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« Macquet » est plastique : s’il revêt la fixité d’un patronyme, c’est une fixité photographique, à l’image du jet d’eau des Aquamorphoses – gel plutôt que fixité, d’ailleurs, rendu possible par la technique photographique. Ôtez l’image, regardez le jet d’eau : il change infiniment de forme, comme il change de couleur. L’écriture poétique permet à l’auteur de jouer avec la fixité de son patronyme, de se décoller ponctuellement des phonèmes [make]. Il me semble percevoir, dans Dâh, un jeu double, ou double jeu sur l’identité. Celui d’une écriture qui cite littéralement le nom « Macquet », et celui d’une écriture qui rendrait compte du nom propre traversé par l’autre. De cette traversée, un nom autrifié est le reste : le patronyme littoral.
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Du nom reçu, une brève généalogie :
“Macquet s’écrit avec un C avant le Q. Je te conseille de t’en souvenir. Maquet vient de la maque, meule de foin ou masse d’armes. Avec un C, l’origine est écossaise. Des membres du clan MacKay auraient fait souche à Berck-sur-Mer au 16e siècle… » , 89/266.
406 | Les littéraux du nom propre
Le nom d’un faussaire ?
« M. Macquet a recueilli une suffisante quantité de cette même vapeur en faisant dans un alambic de verre tubulé la saturation dont il s’agit ici : la liqueur qu’elle a produite en se condensant dans le récipient lui a paru par toutes les épreuves n’être que de l’eau pure » (Le Grand Vocabulaire françois, tome vingtième ; entrée OR) », 12/55


Photographies extraites de “Aquamorfosis”, © C. Macquet
La citation, comme toutes celles présentes dans Dâh, est exacte, à une lettre près ici : C. Macquet a remplacé, dans l’article du dictionnaire de Guyot, le patronyme d’un chimiste appelé « M. Macquer » par le sien propre. Une lecture inattentive pourrait bien faire prendre, d’ailleurs, le « r » pour le « t » : le « r » serait un « t » étêté. Double opération : l’extrait du dictionnaire devient palimpseste, l’auteur de Dâh devient l’alchimiste qui travaille l’or, comme il l’a fait en photographe des Aquamorphoses, dont le jet d’eau, dans l’avancée de la lecture, transmute l’argent en or sous nos yeux. Subtil aloi du texte lexicographique et du palimpseste, qui porte à croire que « M. Macquet » figure bel et bien dans ce Grand vocabulaire, accréditant ainsi l’auteur Christophe Macquet en pair des « vrais Alchimistes » qui « ne doutent nullement qu’il ne soit très-possible de décomposer l’or » , (Grand vocabulaire françois, tome 20, article “Or”) – non sans effacer « M. Macquer », dont il prend la place. Cette substitution fait apparaître pour la première fois dans le corps de Dâh le nom propre de l’auteur, qui jusque là, et si l’on suit l’ordre numérique des pièces, n’est à lire qu’en couverture et en page de garde. Apparition d’autant plus troublante que l’article est vrai et que le patronyme “Macquet” est vrai, lui aussi : exemple de narration falsifiante, selon la formule de Gilles Deleuze, puisque de deux énoncés vrais, C. Macquet fait un énoncé falsifié par la greffe de son patronyme sur l’article, rendant vrai et faux indiscernables.
La répétition
Les trente occurrences de « Macquet » dans la pièce « 32. Sélénogrammes de la solitude Avine » reposent sur la répétition du patronyme, soumis à l’injonction, à la question, à la mue du même, comme s’il s’agissait de vider “Macquet” de son sens – quel est le sens d’un nom propre ?
Paronymie
L’animal et l’humain sont désignés par le même radical [mak] : « je me lève tôt, bruits dans les arbres, des macaques s’approchent de Macquet-la-barbe, ça va deux minutes » (81/242). Sortie de l’humanité, entrée dans l’animalité, et inversement. Outre l’évocation de l’anecdote, c’est aux noms propre et commun de permettre l’effacement de la frontière entre les deux règnes. Bien plus, c’est ce nouveau pouvoir de nomination qui installe l’instance narrative dans cet entre-deux-règnes.
407 | Les littoraux du nom propre
Entre le littéral et les noms fictionnels (Avine, Archibald, Varman-Rosée…) s’inscrivent les patronymes littoraux : ils naissent d’un écho de [maké], en reprennent tout ou partie des phonèmes, dans une langue imaginaire, en patois boulonnais, dans une langue étrangère :
« Avine apprendra la langue de Gael (akou signifie quatre, maki signifie viande, et Fito signifie Christophe) » (24/78)
« Les portes bêlent comme des chèvres et les chèvres gémissent comme des parturientes, gising na, gising na, elle se sert de la bière répandue comme d’un encrier, Avine et Archibald, vidés, ectomacquet » (39/137)
« maqué (mangé) par la bistouille et la froidure » (41/141)
” ici les gens courent sans arrêt, ici Avine aime beaucoup la musique, sensations retrouvées, makou veut dire navette (du métier à tisser) » 51/168
C’est aussi la culture khmère qui nourrit la comparaison entre le “Blanc” qui chante et la chimère mythologique, le Makara, qui fait entendre [mak] : « Ce maudit Blanc prétend qu’il chante en khmer à merveille (comme un Makara qui crache des diamants) » (52/174). Je retrouverai plus loin le mot-valise « Makaraoké » (103/353).
Le khmer ou la langue de l’autre : dans un enregistrement du 26 avril 2017, on lit “ indivis et m’éparpiller / m’acquêts / “. Le mot homophone de “Macquet” évoque “l’acquêt”, ou “acquisition” ; sa rature est la trace visible d’un refus : ne rien posséder, pas même un nom propre – c’est en droit impossible, et l’auteur ne peut que s’en écarter, en gagnant l’estran de la langue, cette mince frange entre nom propre et nom fictionnel, nom qui reste à assembler comme une maquette : “honnir le mot d’artiss’, de pouèt’, maquett’” (69/214), comme cet ancien personnage nommé Queue d’aronde que le dessin de l’assemblage indiquait dans le texte, laissé à l’état de trace (séq. 7)
A maintes reprises donc, [mak] peut être considéré comme un radical que régirait la loi des affixes : dans la “langue de Gael“, on aurait ainsi mak + i pour “maki“, “viande”. “Makou“, à Na’in (Iran), serait formé de mak + ou. Pas de narration falsifiante dans ce dernier exemple, mais une projection des phonèmes [mak] sur un mot étranger bien réel : “navette (du métier à tisser)“, précise l’auteur. Le mot étranger choisi est doublement légitime : parce qu’il fait écho aux phonèmes de son patronyme, et parce qu’il file la métaphore du métier à tisser, du filet, peu après l’expérience mystique du mur d’hôtel de Na’in, où il était “sans témoin (heureusement), sans filet, pareille brillance ne suffit pas, ne reste que de la cendre et de l’ahurissement, ne reste que du neutre indistinct, Archibald comprend (croit comprendre) qu’on est condamné à tisser pour piéger un peu d’être, qu’on est condamné à pêcher avec des filets (bien souvent empruntés à d’autres)” (51/167-168). L’indicible ravissement mystique échappe toujours ; C. Macquet joue des échos de son nom dans les noms autres à la manière de rets jetés. Ce me semble être, à nouveau, ce que la notion de littoral tente de rendre compte : le bord d’un trou, l’espace entre l’eau et la terre.

Ecrivant « Trop vertical / Macquet / à faire ton grand Eckhart / entre la surface et le fond » (86/256), l’auteur reprend le thème surface/profondeur selon un point de vue distancié : les phonèmes [make] sont éclatés dans le E et A d'”Eckhart”, tandis que le M, sous-entendu dans l’appellation “Maître Eckhart”, disparaît au profit un jeu de mots Eckhart/écart qui moque son excès de verticalité. Si [make] résonne dans (Maître) Eckhart, c’est ironiquement ; l’ellipse de “Maître” dit justement l’absence de maîtrise. Mais l’auteur reste entre, même dans une mystique approximative. Et cette occupation du entre est précisément le lieu d’où s’écrit Dâh. A Eckhart, l’auteur emprunte l’appauvrissement volontaire, la séparation, le refus du matériel (“m’acquêts“), non pas afin d’accueillir Dieu, mais d’accueillir l’autre.
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Parvenu à ce point de la lecture, littéraux et littoraux du nom propre ne sont pas à séparer, mais bien à tresser ensemble.
On a vu, avec le palimpseste, que “Macquet” n’est pas caution de vérité, mais greffe falsifiante. [mak] permet préfixes et suffixes, résonne dans une autre langue, réelle ou imaginaire. [mak] serait le signifiant qui se tient entre : entre vrai et faux, entre humain et animal, entre surface et profondeur, entre une langue et les autres. La tresse naît de chaque paire de brins. Et si le nom propre est intraduisible parce qu’il est un signifiant premier, C. Macquet en propose pourtant une traduction, jouant de néologismes, de mots-valises, de troncatures. Epuiser “Macquet” en épuisant les langues, déplacer “Macquet” et le relocaliser dans la frange de l’entre-deux. Dépasser, ou tenter de dépasser, le dualisme logique de la pensée occidentale (un/multiple, vrai/faux, dedans/dehors, surface/profondeur, etc.) dans une écriture poétique qui ne cesse d’interroger et sa place, et sa pertinence, et sa légitimité, ébranlant au passage la notion d'”auteur” qui soudain devient labile.