62 | Au bord, 3

Photographie extraite de The Language Of The birds © C. Macquet

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Trois lignes avant la deuxième mention, dans le poème « 86. Enregistrements », de Trognin de Sogne, je lis :

Explicitement mentionnés, « la surface et le fond » : l’auteur, qui cite son patronyme, se prend en défaut : « Trop vertical / Macquet / à faire ton grand Eckhart ». Intenable position, excès de verticalité (synonyme de possible engloutissement, de chute), que l’image paradoxale de « la traversée du fleuve / à pic » cristallise en mêlant surface et profondeur. Le jeu de mot Eckhart/écart éveille les échos d’un mysticisme qui n’emprunte à Eckhart que l’appauvrissement volontaire, proche du stoïcisme, et délaisse Dieu pour une Trinité bien particulière (la mère, le fils, l’esprit, cf. séq. 32).

La lettre O est ici traitée d’une manière qu’il faut dire.

O comme équivalent typographique de l’œil imaginaire, doublé de la voyelle O ouverte, entre crochets. O dont l’espace circonscrit par la lettre s’appelle “contrepoinçon”. La vue, le son disent le bord et les lèvres ouvertes, la vocalisation, dans une adéquation entre lettre et corps. L’expression khmère « Tchlââng tonlé » signifie « traverser le fleuve », expression imagée pour dire « accoucher ». Au cœur de ce vers, l’émission sonore telle qu’il faut la prononcer, précédée de sa graphie, suivie de l’expression khmère. Chaque diagonale sépare une émission sonore ; l’on va de l’alphabet romain à l’alphabet phonétique, puis au khmer ; soit un pas de plus vers l’obscurité, à laquelle il convient de s’abandonner pour lire Dâh : c’est attention portée à ce qui se soustrait. On touche ici, par cette lettre O, à un bord inconnu. Le dernier vers de la pièce « 103. Cinéma : le jardin de ma mère » mentionne à nouveau le O : « / son triple [ ɔ ] final avant d’être reprise / ». « Traverser le fleuve », « accoucher », transforme la mort en naissance : ne pas sombrer, mais rester à la surface, quitter un bord pour un autre, éviter l’à pic du coup de poinçon qui grave le O pour la traversée de son vide.

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Entre surface et profondeur, entre terre et mer, se fait à nouveau entendre pour moi la langue du golem. Visuellement, dans ce G qui revient : LonGrade, Golem, Glaise, TchlâânG tonlé, TroGnin de SoGne, tranGlé. Dans l’imaginaire de la matière, la glaise des mots, la langue enlisante (le gérondif serait pertinent : la langue en lisant), qui procède par concrétion de mot(te)s, mottes signifiantes entretenant entre elles des relations de sens troublées (turbides) par leur agglutination – parfois la langue prend comme le lait caille, retour à un état inerte, au figement (tourbe ? tourbière ? vasières), vers la mutité et la bêtise du golem (« Il pleut doucement sur le toit de la véranda : je suis épais et bête », 10/45) – état de stupeur silencieuse qui n’est plus celui du parlêtre, mais d’un mutêtre (être mutant, en chemin vers le silence et la compacité du limon premier) qui s’essaie pourtant à dire la beauté de l’Himalaya :

Beaucoupd’adrénaline

ouimais

aussi beaucoup de beautéce matin

réveillé sousla bâche quand

la brumes’est levée

ily avait

devantmoi

dressée

toutela

chaîne de l’Himalaya.  (10/42)

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Le golem est un zonard du littoral (« C’était à la Vallée (la vallée du Denacre), on descendait par la Colonne, les gens du Plateau venaient pique-niquer le week-end au bord de la rivière (X s’y rendait à pied avec sa mère et ses oncles). », 8/35, « Le golem est muet et bête », guetté par l’enlisement dans les mots : «  Prisdésarroi progressive ilpritmon amiviennent lesviennent / entrecôteorange retenaitlespoux. » Je lis et m’enlise : progressivement happé, je-il peux-t encore voir, sentir, respirer, entendre du sens qui affleure. En golem je perçois concrétions de sens, agglomérats de sensations, de perceptions, de sentiments, vivant d’une vie autre, celle d’Avine-golem aux « yeux gris fond-de-glaise » (30/105), achoppant « à la glaise bleue infranchissable » (32/113), naviguant dans les « glaises noires » et échappant à l’engloutissement du tsunami du 26 décembre 2004 («  je naviguais au milieu des palétuviers, mais le mur d’eau est passé à côté, le détroit de Malacca servant de goulet protecteur, si l’épicentre du séisme s’était situé au Nord-Est de Sumatra (et pas au Sud-Ouest), le narrateur (ou ce qu’il en reste) prenait la vague de plein fouet. », 101/327. Le GL de glaise est aussi le GL de « tranGLé », celui ou celle qui ne parle plus (Godeleine étranglée par la guirlangue, séq. 36) ; comme celui qui ne parle pas encore (l’infans, le « muait-Macquet » / muet-Macquet, 32/112). GL muet (« le bruit glottique du sourd-muet », dit Dolto, séq. 43), du géant adamique Archibald/Avine/Badjouk, GL du rire-gloussement évoqué plus haut. Ainsi, la glaise est littorale, elle gît aux bords, et littérale, disséminant dans le texte de Dâh les phonèmes GL, coalescence du G et du L liquide. Glaise dangereuse, enlisante, qui fait de la lettre une entité qui habite autant la surface que la profondeur.

372 | Du « lituraterre » au « littétérire »

Ce qui me poursuit sur ces bords, c’est un mot qui déflagre dans « 41. Fond d’fût » : « littétérire ». Je le trouve parmi les « fonds de fût » du long poème 41, et j’y vois une parenté avec le « lituraterre » de Jacques Lacan, texte éponyme – au seuil (lui aussi) des Autres écrits. Pourquoi ce rapprochement ? « Trognin de Sogne » se lit après permutation du I et du O de « trognon de signe », comme « lituraterre » se lit après la permutation du E et du U de « littérature ». Lacan rappelle l’équivoque de Joyce, qui « glisse d’a letter à a litter, d’une lettre (je traduis) à une ordure. » (Lituraterre, 1971). Je glisse, moi, de la letter-litter à la lettre-reste chez C. Macquet, à l’éphémère compagnon de route d’Avine, Trognin de Sogne, ou la noblesse d’un reste de lettre. Qu’il s’agisse de Joyce traversé par la lecture de Saint Thomas d’Aquin au point de considérer son œuvre (à lui, James Joyce) comme du fumier, de C. Macquet évoquant, au bord des trous imaginaires, ce qui reste de l’engloutissement, on touche ici à la défiance de l’auteur envers sa création, quand il semble faire « litière de la lettre », pour reprendre Lacan, et plus largement à sa défiance envers la littérature.

« Littétérire », donc, gît au milieu d’un fond de fût, dans la maille drue de réflexions, d’impressions, de notes prises, de choses vues, de citations, de mots en langue étrangère (espagnol, anglais, grec, khmer), en patois boulonnais. La typographie, sur deux pages, évoque le fût, un avatar du tronc de cocotier (« Quand on empile les ( ) / on obtient le fût du palmier », 53/175) ; « les fûts simplifiés des palmiers » (108/382). La pièce « 39. Fond d’fût » précède de près le poème 41 ; et j’entends le même rythme bousculé par l’élision du E de “de” dans « 59. Fin d’vie – Wimereux, mai 2017 », qui associent « fond » et « fin » – la même émotion m’étreint à relire ces pièces : chacun y peut lire ce qu’il conçoit comme ses restes. Au fond du fût, parmi d’autres trognons de signe, gît la « littétérire ».

Je la reçois de bien des façons, d’abord comme un éclat de rire envers la lettre. «  / à toi, pendant que j’écr – difficilement à cause des cahots de l’ivresse – is, le simplet, oui, le simplet, que j’avais tout de suite repéré, vient, oui, lire derrière mon épaule, et partir d’un grand rire nerveux / » (31/111). La dissociation typographique du verbe « j’écr – is », coupé en deux par l’ivresse, comme “fond d’fût” et “fin d’vie” par l’élision, s’accompagne du rire d’un « simplet », et l’on ignore la raison de son hilarité qui déploie une assonance de [i], touchant aussi bien le lire que l’écrire : dIffIcIlement/Ivresse/Is/ouI/suIte/ouI/lIre/partIr/ rIre. Lettre [i] qui fend l’écr-iture de son tranchant. Et parce que « le signifiant vient truffer le signifié » (Lacan, Lituraterre), le [i] du rire éclate aussi dans « écrIre ».

Au fond du fût 39, surface et profondeur comme deux perceptions concomitantes de l’espace : les dernières lignes du texte (à la surface du papier) sont à la fin (profondeur verticale du bas de la page) pour « le rire-gloussement-d’entrée, le », et, à tourner la page, l’on remonte à la surface du texte-fût pour « rire-aspire-la-salive, le rire rire-sans-cervelet-qui-mousse » (39/138, 39/139), caractérisations physiologiques et psychologiques de rires dont on ignore la cause, mais dont on voit les effets : « aspirer », « mousser », verbes référant à une certaine mécanique des fluides, abandonnée de l’intelligence : « sans cervelet », tel le rire du « simplet » du poème 31. Plus loin, dans « 51. Perrine et les albinos », Archibald est accueilli dans un hôtel en réfaction par « un mec gras comme un rire », où la viscosité du rire gras, dans l’hypallage, contamine le « mec ».

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Dans une strophe datée du « 29 avril 2017 », le rire double fait écho aux yeux d’une femme, Kâli par exemple :

«  Kâli de la coupe aux lèvres /

Tes yeux / deux écureuils noirs / rire / rire / épaules / tatouages / orteils / boucles d’oreilles / joie de nourrir les morts / aidez-moi à bâtir un nouvel idiome heureux / destructeur lors de la fête des oiseaux / des cerfs-volants / des huîtres / l’horreur du scribe très claire lorsque son âme ne put pénétrer le visage d’une femme effrayée sur un buffle dans un rêve / un rêve / » (65/203). Le bord des lèvres, des yeux, de la coupe, sont associés au rire répété, de nouveau entendu dans « 35. Queue d’aronde » : «  Tout le monde est en short et en tee-shirt et les éclats de rire font plaisir à voir » (35/126), «  Il faut courir, courir, courir vite, le plus vite possible, comme si on était à moto, a dit Kader, courir, foncer, slalomer entre les voitures des parents, courir, vroum-vroum, de front, ou bien dans tous les sens, et rire, rire, papa venu chercher, courir, courir, sa fragile réplique. » (35/128) Rire venu du fond de l’enfance, et la répétition de « rire, rire » évoque le « vroum-vroum » de qui joue à la moto. De même, user de la métaphore des « écureuils noirs » pour qualifier les yeux est un jeu : écrire, rire, jouer, jouir.

Écrire relève aussi d’une autre ambition : « bâtir un nouvel idiome heureux ». Si le rire est celui de l’Enfant, s’il est le fil tranchant qui coupe l’écrire, mettant la lettre à terre, il peut être la voie, dans l’explosion sonore et libératrice qui le manifeste, dans la dilatation du rieur qui fait disparaître les frontières sous le flux de l’énergie effusive, vers ce nouvel idiome désiré.

« Littétérire » fait entendre « littété”, si je laisse de côté « rire ». « Tétée » du sein, redoublement du phonème [té] en bruit de succion, écrire est aussi entourer l’aréole nourricière de ses lèvres, fusionner avec le sein. Imprimer le O reviendrait à laisser la trace de ces lèvres qui tètent – les “O ! A !” qui scandent parfois le texte répètent, peut-être, le “fOrt-dA” dans le jeu de la bobine, jouant à faire revenir l’objet absent. Écrire le début de littérature, faire tomber la rature, répéter le [t], finir sur un éclat de rire. Le lecteur que je suis entend aussi « lis -tété -rire » ; « lis -tête-et-rire ». Soit ce qui remet en jeu le corps (sein, aréole, tête).

En deçà de ces divagations, reste la défiance envers la littérature : « le temps de la littérature, ça ne tient pas » (57/188). Reste « la nénégation de l’écriture » (81/241). De l’aveu même de l’auteur, Dâh est un ratage : « je suis navré que mon livre ait pris cette forme poétique / j’aurais voulu écrire un récit tranquille sur la recherche d’altérité (par exemple) / il m’est arrivé la même chose avec Cri & co / puis des années plus tard avec Luna Western / c’est une plaie / une malédiction / des voix s’emparent de mes textes et les défigurent / »(65/201).

C’est bien la hantise du trou annoncée sur le seuil de Tchoôl ! :

« car il faut se méfier, c’est bien connu, vous chevauchez péniblement votre chimère et voilà qu’on vous sonne, je veux dire que d’un simple trou d’eau, rencontré par hasard sur le bord du chemin, remontent les voix du sous-sol, l’humus au-dessous des nuages, vous collez une oreille pour vérifier, une main vous saisit à la gorge

et vous engloutit à jamais

ézim fikaèt tityu ngar

vit’ calaill’ à Utsir’

et raide ! »

Les voix sont la « plaie » responsable de ce ratage : éviter « cette forme poétique », mais alors, quelle forme ? Quelle langue ?

Tout Dâh apporte une réponse : cette forme-ci, bien sûr, celle de Dâh. Ratage pour l’auteur, au lecteur d’en juger, et de mesurer l’œuvre à l’aune juste, celle de ses propres exigences : une antiforme poétique.

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Le derniers vers de la pièce « 8. Le golem est muet et bête » dit :

« Aréole : hautour de la plaive. »

Le latin « areola » désigne une « petite surface ». Je permute H et V : « Vautour de la plaihe » (entendue « plaie »). J’obtiens à nouveau deux textes, qui jouent de la surface et de la profondeur. « Hautour » évoque « hauteur » et « tour », soit la dimension spatiale de l’aréole érectile. Par permutation du V et du H, le mot « vautour » fait surgir l’image du charognard qui tourne autour de restes, et à l’image morbide de la plaie, associée à la charogne, s’ajoute celle de la « plèvre », cette membrane qui entoure les poumons. Poumon, aréole, plaie, plèvre ; hauteur, autour, vautour. Les sens dansent une ronde folle avant peut-être de tomber en piqué. Le vers propose une définition de l’aréole, qui trouve sa place dans cette approche topologique. Surface ronde, rappelant la rotondité des bords des trous, le sein fantasmé dans tout Dâh, sein-plaie si proche de la plèvre et du pleur (jusqu’au XIXe, « plèvre » s’écrit « pleure » ; dès 1835, le V remplace le U pour éviter la confusion avec le verbe « pleurer »). Ecriture-vautour qui tourne autour de sa proie, image animalière de ce flux d’énergie qui parcourt les bords des trous.

Extraite de L’Oiseau, récit physique, ©C. Macquet

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