68 | L’auteur et ses noms, 2

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Nom littéral et littoral, « Makémaké » redouble le patronyme original. Variation en mode mineur des trente « Macquet » de la pièce 32, « Makémaké » apparaît dans un « Enregistrement » du 26 avril 2017 (65/202-203), à la suite de « m’acquêts » :

Les noms permettent d’« écouter ce qui bourdonne de l’autre côté ». La formule est frappante, elle condense à elle seule l’une des thématiques essentielles de Dâh : un certain rapport à l’espace culturel (et donc sonore) et à ses délimitations, qu’il s’agisse de passage, de frontière, ou de seuil. Ce désir d’un autre son, qui ne se perçoit pas, d’abord, comme un son articulé, mais comme la manifestation d’un bourdon, insecte, cloche, sentiment, délimite l’espace en un ici et un « autre côté » dont le pouvoir d’attraction est tel qu’il jettera l’auteur sur les routes.

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L’auteur évoque la lignée biologique d’un lointain clan MacKay. Ce premier « trait unaire », ce patronyme légué, est ce qui reste de l’origine écossaise du clan qui « aur[ait] fait souche à Berck-sur-Mer au 16e siècle ».

« MacKay » fonde aussi l’imaginaire maritime de Dâh ; comme nom, il est trace qui efface ce qu’il énonce, en même temps qu’il refonde incessamment la généalogie. C. Macquet invente [maké] comme on invente une grotte : elle préexistait à son inventeur, mais de manière limbique. L’inventer en la nommant la fait advenir pleinement. Alors, quand l’auteur de Dâh écrit «  la grotte de Makémaké », il crée un nouvel avatar de son propre nom, en résonance avec celui du dieu polynésien de la création, Makémaké, au corps d’homme et à tête de sterne. La cosmogonie polynésienne attribue la naissance du genre humain à un œuf pondu par un oiseau qui s’est accouplé à un poisson : « les sternes s’accouplent avec les thons jaunes », écrit l’auteur. Il tresse une généalogie imaginaire, sans frontière géographique ni linguistique, en faisant entendre « MacquetMacquet » dans le nom du dieu Makémaké. Homophonie parfaite, où l’orthographe seule indique le passage du seuil vers « l’autre côté ».

La sterne, s’il s’agit de la sterne pierregarin (j’aime à le croire), est aussi appelée « hirondelle de mer », avatar de « L’Arundell des faubourgs » (53/179). On ne quitte jamais tout à fait la faune aviaire et le port de Boulogne, où Isabel Arundell rencontre Richard Francis Burton (séq. 8). Et l’on retrouve la mortaise en forme de queue d’hirondelle (ou « aronde ») qui donne son nom à la pièce 39 de Dâh et s’y dessine dans le texte (39/129). La chimère khmère à queue de poisson et trompe d’éléphant s’appelle, on l’a vu, « Makara » (séq. 67).

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Le son fuse et résonne dans cette grotte de l’île de Pâques. Écho sonore lancé dans la grotte et qui revient frapper les oreilles du lecteur, en soulignant l’unicité de ce [maké] qui, s’il se redouble, n’en reste pas moins un. Écho à la grotte imaginaire telle qu’elle apparaît dans Dâh (séq. 50), dans les Réinjections Tandil, ou en couverture de L’Oiseau, récit physique.

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Bourdon, disais-je. Ostinato qui parcourt Dâh, semblable à « une petite abeille rousse » (10/51) qui semble incarner l’ostinato du boléro de Ravel dans la pièce éponyme. Cette « abeille rousse s’élance à son tour » (56/183), comme un oiseau, à la suite des « aigrettes » et « martins-pêcheurs ». Le bourdon de l’abeille, c’est le [z] («  aussi mélodieux que le [z] de mon abeille rousse rose », 103/350).

Le bourdon est aussi celui des Lulutes dans Tchoôl ! :

«  le bourdon des Lulutes va s’apaiser, j’espère, s’aboliront dans la terre étrangère, le miel à l’entrejambe

l’hôtesse et l’abeille inouïe » (Tchoôl !, p. 11).

Le bourdon, ou cloche au son grave, serait aussi « l’Angeline (bénite en l’an de grâce 1954) » (65/202) telle qu’elle apparaît dans les dernières pages de The Language Of The Birds :


© C. Macquet

« L’Angeline » est l’unique rescapée de la destruction de la cathédrale de Phnom Penh par les Khmers rouges. Sur la cloche, je lis ” Père Bequet “, et souris à la finale [ké] du révérend.

« […] l’Angeline (bénite en l’an de grâce 1954) […] comme l’Estourmie (l’Éveil) / en haut du beffroi / X avait une dizaine d’années / un escalier en vis conduisait à la grotte de Makémaké (les grands yeux cernés) / »

Discrète évocation de la mère, encore enfant, qui découvre le beffroi de Boulogne-sur-Mer. L’auteur fond ce souvenir sans doute entendu en famille dans une évocation sous-tendue par le bourdon, la cloche du beffroi boulonnais, et l’Angeline de l’ancienne cathédrale de Phnom Penh. Le bourdon serait telle une basse continue, entendue à chaque instant : voix unique, voix du ressouvenir, tristesse, abeille rousse, cloche de Boulogne et de Phnom Penh. La fleur unique qui accompagne Angeline sur la photographie suggère une offrande ; elle évoque la pièce 103, « le jardin de ma mère », où butine d’ailleurs « l’abeille rousse rose » parmi la guirlande de fleurs – et parmi elles, «  / REINE-MARGUERITE (MARGUERITE DE SAINT-JEAN) / » (103/356).

Alors s’élève la mère en fleur mariale, « en haut du beffroi », parée de la grâce angélique d’une cloche rescapée, loin, à Phnom Penh. En haut, de même, « la grotte de Makémaké », celle du démiurge polynésien & auteur de Dâh. Un escalier en vis y mène : un mouvement en spirale, lancé par les pétales en hélice, spirale des réinjections photographiques, d’un puits ascendant parcouru des flux de sens (séq. 50).

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Ces flux portent en eux le nom de l’auteur, aquamorphique, graine et antigraine de ce qu’il fait croître : nom littéral de l’alchimiste faussaire jouant du palimpseste, du photographe qui fige l’argent et l’or, d’une incantation à se décoller de lui-même comme on tranche imaginairement une tête pour créer une chimère, Ganesh, Makara ou homme-sterne. Noms littoraux qu’immerge le nom original, noms forgés sur ce radical pour parler la langue de “l’autre côté“, là où sonne l’entêtant bourdon. Littéral et littoraux, ces noms de l’auteur tracent autant de nouveaux traits, occupent Dâh en des lieux différents du livre, en échos des espaces traversés. Comme si, par l’action démiurgique de [makémaké], s’ouvrait, à chaque nomination du nom de l’auteur, littérale ou littorale, cet espace du entre qui semble si bien définir – ou au moins rendre compte – de l’espace occupé par l’acte d’écrire et de lire Dâh.

En essaimant [maké], l’auteur forge une écriture disséminatrice, toujours mouvante, sortie du logocentrisme occidental et de ses dualités qui refusent les compossibles. Cette dissémination en est aussi passée par le voyage et ses frontières franchies, occasions de redoubler [maké], de le dire dans des langues étrangères. Et chaque nouvel écho s’ajoute à l’autre, pour créer, selon un motif khmer, une guirlande des noms qui traverse la nuit.

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