66 | Blocs noirs, signes blancs

© C. Macquet, pièce 30, Dâh

397 | blockhaus

Le bloc est celui de la strophe-paragraphe justifié. Ce choix formel s’applique à la pièce « 104. Blockhaus”. Jouant du mot anglais concrete, “béton”, j’associe le titre “Blockhaus” à la densité textuelle de cette poésie “concrète”, dans un sens différent de celui d’Eugen Gomringer.

(extrait de 104/365)

La page blanche est support où se pose le bloc du texte, dont la perception, d’abord visuelle, est modifiée par l’absence de point ou de virgule. J’ai le sentiment d’un souffle puissant qui a bousculé l’ordre connu, qui s’est glissé entre les mots, les a fait se coller aux mots voisins, sans égard pour la norme. Nouvel exemple de la langue golem (séq. 35) qui agglutine les mots de langue française et anglaise, pour suivre une nouvelle cadence. Les blancs typographiques ne sont pas là où on les attend. Ils désorientent la lecture grâce à une nouvelle occupation de l’espace blanc. Les mots collés deviennent agglomérats ; ils laissent béer le blanc entre eux. Reviviscence des expériences de Na’in et d’Irkoutsk relatées par une instance narrative qui a effacé le Je auctorial et ses avatars fictionnels, pour rendre compte d’un “[s]entiment d’existence, mais déjà hors de l’existence, dilatation sans sommation” (51/167). A Na’in, “le mur scintille, de plus en plus fort même, Archibald a l’impression de le vivre dans tout son relief, dans le moindre de ses granulats agglomérés (parpaing, du lat. perpetaneus), ça dure plusieurs minutes, Avine est pris“. Parpaing perpétuel, concret, qui “prend” Avine comme le béton prend quand il sèche, et dont on voit “le moindre de ses granulats agglomérés” (51/167). Il me semble retrouver ces “granulats” dans les mots agglutinés du poème “Blockhaus” : étrangeté des signes noirs collés entre eux, qui m’oblige à un certain retrait de la langue, car ne me porte plus la lecture habituelle et fluide, où l’œil identifie la première et dernière lettre pour reconstituer le mot. Cette opération mentale n’est guère possible ; et comme l’entité Je-Archibald-Avine-l’auteur sort de l’existence dans l’expérience mystique, je sors de ma langue pour m’attarder sur la granularité de “Blockhaus”. Alors, le bloc s’impose visuellement, il ne disparaît plus sitôt que lu, mais continue à “briller” et “palpiter” (51/167) sous mes yeux. Cette expérience de lecture “concrète” se nourrit de la matérialité des signes imprimés, des blancs laissés autour d’eux ; elle est le pendant, côté lecteur, de l’expérience de Na’in. C. Macquet peut ainsi partager avec le lecteur, au delà “de la cendre et de l’ahurissement “, un peu de ce ravissement dont il ne reste que du “neutre indistinct“.

La compréhension du texte s’en trouve dérangée et enrichie à la fois : ainsi, la comparaison « commeune chapedeplomb » s’applique aux « momentsde videet deconnaissance », c’est aussi un complément circonstanciel de manière qui précise l’action du verbe « toucheà », sans que le lecteur puisse trancher : la polysémie naît de cette indétermination :« lesseuls momentsde vraibonheur sontces momentsde videet deconnaissance commeune chapedeplomb toucheà lacréation lafalaise lesfleurs ». Pour moi lecteur, cette compréhension bouleversée et enrichie s’approche, fût-ce lointainement, de l’extase (séq. 40) vécue par l’auteur. “Jésus” dans son blockhaus fait l’expérience “desodeurs extraordinairesdecuisine“, et grâce à “sixheures deméditation” vit “unesorte defestin divindans sacour” (104/365) : l’expression “hallucinationsolfactives” est un bloc singulier, un granulat en deçà ou au-delà de la raison raisonnante. Jésus-Thaddée Kristek, habitant du blockhaus, est aussi la figure de l’ermite en sa grotte, telle qu’elle apparaît dans les livres de C. Macquet à plusieurs reprises, que l’on songe à l’effet-manchon des photographies par exemple.

398

Le blockhaus, au même titre que la Manche, la falaise, la dune ou le chien, est au cœur de l’imaginaire maritime de Dâh. Ce vestige de la Seconde Guerre mondiale est d’abord paysage de l’enfance (“Avine, dans la cité du Baston, un nouveau lotissement au milieu des garennes, entre les blockhaus, il cogne les caïds de son âge, les grands frères viennent l’attendre à la sortie de l’école, boum-boum ! coups de pied dans la tête du rouquin“, 4/17), “[…] Avine est un ouineur de la République de Tulé, un arquin, un ramequin, un rattaque-min-tien, un sémaphore délabré devant Trébizonde, un lotissement à l’américaine au milieu des garennes, un affreux gamin qui surprend les nichons du monde (à l’intérieur d’un blockhaus).“, 97/308 ; le blockhaus est lieu de résidence de Pépé Jean-Baptiste :

Le deuxième cercle, curieusement coupé du premier

c’est la famille d’adoption

enfin, la famille…

c’est Matante, d’un côté

(elle habitait dans une roulotte, square des Ormeaux)

et de l’autre, Pépé Jean-Baptiste

(il habitait dans un blockhaus, sur la falaise).” (30/106),

qui est associé à la falaise :

Il y avait des livres, d’ailleurs, chez Matante, dans un scriban en acajou

c’est les liv’s à Pépé Ratapié, fulminait-elle

mais pas moyen de lui faire dire pourquoi ces livres se trouvaient là

dans la roulotte

et pas dans le blockhaus

sur la falaise” (30/107).

Pour Thaddée Kristek, le blockhaus reste dangereux ( “n’apasentendu l’éboulementde lasemaine dernièrequi aprécipité unblockhaus enbasde lafalaise“, “entout deuxexpulsions pourdes prétextesfutiles etquinze agressionsdontcinq dangereusesheureusement Jésusmaîtrise laprise dusoleil ilpossèdeun fusilaussi contrelesGitans” 104/365).

La falaise, comme on l’a vu (séq. 37), est sapée par l’eau, et c’est tout l’environnement que contamine l’eau mortifère :

J’emmène mon neveu Jean reconnaître son futur ancien territoire intérieur, à marée basse, dans les rochers verts, puis au retour par le sentier des Douaniers, sur la falaise, il faut une grande douleur et une grande espérance pour vivre dans un blockhaus, sous la faille l’eau pénètre et fait gonfler l’argile malléable, c’est sec en surface mais parcouru de milliers de sources souterraines, relief mangé, ligne de côte grignotée, la falaise est malsaine, tu sais, la falaise est vivante, en bas je lui montre le pré d’algues où dansent les sorcières de la Crèche pendant les marées d’équinoxe, regarde ces rochers, ti Jean, on dirait des cercueils d’enfants, regarde ces crânes, ce vert, la mer s’est déboutonnée, ti Jean, dans le ciel pâle monte une odeur de famille décomposée.“, 103/349 ; “[…] il fait frisquet, cabines de plage, casino moche, Rose Lacroix (une Équihennoise qui vendait des crevettes), les carreaux en verre dépoli de l’hôtel Bristol, les blockhaus à la pointe de la Crèche, […]“, 103/351.

(Tino, le chien, sera victime du paysage mortel :

Avine

entrailles

temps de chien

de Tino broyé

comme un blockhaus sur la falaise

pendant la tempête

la maison tangue” (108/385)

Lieu où l’homme et l’animal sont exposés aux vents, aux périls mortels : je lis dans les vers précédents à la fois “ent.ailles” de la falaise et “entrailles” “de Tino broyé” ; le [R] va et vient (je l’ôte à “broyé” et j’entends soudain l’aboiement de Tino).

399 | bloc noir

Apparition des cartouches noirs : pièce 38. Deux cartouches de texte blanc sur fond noir, une réinjection, deux cartouches de texte. L’ensemble est centré et déroule le titre de la pièce, « 38. Je trouve un fil sur le sol ». Continuité visuelle entre les réinjections précédentes et celle de cette pièce : le format rectangulaire. Continuité formelle entre les cartouches et la réinjection qui m’évoque l’effet-manchon du bloc de texte. L’œil suit un circuit d’abord vertical : je lis le titre, puis le relis dans le premier cartouche, sans chiffre, arrêté d’un point. Mais surtout : les encres sont inversées. Titre et cartouche ensemble créent un effet visuel analogue à celui du négatif photographique, où les parties lumineuses sont ombrées, et inversement. Réinjection photographique et texte semblent ainsi posés comme équivalents. Il n’y aurait pas de prééminence du texte sur l’image ; texte et image sont associés imaginairement, lus-vus ensemble. Le noir et le blanc seraient réversibles.

Le cadre noir capte le regard ; l’encre blanche sur fond noir (c’est également le dispositif des Sélénogrammes) dans les quatre cartouches trouve son écho dans la blancheur de la noix de coco trouée de noir, sur fond d’écume. Les sens circulent, comme s’échangent le noir et le blanc. La pièce naît de la trouvaille d’un « fil sur le sol » : sol sableux de la plage, sol noir du cartouche. Le deuxième cartouche propose une équivalence mathématique entre un prénom féminin et deux verbes d’action. Kalyani, « mauricienne d’origine indienne » (103/362), semble préfigurer, sinon s’associer à la seconde figure féminine : « La Vierge noire ». Deux femmes, auxquelles se joint la noix de coco “tête de mort” (séq. 53) – deux orbites opaques, une bouche noire béante. « La Vierge noire au fond de la crypte », c’est la Vierge nautonière de Boulogne-sur-Mer (séq. 32), qui évoque Sara-la-Kâli (proche de “Kalyani“), femme à la peau noire. Ce condensat s’enrichit ici de la présence de Kalyani, dont l’origine indienne l’inscrit dans la lignée de la femme gitane ou khmère. Je regarde soudain cette pièce 38 comme une mariophanie, qui justifierait le fil noué.

400

La pièce « 43. Ganesh, seigneur de l’entre-deux – mai 2000 (extraits) » propose une variation visuelle avec de petits blocs noirs, cartouches ou linteaux, qui signalent, telles des enseignes clignotantes, différents éléments référentiels, biographiques ou non, liés à la figure clivée du dieu à tête éléphant. Le huitième bloc noir, par exemple, “J’aurai ton âge.“, s’adresse à un “tu” mystérieux (la vieille Maï, dans le bloc-texte qui suit ? La mère disparue ? ) Bloc en linteau d’une photographie : réinjection de la carte d’identité de l’auteur, fortement contrastée en noir et blanc, visage fermé.

401

La pièce “64. Rimes” met en valeur le procédé visuel et sonore de la rime en [ɔm] pour rendre hommage à la poitrine de Srey Mom, “fille d’un chef phnong et d’une esclave laotienne” (106/374). Un bloc noir – lettres blanches ponctuées de deux points annonce un sizain, et ce à trois reprises. Je vois une pagode à trois étages, un stupa indien (me revient un vers de la pièce 2 : “je reste longtemps avec le chien près du stupa essentiel.“, 2/12 ; et le “/ stupa construit / ” dans l’enregistrement du 14 avril 2017 (65/201). Concrètement encore, les premier et deux derniers vers de chaque sizain sont plus longs que les trois vers qu’ils embrassent, soit 12, 13 et 15 syllabes, évoquant pour moi les étages de la pagode. Je pousse l’analogie : ce poème aux trois blocs noirs serait l’espace d’un culte rendu à Srey Mom. L’étymologie établit par ailleurs un lien discret entre “pagode” et “Kâli” : “Empr. au port. pagode,  […] du dravidien pagôdi ou pagavadi (proprement, nom de Cali, épouse de Çiva) lui-même issu du skr., bhagavati «déesse», fém. de bhagavat «saint, divin». Srey Mom appartient au panthéon amoureux de l’auteur.

Hommage rendu selon les codes du blason poétique, auquel C. Macquet emprunte l’anaphore et la rime plate, en l’occurrence [ɔm] : sonorités du nom khmer de la jeune femme, dont la présence hante les blocs. Hommage ludique, où les néologismes abondent (“Stolid-Gum“, “Persephonium“, estampillés “TM“, “pacodillons“, “citrène“…), où le sein est évoqué sous la forme du “Pleasure Dome” inscrit blanc sur noir, où le mot “Ultimatum” est aussi l’ultime toit de la pagode-poème, où “Eléphantôme” annonce “Barnum®“, mais aussi “Chumbos“, possible déformation en espagnol d’Argentine de “Jumbo”, célèbre éléphant de cirque.

402

C’est à la suite de la pièce “104. Blockhaus” que l’on trouve les deux pièces comptant le plus grand nombre de blocs noirs : 12 pour la pièce “105. Reste”, 13 pour la “106. L’un saoul, l’autre linceul”. Le contraste entre le noir et le blanc est davantage marqué ; l’auteur insère du khmer (105/369, 106/372 et 378), la rature (106/377), le slash (106/373), les crochets (106/372), la parenthèse (106/377), autant d’éléments déjà utilisés dans le texte en lettres noires sur fond blanc. C’est aussi un texte de plus en plus ample qui investit le bloc noir, ou, dit autrement, c’est le bloc noir qui occupe un espace croissant.


La force du bloc noir est de jouer sur les registres iconique et littéraire, confortant l’idée d’une poésie “concrète” et subjective :

Le bloc noir est aussi le parapluie noir qui se déploie visuellement dans l’espace blanc.

Le dernier bloc noir de la pièce 105 :

est celui qui clôt le poème, achevant ainsi le douzième cycle de la suite | texte en romain / italique / bloc noir |. Plus de texte après “l’absence de pont“; l’adjectif final “terrifiante” enchérit sur la couleur noire. Le narrateur quitte les Fidji pour la Nouvelle-Zélande, et laisse derrière lui Jordan, Nena et Toutou. Il ne restera pas, le titre “Reste” est sans doute la demande de ceux qui ne veulent pas le voir partir. Il ne veut pas y faire droit : rester signifie la stase, l’enlisement ; partir est sans retour, il n’y a pas de pont.

403

Ma lecture se fait thymique, découvrant, dans la concrétion des mots-granulats, dans l’encre noire évidée de blanc, une étrange objectivité subjective. Blocs durs, blocs morts, mais, en même temps, blocs d’intime palpitants (tous sensibles-insensibles, me prévient Camila.“, 91/288). Signes noirs ou blancs, spectres des sélénogrammes, paréidolies des rochers, blockhaus de béton (concrete) troués de clartés fébriles. Ils vont et viennent sous le regard, dans le flux de l’écriture, parfois se figeant – ils deviennent écueils, parfois roulant, attirant l’œil de leur clignotement. Du signe qu’il est, des signes qu’il contient, textuels et iconiques, le bloc intensifie le sens ou en opacifie l’émergence. Le cadre obscur des réinjections, les blocs noirs, portent leur ombre sur des signes qui en retour les irradient. Entre figement et mouvement, dans l’existence et hors d’elle, le bloc permet les entrées et sorties du flux et la coprésence des antithèses. L’accroissement du nombre de blocs noirs à la fin du livre, de la pièce 105 à la pièce 106, mime la montée des eaux noires, cadre du lumineux sauvetage d’A-lys.

© C. Macquet, in Cette fille à la peau verte, livre muet, 2014

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