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Photographie extraite de L’oiseau, récit physique © C. Macquet
Le trou regardé est celui de l’autre : y a-t-il de quoi crier au loup ? Une autre photographie de L’oiseau, récit physique rappelle avec humour que cet autre est parfois menaçant (voir séq. 58), surtout lorsqu’il prend la forme d’un « trou d’eau » en communication avec l’inframonde. Une figurine en plastique au fond d’un verre menace le buveur ; mais les vertus miniaturisantes de la photographie amenuisent le danger. Le loup est en « fond d’verre », l’humour neutralise la menace.
Autant de bords délimités par ces détourages imaginaires, autant de bords que j’appelle littoraux.
362 | Bords de mers
La photographie en couverture de Dâh est celle d’un bord de mer : en le suivant, je relève au moins quinze photographies sur cent-huit, révélant explicitement un littoral.

Réinjection extraite de « 7. L’humanité – Phnom Penh, juillet 2016 »
Littoral mortifère pour le chien Tino (« je ne savais pas la préparation de sa fin dans les dunes, je ne savais pas la pluie, le vent, les oyats, les puissances, et la brutale indifférence des puissances, pour tous les fils de chien, je ne savais pas sa fin, on dit qu’il se fit déchiqueter un après-midi de novembre par les deux rottweilers de Charles Brodel. » 7/22) ; le littoral, comme bien des endroits du monde, est hanté par des « puissances », qui noieront l’appareil photo dans un trou de bayou, mais préserveront le narrateur – il rappelle le danger permanent des ronds redoublés, de l’évacuation de l’urinoir (évier, cuvette, bonde, siphon), des rondelles de citron.
« Semer
cailloux
mon appareil photo noyé dans les bayous
des rondelles de citron kaffir dans les urinoirs
quelque chose me protège. » (7/41)

Réinjection extraite de « 7. L’humanité – Phnom Penh, juillet 2016 »
J’en viens alors , en lecteur, à ce qui me poursuit depuis que j’emprunte ces bords.
A la photographie du carnet détrempé, j’en associe deux autres, tirées de Dâh. Ce sont celles de traces laissées sur un littoral :

89/273

100/318
L’acte photographique en garde, à son tour, une trace, inscrite dans Dâh : la première, dans « 89. Généalogie », la deuxième, dans « 100. Extractions (4) ». Traces à prendre donc littéralement : cette silhouette vaguement humaine est généalogique, en ce qu’elle ouvre une note du « 14 mai 2018 » et s’inscrit dans une longue pièce où l’auteur, selon les codes (transgressés) de l’interview, fait répondre un généalogiste à un « petit », qui l’interroge sur ses origines.
Trace sur le sable qui sera bientôt effacée par l’eau ; en cela photographier / réinjecter / imprimer dans le livre, semble être une parade qui peut retarder l’engloutissement dans le temps.
363 | Lettre-reste
Si défiance il y a, c’est dans la distance qu’elle s’exprime. « Il n’y a pas d’œuvre-vie », fait-il dire à la vieille femme de l’île fluviale, qui s’emporte contre Badjouk (94/299). Constat d’un non-lieu : vivre ? Écrire ? L’un ou l’autre, mais où donc ?
La lettre-reste, je la trouve dans les zones blanches, les périphéries, les littoraux, tous les espaces où le pouvoir émane de « puissances » qui sont magiques, cosmiques, humaines, et non de lieux géographiques circonscrits (tel petit Landernau des lettres, à l’abri des hauts murs parisiens). « Zones » sur la terre entière, habitées de « zonards » : « zonards s’enlisent » (8/35), « Zonards désertent» (8/49), « toute la journée comme ça, dans le terminal, avec des zonards, avec Avine, avec Archibald, avec des chiens galeux… » (51/165), « les chiens galeux tout à l’heure dans le terminal, les yeux brillants des zonards » (101/329), « les deux employés-zonards accroupis m’observent » (101/337), « les Blancs surtout sont inquiétants, les zonards blancs » (103/363). L’enlisement et la désertion, deux processus différents à l’œuvre contre l’être : la stase, la noyade lente de qui s’enlise (je pense aux personnages de Beckett) ; l’absence, le vide de la désertion, la solitude de qui se perd au désert.
Il me faut alors revenir à cette première pièce, troublante à la relire :

Troublante, puisqu’il s’agit d’un retour, inscrit dans la continuité narrative de Tchoôl !, comme on l’a déjà vu. Le singe-signe de la dernière photo de Tchoôl ! continue, telle une lettre entre deux lignes (électriques), sur son erre. Mon trouble tient précisément à ce « littorale » qui semble qualifier « Vasières », alors qu’il n’en est rien. Il n’empêche : la proximité typographique d’un vers à l’autre est la plus forte, et crée ce vacillement déjà ressenti à maintes reprises dans ma lecture de Dâh. On a bien compris (cf. poinçon 326) qu’à relier « route » à «littorale se décomposait », on respecte la rection grammaticale du féminin singulier : c’est bien la disjonction spatiale du nom et de son adjectif, enrichie du point final au premier vers, qui suscite le trouble. Et de chercher après le point un substantif féminin : il n’y en a pas ; il doit bien s’agir de « route ». Ce qui se décompose, c’est la route, c’est la grammaire, qui n’opèrent ici que comme restes d’un certain pouvoir normatif de la langue – pas tout à fait litter, mais assurément letter, ou ce que l’auteur gagne (provisoirement) à ne pas suivre les règles.
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Dâh, comme Tchoôl ! et Kbach, déplacent le geste de la graphie occidentale vers le khmer. L’apprentissage et la maîtrise de cette langue sont le pendant asien des langues européennes (anglais, français, espagnol) mises en œuvre dans Luna Western et Desde Luna Western. « Pendant » ne signifie pas parallélisme, mais complémentarité. Une complémentarité d’autant plus radicale que le khmer est éloigné du français. Déplaçant le geste d’écrire (et de tracer les lettres romaines) en français ou en espagnol, C. Macquet écrit et traduit en khmer : nouvelle kinesthésie, nouvelle micrographie, que je prends aussi comme réincarnation de l’Européen en Asiate guidée par le plaisir – je dirais même : jouissance. En miroir, je reflète ici mon plaisir à ces approches de Dâh. Je mesure donc l’effet que sa lettre me fait : effet qui importe sans doute plus que sa signification. Ce que la lettre de Dâh constitue de restes, j’en fais mon miel. La lettre-reste et ses enjeux changent de perspective dès lors qu’en lecteur on la considère. Littéral et littoral ne sont pas rapprochés par la grâce forcée de la paronymie, mais par l’appréhension qu’ils permettent de l’imaginaire du bord dans Dâh, du rapport du Je de Dâh au savoir et à la nescience, et du rapport de l’auteur C. Macquet à la « littérature ».

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Revenons un instant à l’effet de la lettre. Le poème « 23. Tu es ma beauté vertébrale » déploie, verticales, des vertèbres de tercets, où le français suit la graphie khmère. L’œil attentif verra que le tercet en khmer se répète à l’identique, alors que le français entre parenthèses propose un vers nouveau, et ce à vingt-sept reprises. Je me demande donc si le français propose des variations sémantiques des trois vers khmers ; mais un rapprochement vers à vers indique une richesse et une variété telles qu’elles invalident l’hypothèse d’une « traduction ». L’effet obtenu est celui d’un mi-dire : je n’entends pas le khmer, je conjecture des effets de sens, de structure, qui mettent au centre le tercet khmer, et dont les vingt-sept vers français constitueraient une expansion : le khmer est matriciel. Accès imparfait à une signification, analphabétisme devant la graphie khmère, profusion de sens des vers français qui, par contraste, cristallisent l’hermétisme du khmer. Je n’en saurai pas davantage. La lettre khmère me laisse au bord du sens, à mi-lettre, ce serait là mon littoral, pour moi lecteur. Cela a partie liée avec la pièce « 47. Le texte et l’effet-mère – Lille, juin 1991 (fragments) » :
« On ne lit pas un texte de Vitrac
on assiste à la représentation de son retrait. » (47/157)
De même, on ne lit pas un texte de Macquet, on assiste à la représentation de son retrait, au moins pour le texte khmer. Ainsi, « Ce sera à l’Œil (immédiat maternel) du spectateur de comprendre ce plâtre. » Le plâtre est métaphore pour désigner les « pseudo-fétiches » de Vitrac, « incrustés dans le plâtre de ses phrases ». Lorsque C. Macquet rend compte de sa lecture de Vitrac, il anticipe la posture possible du lecteur de Dâh, comme l’autoportrait dans L’oiseau, récit physique anticipe la place du spectateur par la mise en scène des trois yeux. « L’effet-mère » serait cet effet qui réconcilie les contraires, les parties hétérogènes de corps (Ganesh, entre autres), la cause à la conséquence, bref, l’immédiateté maternelle qui se passerait de toute médiation, au-delà du battement de paupière qui ferme et ouvre l’œil (les sélénogrammes, on s’en souvient, sont pris l’oeil fermé, puisque c’est l’objectif qui devient œil, organe, et perdant son statut de média technique). L’effet-mère est total ; il englobe les corps physiques, la rationalité, le logos – tout en s’écrivant aussi « Ephémère », dernier mot du poème 47. Il semble bien que cet effet-mère, l’un des effets de la lettre de Dâh, soit assujetti à un principe aussi puissant : l’effet dévastateur du temps.

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Le “littoral”, qui renvoie au bord de mer, littéralement mentionné dès le vers 4 du premier poème, permet de saisir un certain rapport au savoir du Je de Dâh. Dans les trois séquences de « Comment connaître » (38, 39 et 40) j’ai envisagé les différentes modalités d’un savoir du monde (il faudrait dire « d’un savoir le monde », « de saveurs du monde », en rappelant l’étymologie du verbe « latin populaire *sapēre, altération du class. sapĕre , absol. « avoir de la saveur, du goût, du parfum (en parlant de choses) » et « avoir du goût, du discernement, être sage (en parlant de personnes) », qui, employé transitivement a signifié ensuite « se connaître (en quelque chose), comprendre, savoir » (Cnrtl) – et suivre les riches sentes olfactives, parfois hallucinées, de Dâh).
L’exemple du “rac” de Marguerite Duras, dans Un barrage contre le Pacifique, cours d’eau qui se jette dans la mer, est l’objet d’une navigation translinguistique (sur son blog, C. Macquet explicite les difficultés de traduction en khmer du mot rac : / prɛɛk /, emprunté au khmer par le vietnamien et altéré en / rak /, est repris par Duras en « rac », retraduit par C. Macquet en កូនព្រែក). Ce voyage entre français, vietnamien et khmer interroge la notion de “frontière” communément admise, géographique et linguistique, ainsi que la place du traducteur. Le littoral ne serait pas une frontière entre les langues, ni entre les pays, et n’opposerait pas un “intérieur” et un “extérieur”. Le littoral serait séparation, ligne de partage (comme on parle de ligne de partage des eaux), que l’auteur et traducteur a intégrée : elle est passée à l’intérieur de la réalité psychique, ondoyante dans le polyglottisme et les errances du voyageur.
367 | Des lettres qui s’échangent & qui choient
Dans le tranchage, faisant béer le vide, c’est aussi une lettre qui tombe : le E de « connaîtr’ », poème de Cri & co . E tranché, dont il ne reste que la virgule de l’élision – ne peut-on jamais prétendre qu’à des tranches de savoir ? Le tranchage mené jusqu’à la décollation fait apparaître les nouveaux bords (que le monstre Ganesh raboutera de la façon qu’on sait, laissant en reste de nouveaux morceaux). Un tranchage à moitié réussi, et c’est le E d’ “étranglé” qui tombe durant la première naissance d’Avine, pièce « 30. Fish Roes & Dark Vows » :

Le cri est « tranglé » : où est tombé son E ? Le E perdu est celui d’un quasi étranglement, il fait de « tranglé » un reste. On se souvient de l’étranglement fatal de Sainte-Godeleine (séq. 36), morte d’être « trop brune ». Peu s’en est fallu qu’Avine mourût par la guirlangue trop serrée. La chute d’une lettre signale le non-savoir de « connaîtr’ », et l’étranglement d’Avine prend rétrospectivement un nouveau sens, à lire le poème intitulé « quand on dit cocotier » (Cri & co) :
« ou bien ( ) lœu cri quœu l’on étouff’ ( )
pour nœu jamais grandir » (Cri & co, p. 46)
Soit, je le suppose, la nescience de l’infans.
Avine en reste, dans la langue bifide de l’anglo-français. Avine y devient « monstère / long rade ». Le E chu de « connaîtr’ » remplacé par l’élision, je le retrouve en suffixe du « monster » anglais et en E accentué : un « monstèrE », mot hybride (du picard maritime boulonnais) qui fait pendant au « long rade » – et j’entends aussi « monster Longrade », comme une déformation de « mister Longrade ». « La rade » où mouillent les navires, « le rade » ou comptoir de bar : on ne quitte pas le littoral.
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Trognin de Sogne, comme toute contrepèterie, laisse entendre un autre texte : « trognon de signe ». L’ancien français « estroigner » signifie « élaguer », c’est une réfection du mot « trogne », un arbre taillé dont le moignon a la forme d’une tête – un arbre étêté devenant d’ailleurs un fût. Du Todtenbaum, arbre de mort (séq. 59), au leitmotiv de la décollation, il s’agit encore d’une mise à mort par tranchage de la tête. Quant au « trognon », c’est ce qui reste d’un végétal une fois la partie comestible enlevée. Le lecteur devra faire permuter le I et le O pour découvrir que ce personnage est l’autre nom de lettres déchues, en reste, insistant compagnon d’Avine dans « 3. Trognin de Sogne » et ses quatre strophes au premier vers anaphorique : « Avine avec son compagnon de route, Trognin de Sogne » (3/13) ; le même compagnon réapparaît dans la pièce « 86. Enregistrements » : « / Trognin de Sogne (mon ami) / », dans la pièce « 101. Ce qui est en train de se passer » : « Seul, presque toujours, traversant les frontières de profil, Avine, se posant quand il se sent bien, s’apprivoisant un peu, frayant avec un objet, un animal, un homme ou deux, généralement aussi dézonés que lui-même, Trognin de Sogne par exemple, Trognin de Sogne que je rencontrai dans une vallée reculée de la Haute-Désinvolture » (101/333). Personnage abstrait, double dézoné et désinvolte d’Avine, Trognin de Sogne est né d’une contrepèterie, comme Avine d’un cri « tranglé ». Chute du E, échange de lettres qui génère un deuxième texte, il s’agit à chaque fois de considérer ce qui, de ces opérations sur la « motérialité » (Lacan), reste. Fond et bord, pour cette approche topologique, sont opératoires. La chute de la lettre réfère à un imaginaire de la profondeur ; l’échange de lettres à celui, horizontal, du bord. Littoral et littéral sont consubstantiels, dans ce flux de l’écriture qui est l’énergie courant au long des vers et des photographies, qui habille le trou menaçant d’un sein halluciné ou d’un œil.