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La profondeur, dans l’imaginaire de Dâh (mais aussi dans Tchoôl ! et Cri & co), est souvent végétale : on a vu l’évocation de l’un des premiers souvenirs d’enfance”, “une odeur végétale, agréable-désagréable, fraîche et décomposée” émanée de l’humus gratté.

Le personnage du récit « 16. L’erreur » est étroitement associé à l’arbre : «  il fit en sorte que ses actions ne puissent indisposer le bois, le bois donnant le droit, le droit de vivre, et se déroulerait pour lui son histoire, avec la mort au bout, la mort comme le retour harmonique dans le flanc des grands arbres. » (16/64). Bachelard évoque le culte des arbres (chap. III, “Le complexe de Caron, le complexe d’Ophélie”) auquel le philosophe Saintine rattache le culte des morts, dans La Mythologie du Rhin et les Contes de la mère-grand : «  Les Celtes usaient de divers et étranges moyens vis-à-vis des dépouilles humaines pour les faire disparaître. Dans tel pays, on les brûlait, et l’arbre natif fournissait le bois du bûcher ; dans tel autre, le Todtenbaum (l’arbre de mort), creusé par la hache, servait de cercueil à son propriétaire. Ce cercueil, on l’enfouissait sous terre, à moins qu’on ne le livrât au courant du fleuve, chargé de la transporter Dieu sait où ! » Image récurrente dans Dâh que celle de la mort du narrateur qui a déjà eu lieu, mort liée à la forêt inondée : « je sais qu’elle sait que j’appartiens à une autre mangrove, là-bas, il y a longtemps, que j’y suis mort, et que j’ai déserté cette mort. » (27/84)

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L’imaginaire de l’arbre est déployé dans Cri & co : c’est le fût du tronc et de son fruit, la noix de coco, dont s’empare l’écriture comme d’un symbole de la colonne, du vide, de l’écriture elle-même. Dans « 78. La route du Rhum », «  Archie fait boire du rhum à la Coréenne dans son bol noir (une demi-noix de coco), culotté ces dernières semaines avec tous les alcools possibles, un bol de monstre, de solitaire, qu’il a curé, qu’il a poncé, qu’il a enfoui plusieurs jours dans les vasières noires de Marou ». On retrouve la demi-noix de coco, associée au titre « route du Rhum » et à la « vasière », l’un des premiers mots de la pièce 1 de Dâh. Le phonème [ou] est là, évocateur du trou : « rOUte », « vasières de MarOU ».

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Le culottage de la noix est aussi un dépôt de noir, comme si la monstruosité d’Archie (le « monstre », le « solitaire »), avait migré vers la coque végétale grâce à son séjour dans la vasière, et s’était changée en patine noire, libérant Archibald, peut-être, de cette part sombre. Mais ce n’est qu’au terme du texte 78 que l’efficace de ce rituel d’enfouissement-déterrage est perceptible : la série photographique « Entre » a trouvé son nom définitif, le processus créatif est achevé : «  les heures défilent dans la chaude inconscience, et le soir, ça ne s’appelle plus Entre mais la Méditation de Thaïs ». En outre, la « route du Rhum » conduit à l’érotisme, l’auteur met en parallèle culottage de la noix et déculottage de la jeune femme : «  je finis par montrer les trente-six cartouches à la Coréenne, je sens que l’obscurité des images s’allume dans son ventre, elle se déculotte, elle terrasse le monstre. » Le monstre est terrassé au terme d’un long processus, qui mêle libations de « tous les alcools possibles », enfouissement et culottage, déterrage et nouvelles libations, amour, et maturation photographique autant que littéraire. “L’obscurité s’allume dans son ventre” est métaphore qui associe le ventre de la jeune femme, où se manifeste le désir sexuel et le désir né du visionnage des “trente-six cartouches” de photographies, à l’obscurité de la camera obscura qui a fait advenir les images, et au cœur de la vasière qui a culotté le bol. Complexe de pulsion scopique et sexuelle, associant une matrice semi-liquide (la vasière), organique (le ventre féminin) et technique (l’appareil photographique). L’oxymore “l’obscurité s’allume” dit la constante ambivalence du processus de création qui associe alcool, écriture, rituel magique ; ou plutôt la compossibilité du noir et du blanc, les deux couleurs ne s’excluant pas, mais se complétant. La dissémination de la lettre V, abordée plus tôt (séq. 56), permet d’associer Vasières et Ventre : entrer le bol dans la vasière, entrer entre les hastes du V de “ventre”, en application du tchoôl ! : “Entrer, pénétrer, à l’attaque ! ” (Tchoôl !), et “Attaquer le sein sans secret, le sein bête / le sein laid. ” (Dâh, 56/184).

© C. Macquet

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La demi-noix de coco est bol concave et image convexe du sein, nouée à celle du giron maternel. Deux adjectifs que l’on retrouve dans “L’ île fluviale” : “Concave est ta vie, convexe ton espérance” (94/296), qui contribuent à nouer comme envers et endroit réversibles concavité-bol-vie et convexité-sein-espérance.
Je reviens au récit “16. L’erreur”, le personnage considère sa mort “comme le retour harmonique dans le flanc des grands arbres” : l’enfouissement de la demi-noix pourrait relever d’un retour dans le flanc du cocotier, immergé dans l’eau maternelle de la vasière. Bachelard écrit : “En plaçant le mort dans le sein de l’arbre, en confiant l’arbre au sein des eaux, on double en quelque manière les puissances maternelles, on vit doublement ce mythe de l’ensevelissement par lequel on imagine, nous dit C. Jung, que “le mort est remis à la mère pour être ré-enfanté”. La mort dans les eaux sera pour cette rêverie la plus maternelle des morts.” La noix de coco pourrait être – je le vois ainsi – le double végétal d’Avine, à la fois Todtenbaum et giron maternel, image double qui en déploie une autre, celle de l’eau de mer (mère) de la vasière, et du sein dont la demi-noix reprend la forme. Conjuration des “puissances” hostiles par les puissances maternelles.

Diptyque extrait de The Language of the Birds, 2022 © C. Macquet

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Materia prima commune à la mort et à la (re)naissance d’Avine, l’argile : celle des vasières du littoral boulonnais de la Manche, mais aussi celle que l’auteur retrouve en Asie (“il buvait glou-glou-glou (dans la mangrove).” , 1/9). Argile de la naissance mythologique d’Avine aux “yeux gris fond-de-glaise” (30/105). Argile foulée par Badjouk, “[r]ejeté par l’eau noire, au bord de l’épuisement” , “à plat ventre dans la boue” . Bientôt Badjouk “se redresse et fait quelques pas dans l’argile, comme s’il réapprenait à marcher” (94/295). Badjouk renaît de l’argile, Avine naît de la glaise, tous deux renvoient à l’homme – “adam” en hébreu – et la Genèse (2,7) rapproche “adam” et “adamah”, qui signifie “le sol”, “la terre”, car l’origine de l’homme est la “glaise du sol” (Dictionnaire culturel de la Bible, Cerf, Nathan, 1990). Si je pousse dans ce sens, il serait ici davantage question d’une naissance dans l’argile que d’une renaissance. L’inquiétant oracle de la vieille femme de “L’Ile fluviale” profère “décantons les limons” – et cette décantation est bien ce qui fait naître la vasière, giron de Badjouk.

Dâh n’est pourtant pas une Genèse. Je me contenterai pour l’instant de dire que Badjouk meurt, “foudroyé par une crise cardiaque ou le venin d’une vipère à col roux” , bref, tué dans l’œuf par ce même roux qui rendit suspecte la naissance d’Avine. Ces “héros” font long feu. La vieille, au chevet de Badjouk, rend une sentence amère, qui témoigne de la position de l’auteur sur “l’œuvre littéraire” :

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Au fond, donc, “pas d’œuvre-vie” . Tout se termine crûment, en viande abandonnée sur du sable. Dâh avait pourtant prévenu son lecteur : dans la pièce 8, “Le golem est muet et bête”, on lit :

Prisdésarroi progressive ilpritmon amiviennent lesviennent

entrecôteorange retenaitlespoux.”

Le golem (l’ “embryon” , “l’inachevé” , en hébreu), fait d’argile (voir séq. 35), retourne à la matérialité aveugle. Le golem-Badjouk tombe au sol de “[C]ette île […] en souffrance” (8/35), bloc de mutisme et de bêtise, proie des poux, et surtout de l’enlisement :

Zonards s’enlisent“,

comme un retour à la vasière de la pièce 1. Glaise, le golem Avine-Badjouk retourne à la glaise. Symbole possible de l’œuvre littéraire elle-même, et de Dâh en particulier. La mystique juive évoque le mot emet (אמת, « vérité ») qui figure sur le front du golem, mot qui devient, quand sa première lettre est effacée, met (מת, « mort »). La vieille Khmère a pour ainsi dire effacé le E de “emet”, Badjouk meurt, doublement d’ailleurs : sa mort dénoue le récit de “L’île fluviale”, dont on apprend qu’il a été imaginé par Badjouk lui-même sous l’action de « l ‘eau sauvage », et conté à une transsexuelle qui dira à deux reprises : “c’est tout ?”. C’est l’eau sauvage qui a raconté. Double mort décevante d’un golem-narrateur artificiel, fictionnel, qui retombe en entrecôte orange sur le sable jaunie, c’est-à-dire à plat, anonyme, contingent.

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Sapés, Cri & co, Luna Western, Kbach, Tchoôl !, Desde Luna Western, les vingt-cinq recueils de photographies sans texte ?

À terre ?

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