64 | Fugue en pffft

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Du Boléro de Ravel je passe à la fugue : « fuite » du thème musical, et air en fuite. Fugue capricante que celle des voix de Dâh, qui sautent, dans la même phrase, d’un personnage à un autre. Je, Avine, Archibald, Varman-Rosée ou Badjouk, apparaissent et disparaissent. Air en fuite à chaque lecture de Dâh, à voix haute, pour en éprouver les flux énergiques.

« 39. Fond d’fût » évoque avec humour « la fugue des seins (die Fügung des Seins) » (39/138), seins toujours révélés-celés, qu’une traduction ludique vers l’allemand transforme en « co-jointoiement de l’Être » (Heidegger). Par le croisement des langues (là où se croisent les jambes du X), la chair fait se toucher les créatures, mais le sein du sein fuit, même s’il est touché quand il s’incarne en la poitrine gonflée d’une femme (53/76), baudruche du désir, tout en F (fugue / Fügung / fugace) :

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L’onomatopée “pffft” émane d’abord de Varman-Rosée, qui manifeste son désaccord face à Pastrick : « Varman-Rosée ponctue les déclarations enflammées de Pastrick d’un pffft ostentatoire (The Puffing Sound of a Choking Squid on the Sand). » (10/43). Fuite d’air que le narrateur assimile à celle d’un calamar qui s’étouffe sur le sable : noyade dans l’air, fugue expirante des consonnes fricatives [f] (enFFlammées / pFFFt / PuFFing / oF) et des sifflantes [s]/[z] (PaStrick / oStentatoire / The / Sound / Squid / The / Sand). Ce nouvel ostinato, rythmique et respiratoire, scande les propos que tient Varman-Rosée dans cette même pièce 10 :

«  Varman-Rosée : bonjour, je ne vous aime pas et je ne vous invite pas à visionner les récits 144-199 (fin du livre II) et 200-221 (début du livre III), The Puffing Sound of a Choking Squid on the Sand, oui, j’y répète une certaine manière d’isolement, oui, c’est profus, serré, et les trois unités sont passablement malmenées, The Puffing Sound of a Choking Squid on the Sand, oui, je monte des photographies en réseau, plusieurs centaines de micro-récits, The Puffing Sound of a Choking Squid on the Sand, oui, j’ai longtemps méprisé la photographie, perché dans mes chênes verts ou muré dans ma cave à genièvre, à moins qu’elle n’ait fini par, c’est à n’y rien de rien, je n’ai donc aucune légitimité, une culture de l’image plus que lacunaire, The Puffing Sound of a Choking Squid on the Sand, je travaille seul, en discontinu, souvent douloureusement, souvent comme une brute, pour que l’unité s’y retrouve, mais à un autre niveau, plus émouvant pour moi. » (10/52)

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A l’instar du premier ostinato, « le Boléro de Ravel », qui cadençait en 3/5/7 l’affirmation d’une éthique de vie, « The Puffing Sound of a Choking Squid on the Sand » ponctue à quatre reprises et en 4/5/3 les propos provocateurs de Varman-Rosée, où l’on découvre les fondements de cette éthique : isolement, solitude, création discontinue, dense et profuse – qui s’applique aussi à Dâh. Au crescendo du boléro (3/5/7) répond, en contrepoint, le 4/5/3 du calamar échoué sur la grève. Le pffft passe par l’anglais (comme on dit de l’air qu’il passe par la bouche), puisque Dâh est polyglotte, et que l’anglais rappelle le “my Lord” de la première naissance d’Avine (30/104). Je rêve à « cet autre niveau, plus émouvant pour [lui] », qui justifie par l’action cette éthique de la création : mise à nu, solitude, travail « au forceps » (36/134), pour trouver l’unité à travers l’éclatement des temps et des lieux, la naissance à travers les avortements.

Cet air, on l’entend également chez un mammifère fluvial : «  et soudain l’irruption des dauphins, leur respiration crève à la surface du fleuve, merveilleux pffft, on voyage pour ces riens, Archibald enregistre dans sa chair le souffle de ces dauphins roses qui émergent à peine, aussi fugaces et secrets que les dauphins de Kratié. » (27/82). Le pffft glisse de la bouche méprisante de Varman-Rosée à l’évent des dauphins, pièce 27 : dénotation positive cette fois, « merveilleux pffft », qu’Archibald fait sien et « enregistre dans sa chair », fugue (« fugaces et secrets ») qui justifie les voyages, et que l’auteur perçoit comme extérieure à lui. En balance, ici, la respiration des dauphins, heureuse et belle, extérieure, et l’étouffement fatal du calamar, son associé à Varman-Rosée. Il me semble que cette fugue en pffft réconcilie surface littorale (le calamar sur la grève) et profondeur océane, leur ôtant toute négativité : une surface crevée, « à peine » une émergence, un entre-deux dynamique, un pur mouvement fuselé, aérien.

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« Aspirer » est à prendre littéralement : inhaler de l’air. Avine « respirait comme un pou » (1/9), petitement ? En satellite parasitaire du crâne ? Guirlande de rêves. Le cauchemar (« mon plus vieux rêve », 7/29) coupe l’air : «  je rêve, mon plus vieux rêve, la route, la verdure, les arbres sur les bas-côtés, on arrive dans une maison de la vie antérieure, un berceau de pétales fanés trône au centre de la cuisine, à contre-jour, puis un autre rêve, le soleil, un chantier (une route en latérite, des pelleteuses), puis un autre rêve, une épouse en cire, ses cheveux partent, exsangue, mâchoires Ramsès, respiration coupée, à la fin les dents-monstre, vomit la tête dans la cuvette ».

Dans « 10. Le Boléro de Ravel », la fugue est parfois suspendue par l’extériorité d’un paysage de Provence, dans l’enfance : «  j’y vais, je retiens ma respiration dans la cour, près d’une ancienne citerne creusée dans la roche, les arbres comme un écrin, les arbres de plus en plus grands, je n’ai jamais croisé personne là-haut, sauf un berger avec ses moutons, j’ai l’impression de pénétrer un rêve englouti, ce rêve n’est pas mon rêve, ça sonne creux au fond de la citerne, il y a tout un monde avant moi, tout un néant sous mes pieds, je suis observé par des yeux crevés, des yeux qui virent fleurir le ciste oublieux et le nerprun subalterne, je retiens ma respiration, bonheur, sacrifice au soleil, brèche étincelante dans la camisole du monde » (10/38).

Au fond, l’engloutissement, “le néant sous [ses] pieds” , c’est rêver un rêve qui n’est pas le sien, éprouver l’altérité la plus forte qui soit autant que le fait d’être là, simplement là, petit bonhomme, précédé par les morts.

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Le pli de la guirlangue fait miroir, quand un trait d’union aboute “fumer-fémur” , titre du poème de la pièce 44 (nombre pair, aux chiffres identiques), doublement dédicacée “à Roger Vitrac / à Erdene ” – ici, c’est la diagonale qui fait pli. Je retrouve ce rythme pair dans la composition du poème, tout en distiques, dans le choix des deux photographies en tête et fin de poème.

Fumer : une certaine façon d’être au monde. Par transmutation, “La nicotine accumulée comme un rempart.” (10/46). Etre le réceptacle de la fumée inspirée puis expirée vers le ciel, ludion entre “le plaisir de fumer” (51/171) et la grimace d’absorber le poison de la marche, de l’existence (“Il faut que j’arrête de marcher, de fumer […]”, 27/82). Acte solitaire (“fumer seul” , 56/185 ; “fumer dans un café-tabac de Lille-Sud au petit matin” , 65/202), renaître en hareng saur (“fumer en coresse (lentement, à la verticale) pour magnifier les arômes” , 75/232) tel un avatar hindou, qui suivrait la sente olfactive et verticale de l’encens. Autant d’expériences qu’une note des “Enregistrements” du 7 avril 2018 résumerait : “toute une vie / fumer l’être / acte respiratoire et crématoire / sans intention de la donner /” (86/257). Le narrateur “regarde fumer les marais (103/356). Fumer est pneumatique, contemplatif. Le narrateur est tuyauterie mystique, brûloir et saurisserie ; il érige dans ses tissus pulmonaires un rempart de goudron, incorpore le dehors et s’y expose tout à la fois. Il s’éthérise dans l’éphémère volute, refuse de donner la vie ; cette absence voulue de descendance le singularise, rompt la chaîne familiale : voilà qui occupe toute une vie ; c’est à cette aune qu’il faut mesurer combien l’être est consumable, non pas réduit à une accumulation de cigarettes, mais étendu au monde entier (ses espaces, ses langues, ses hommes et ses femmes). Fumer, c’est être ; la cigarette est métonymie du monde ; elle se consume, laisse dans le narrateur sa trace noire, à la fois goudron et encre.

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Ocarina taillé dans le fémur
d’une jeune Portugaise.”

L’anagramme fumer-fémur associe cigarette et os humain dans une même aspiration-expiration, dans un mouvement à la fois volontaire (fumer, jouer de l’ocarina) et réflexe (respirer), par la permutation des voyelles U et E. Fumer-fémur fait entendre le pffft de la fugue à l’initiale de chaque mot. J’ai évoqué, avec le dispositif évier-bonde-siphon, les réinjections photographiques, ce que la fuite de sens est consubstantielle à la dynamique des flux. Ainsi de l’image, récurrente dans Dâh, de l’os. Os du retour à l’origine : “un os de dinosaure” (71/219), “des os blanchis partout” (87/262) quand le narrateur traverse le désert de Gobi. Les os substrats du monde, présents avant nous : ” / cette terre végétale est truffée d’éclats de cercueils et de fragments d’os / ” (95/302). La butée du sens s’exaspérant à comprendre Ganesh : “L’expertise philologique en perd son sanskrit, positivement : son scalpel ferraille à tout-va, mais il ne racle que de l’os.” (43/145). Comme le narrateur a “raclé Tandil ” (57/188) : racler (et se racler) pour tenter de connaître (séq. 38).

L’ “os” est ce mot troué du signe O, motif emblématique de Tchl !, Cri & co et Dâh (cf. séq. 57) : voyelle O, trou, lune assemblée en queue d’aronde, section de cocotier, zéro absorbant khmer. O du bord inconnu (séq. 62) dont la profération est liée à “la traversée du fleuve” (l’accouchement) en khmer. O est poinçon ; le vide circonscrit est contre-poinçon typographique – ce vide a aussi pour nom contre-forme.

Contre-forme, ou mieux, anti-forme, qui renverrait à l’« antigramme » de la pièce “32. Sélénogrammes de la solitude Avine”) ainsi qu’à l’« antigraine » qui germe à la toute fin de Dâh.

Quant au S de l’OS, je le vois comme un ver, un serpent, un crochet.

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Une poésie respiratoire. Flûte de Hamelin. L’os et le souffle. Pipeau de Krishna. Coupée la colonne d’air. Kâli, du fond de son ossuaire, nous souffle entre ses crocs. De la musique (mystique ? comique ?) passe dans les O-vertèbres, qui, empilés, font le corps du délit, cylindre du cocotier, fût du tonneau d’alcool, épine dorsale du narrateur :


un’ misèr’ vertical’

unoeu colonn’ d’en rir’

la colonn’ doeu la grand’ armée des naut’s

un oeil

et un’ oreill’

un dos tourné

un chapeau cloch’

au ras contraint d’enfanç’

     (    )

ça co (ça co)

ça commenç’ au noyo

     (    )

no-yo

     (    )

bouddhuçovédézo

     (    )

vitess’ et vacanç’ doeu monsieur hulot

     (    )

quoeu va-t-il rester des objets du mond’ ?

     (    )

« otto : o-gottogot »

ovo

obvio

otto

rotor

loeu vol

pôv co

loeu fou

la foll’

la fiol’

loeu viol

« is fol de rol de rolly o »

     (     )

golaud (golaud)

& mélisandr’

     (     )

pôv « soret-de-boulogne »

(cri & co, pp. 53-54)

(Dâh, 53/175)

Vider

fémur (j’suis mûr)

entre cri et retrait

litératurlurer la réalité.

(Dâh, 10/52)

Le fémur, l’os humain le plus long et le plus dur, vidé de sa moëlle, permet d’en jouer comme d’un instrument de musique : un ocarina, “taillé dans le fémur d’une jeune Portugaise” ; “c’est l’histoire du fémur d’Avine” (32/119) ; et cette injonction : “vous brûlerez les os d’Archibald pour que les vautours ne jouent pas de la flûte avec ses fémurs.” (58/192). Os et crémation, encore, supplique du rien, du vide, afin que pas même un os ne reste.

Ode à la femme aimée : “23. Tu es ma beauté vertébrale” , et ses neuf tercets qui composent visuellement la colonne. Toast aux os : “à toi, fémurs / à toi, y’a-tibia-t’oublies-tout” (31/110) – je souris du mot “toast”, tant est proche le grillé du crématoire. Les dentales T du vers précédent sont autant d’attaques à la flûte : “jouer du pipeau, célébrer l’être” (82/244), similaire à l’expérience de la cigarette (“fumer l’être” , 86/257). Fumer-souffler-fémur, donc. Trouée vers l’enfance : “Seizième observation, tic-tac, tic-tac, Archibald tous les jours avec son pipeau, maman OVNI, surtout quand on l’a rabroué, puis fini le pipeau, maman OVNI, Archibald souffle dans ses mains jointes, puis fini l’ocarina avec les mains jointes, maman OVNI, Archibald fait des clics (latéraux) en ouvrant plus ou moins la bouche, maman OVNI, puis fini les clics (latéraux) en ouvrant plus ou moins la bouche […]” (57/188) L’oralité de fumer-souffler dans la flûte-pipeau-cigarette-fémur.

Discrète Totentanz :

hier, devant la poste de Boulogne-sur-Mer, place Frédéric-Sauvage : Hélène, sac d’os” (10/37)

Puis vanité des vanités : “litératurlurer la réalité” .

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Je ne lis pas sans trouble les “Enregistrements”, particulièrement ceux du 25 juillet 2018 :

(95/303). Image saisissante de la tétée et du squelette, du nouveau-né cherchant un sein évanoui (pffft) qui ne trouve que le vide, un sac d’os. C’est toute l’histoire de Dâh. Mamelon protéiforme, épousant les formes dérisoires du désir, en attendant l’apothéose éventuelle/éventée d’une anti-forme à forcer, comme un passage, incessamment.

Nous sommes embarqués, désespérés par le flux qui en même temps nous charme et nous revigore.

Certes, Avine “respir[e] comme un pou” , mais c’est à pleins poumons, toujours. Son “pouls s’accélère” à fumer, à marcher, à ressentir “l’épaisseur de l’air” , à voyager en compagnie des femmes, dont certaines sont étrangement incorporées aux muscles de la marche (“j’ai souvent voyagé avec des femmes à l’intérieur de mes mollets” ), que fémurs et tibias permettent.

Soudain, la guirlangue se contracte et fait apparaître un mot khmer : spasme du diaphragme, appel, hoquet, injonction à se mettre en route vers l’imprononçable :

qui ressemble au

de la pièce 69.

Nous sommes à nouveau étranglés/attirés par un morceau de chair étrangère.

La fugue cesse, et reprend.


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