

(Dâh, 86/258)
357
A terre ?
Sapés par en dessous, minés ? Voire. Les déclarer à terre, par K.O. technique du boxeur de Kbach, peut-être ? Ce serait pourtant faire peu de cas de la pugnacité du boxeur (« il est soldat, la même matière, des yeux de faon, un sourire si vrai dans l’instant, il se démerde, il passe de temps en temps à la télé dans les cordes, voies parallèles, plusieurs entrées simultanées au feu », Kbach, p.12). Et ceci : « Patient, très lent, puis phœng ! ksss ! ksss ! dœp ! dœp ! et düœk ! » (p. 17)
Alors, je corrige : non pas à terre, mais au bord.
358 | Bords de carte
Je m’aperçois de la similitude des photographies au seuil de Kbach (2012) :

et de Tchoôl ! (2013) :

Au-delà de la proximité des parutions, de l’identité des légendes (« photographie de l’auteur, 2005 ») et de leur place dans le livre (sur leur seuil, ainsi qu’en dernière page : Kbach comme Tchoôl ! se ferment sur une « photographie de l’auteur, 2005 »), ces deux photographies liminaires font bord à plus d’un titre. D’abord parce qu’elles évoquent, précisément, un bord : bord d’une flaque d’eau, présentée comme la photographie de l’arrivée au Cambodge, et trace d’une submersion d’un carnet de notes, rendu en partie illisible par l’eau qui l’a quasi submergé. L’abordage du Cambodge est aussi un débordement des eaux turbides, annonciateur du poème 108. Dâh, comme Kbach et Tchoôl !, sont sauvés des eaux, de l’absorption vers le rien. Aussi le tropisme du bord pourrait-il être apotropaïque : en faire le détour, pour conjurer des menaces du trou.
Les deux photographies offrent chacun une manière de carte : feuille de notes à l’encre, où le lisible serait la terre, l’illisible la mer, pour Kbach. Le pli central du cahier signale une immersion symétrique du papier, donnant à l’ensemble un faux air de test de Rorschach, rappelant les « maréidolies » (ou paréidolies que la marée permet) de Cette fille à la peau verte (livre muet de 2014, photographies prises à marée basse, à la pointe de la Crèche, à Wimereux, à Ambleteuse) (séq. 38). C. Macquet offre là au lecteur de quoi se projeter, puisque c’est le principe de la paréidolie : que vois-je ? Une carte, donc ; une métaphore de l’écriture en voie de submersion. Quant à la photographie de Tchoôl !, je la superpose à celle de Kbach, et j’y vois la flaque d’eau comme le trou de l’écriture, et le sol qui la circonscrit comme la terre – deux photographies inverses l’une de l’autre, où le trou prend la forme de l’eau menaçante et la forme d’une page de notes : un nouveau compossible. La « carte » des pages entourées d’eau serait une carte miniature, comme la flaque d’eau au sol.
L’acte photographique s’accompagne pour moi d’une miniaturisation de l’espace et d’une gigantisation du photographe, d’autant plus flagrante dans la photo de Tchoôl ! qu’elle est prise en surplomb et renvoie à l’imaginaire du « colosse » ( « un flot d’amour submerge la mémoire du colosse », 94/297) ou du « géant » (« avec les peuples-enfants qui font des rêves de géants », 2/11 ; « deux projecteurs géants / se croisent au-dessus de ma tête de varan », 7/31 ; « je suis un géant aux muscles inutiles. », 10/51 ; « Avec son mètre quatre-vingt-douze et ses épaules de déménageur, il faisait l’effet d’un géant sur une trottinette. », 94/294, « NARCISSE / traces de pas d’un géant au fond du jardin, pas pressé de le rencontrer celui-là (c’est moi) » 103/350). Comme si cette miniaturisation-gigantisation ponctuelle et surprenante (la parenthèse du « (c’est moi) ») trahissait une inadaptation de ce grand corps au monde qui l’entoure : le Je et ses avatars n’est pas tant un Gulliver chirurgien de marine explorant Lilliput qu’un corps errant, mu par le désir insensé d’accoster à de toujours nouveaux bords.
359 | Bords du trou
J’avais avancé que la figure du trou était reprise par des configurations variées (séq. 50) : la bonde d’évier (Réinjections Tandil), le puits, la grotte, un escalier de métro (Anoche hubo una tormenta), une allée de forêt (couverture de L’Oiseau, récit physique), les différentes sections permises par les cadres enchâssés des réinjections multiples, ou encore le fût du cocotier, le cylindre de certains sélénogrammes. Que l’œil regarde le trou, et un œil imaginaire, poétique, apparaît, avec ses bords propres. Ce trou regardé, c’est celui de l’autre. D’abord un trait répétitif auquel l’auteur-photographe s’identifie ; une certaine image de lui-même ; un prolongement de son corps. Répétition de l’œil, d’abord, dans le texte littéral de Dâh : « je suis l’œil pour Negra » (7/27), « l’œil connaisseur » (10/50), « Le vieux a planté son œil vide dans le front de Marie » (16/65), « / mon père me dit : tu as une veine qui palpite au coin de l’œil gauche / » (32/117), « Il sentait toutefois qu’un œil, ça voyage, ça quitte souvent la route, qu’un œil, ce n’est pas franc. » (35/131). Etre l’œil pour la chienne Negra, et le corps de Je se prolonge dans celui de l’animal. L’œil voyageur, connaisseur, inquisiteur, résume les modalités d’une pulsion scopique qui est aussi libido sciendi, désir de savoir-saveur.

(47/158)
L’Œil doté d’une majuscule est qualifié, sous rature, j’y reviendrai, d’« immédiat maternel », tel un daîmon original, ou plutôt le signe démonique de la puissance maternelle, de « l’effet-mère » réconciliateur de la cause et de la conséquence, œil herméneute de l’œuvre de Vitrac, mais aussi bien de l’œuvre de Macquet. L’ouvrir-fermer de l’œil, organe contractile, dilatable qui permet connaissance et jouissance, fait apparaître et disparaître ses bords en un mouvement physiologique qui est aussi condition d’advenue du texte, oscillant entre « Œuvre » (la majuscule de l’Œil est alors identique à celle de l’Œuvre, les associant intimement) et « merde triste », reste régressif de la défécation. (Je pense alors au Fort-Da de Freud, qui observe son petit-fils Ernst jouer avec une bobine, la lancer au loin (« o-o-o », dit l’enfant, « fort », « parti ») et la récupérer (« da », « là »). Disparaître et réapparaître à la vue : pulsion scopique associée à la pulsion de maîtrise, selon la théorie de l’objet perdu, que l’on cherche à retrouver dans la compulsion de répétition.)
360 | Bords de l’oeil
Cet ouvrir-fermer est un motif majeur des photographies de C. Macquet, qui le déclinent en dispositifs optiques oscillant entre translucidité, opacité et transparence. L’œil imaginaire nous regarde du fond d’un verre :

Ce qui, du fond, me happe : la marque indonésienne, et rien au-delà du translucide ; le doigt qui tient le verre soufflé, net, mais une demi-lune opacifie le reste. Le monde vu à travers ces manchons : effet de loupe, le verre, à droite, est saisi tel un objectif photographique, suggérant la lointaine analogie du boire et du voir, boire comme un trou / voir dans le trou. L’analogie poussée à son terme voit un objectif photographique être photographié, l’œil et son extension technique sont renvoyés en miroir à l’opérateur, puis au spectateur qui observe cette autoréflexivité réinjectée et re-présentée. La proximité de l’objectif est intrusive et dérangeante : elle fait de moi un voyeur de l’acte de photographier, réduisant la distance entre l’auteur-photographe et le lecteur-spectateur, au prix d’un malaise. Je sais aussi que cet « objectif » n’est pas pointé que sur moi, lecteur : « regarder l’origine du monde à travers le verre déformant de mon bock à bière » (41/142).

Photographie extraite de Cambio y fuera, livre muet, 2011-2014, ©C. Macquet

Le récit physique invite à considérer le dispositif du verre brisé / verre opacifié et rayé comme une autre déclinaison imaginaire de l’oeil, dont il adopte la rotondité. La photographie de gauche montre la violence de l’impact qui a troué le verre, faisant à mon œil place nette pour y voir un semblant de paysage au soleil couchant. Exit l’exotisme, le cliché est troué et ne sert plus guère que de fond où se déploie l’étoile du bris, rendant par là-même le verre visible. La photographie de droite doit être celle d’un paysage vu à travers un hublot, sali sur son bord, zébré de rayures, qui laissent entrapercevoir quelques taches lumineuses. Le fond noir, l’image circulaire, ne sont pas sans rappeler le daguerréotype, technique délaissée dans les années 1850. La photographie de ce paysage me fait faire un bond dans le passé, et les bords graffités me rappellent que ce « daguerréotype » n’est qu’imaginaire. Mais les deux photographies ont en commun de présenter, à leur surface, rayures et zébrures, voire lettres tracées au bord, qui s’interposent entre le regard et la paysage, parce qu’il s’agit moins de montrer un paysage qu’un paysage vu à travers un dispositif rayé, fendu, brisé – un œil atteint dans son intégrité, un regard empêché ou gêné par l’usure du temps, l’usure des choses, la violence de l’homme. Mais la seule gêne ou violence ne rend pas compte d’un autre aspect : que l’auteur ait déclenché son appareil pour prendre ces photos témoigne de sa volonté de fondre en une seule image ce qui permet de voir et ce qui est vu, soit une intimité de l’œil et du monde, du proche et du lointain, du plan et du brisé, du cercle et du rectangle, etc. Proximité dérangeante quand l’œil-objectif intrusif nous est mis sous le nez ; mais c’est un « Regarde ! Je regarde ! » adressé au lecteur, son inclusion dans la photographie subjective du fond de verre levé, comme si le lecteur-spectateur était à la place de l’auteur-photographe – en ce sens, on pourrait parler d’une photographie de l’extime, qui permet à C. Macquet de partager avec l’autre une certaine intimité. Rares sont les portraits ou autoportraits de l’auteur. On en trouvera un dans L’oiseau, récit physique, où il se photographie dans un miroir.

Photographie extraite de L’oiseau, récit physique
Le regard est adressé à la glace ; la photo témoigne de l’acte photographique (on voit l’appareil tenu à la main). Cela resterait commun, n’était la mise en espace de l’œil-objectif en bas de la photo et les yeux du photographe, dont l’un est littéralement encadré par un reflet lumineux. Le reflet touche à la fois l’œil humain et l’œil-objectif, les mettant à part égale dans la captation de la source lumineuse dans le dos du photographe. L’œil humain est mis en scène, cadré – voici l’œil qui voit, ecce oculus – et cet œil est étrangement dévié, au point qu’il semble regarder le spectateur. Photographe en Argus : de ses trois yeux il voit tout, y compris le spectateur derrière l’image, par delà l’espace et le temps. Il y a bien bord de l’image (son cadre blanc), mais la présence photographique la déborde ; elle devient ubiquitaire et atemporelle.