ne comprend pas) est l’effet, sur l’auteur et son lecteur, de l’impossibilité pour le mot de dire la chose, ce qui justifie ces dispositifs pour tenter d’y faire pièce (les 108 pièces de Dâh), par désossement-réincarnation successives et répétées.

Par la lecture et le décodage (ou sa tentative) des textes de C. Macquet, je bute systématiquement sur cet assemblage en queue d’aronde imaginaire, un serre-ment de deux pièces découpées pour s’imbriquer, serment qui me lie, moi, lecteur, à ces textes. Oui, ces textes seraient ceux qui permettent à l’auteur – et partant, à son lecteur – de se ressaisir comme sujet, ou du moins, de le tenter. La tempête qui pousse à écrire et à lire, à parler, naît dans la course au Réel, qui échappe à toute représentation, que l’on essaie de rendre malgré tout en lisant, en écrivant. Imaginons que les mots accomplissent des actes imaginaires. Serment prêté de ne se quitter jamais, indissolublement liés par les mots.

« Outre l’oralité », 5è pièce de Dâh, signifie « au-delà » de l’oralité (et au-delà, quoi ?), et l’injonction à « outrer » l’oralité : pousser à bout cette pulsion orale qui fait de la bouche le point de passage avec l’Autre, avec le sein (dâh). Traquer l’au-delà du désir, inatteignable évidemment, tension permanente, et un pousse-lalangue du texte poétique, incessamment troué de ses X, du manque à y être, du nom qui se dérobe.