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« car il faut se méfier, c’est bien connu, vous chevauchez paisiblement votre chimère et voilà qu’on vous sonne, je veux dire que d’un simple trou d’eau, rencontré par hasard sur le bord du chemin, remontent les voix du sous-sol, l’humus au-dessous des nuages, vous collez une oreille pour vérifier, une main vous saisit à la gorge, et vous engloutit à jamais » Tchoôl !, p.17-18

Le trou d’eau serait au seuil du monde subterrestre, dont « il faut se méfier ». Au seuil de Tchoôl !, justement, cette flaque énigmatique, informe, évoquée précédemment (séq. 57), que je relie à l’extrait des pages 17-18 ci-dessus. Quelques mots suffisent à donner la dimension des espaces de Dâh : le monde des nuages, la surface terrestre et son humus, et l’inframonde menaçant. Photographie liminaire à double titre donc, qui ouvre Tchoôl ! , le livre physique, et qui mène à un en deçà. Voix et mains des morts, comme invite à le penser cette nuit de tempête passée avec la chienne Sanafech dans « 7. L’humanité – Phnom Penh, juillet 2016 » : « non, non, tu n’es pas seule, Sanafech, cette nuit, tu te réfugies, museau tremblant, sous l’antenne parabolique, tandis qu’il tombe des misères, j’emporte la bouteille et je te rejoins, au ras du sol, complètement seul, le bruit des grêlons qui tombent sur le réflecteur, rebondissent sur le sol, les morts, nous mitraillent par en dessous, blancs, blancs, dans la nuit qui descend » (7/23). Le narrateur est au ras du sol, pris entre ciel et terre. La couleur blanche est ici resignifiée : nuit blanche sans sommeil, nuit où les morts mitraillent les vivants par en dessous, où la couleur noire attendue le cède au blanc, qui qualifie autant les morts que les grêlons. Cette scène, qui a lieu en 2014, à Addis-Abeba, « sur une colline, derrière l’ambassade du Royaume-Uni », est cruciale. Le narrateur, qui semble ici se confondre avec l’auteur, passe avec succès le « test Sanafech », une chienne « qui a été sévèrement battue dans sa jeunesse et qui mord la moitié de l’humanité » : elle « agite la queue et vient [lui] lécher la main ». S’ensuivent trois mois de compagnonnage entre l’animal et l’homme qu’unit un lien évident. Scène cruciale, puisqu’elle rend perceptible le lien ténu qui noue les êtres entre eux. En outre, de nombreux chiens apparaissent dans Dâh. J’y reviendrai. La violence exercée contre la chienne en fait une victime de l’inhumanité ; le narrateur, quant à lui, habite cette zone grise entre l’humanité et son absence : « ça sort tout seul, sortir, entrer, sortir de l’humanité, parce que je suis trop seul, il y a une sortie par le haut et une sortie par le bas ». À plusieurs reprises dans Dâh, l’auteur rapporte son expérience d’états limites, d’entrée et de sortie d’une dimension à l’autre. Ici, la proximité avec la chienne est à la fois une manifestation d’humanité et un détachement d’avec la communauté des hommes : « j’attrape des puces à force de la caresser, à force de boire et de ne pas me laver, je me transforme en gueux, en mystique aux yeux creux, en Éthiopie (comme en Inde), on peut descendre très bas dans l’insouci de soi, tout en gardant sa dignité, drapé dans une étoffe spirituelle et mitée ».

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L’un des « premiers souvenirs » d’enfance de l’auteur est rapporté dans « 71. La fille guaranie pure » : ce souvenir associe pluie glacée, partie de football du père sur l’ancien aérodrome d’Alprech, et découverte d’une odeur par le « bambin solitaire, à quatre pattes » : « une odeur végétale, agréable-désagréable, fraîche et décomposée, sauge et bandelettes de ramie putréfiées, une odeur d’insecte aussi, de pince-oreille, de punaise, amère et douceâtre, qui vous berce et vous intoxique ». On retrouve l’auteur au ras du sol, et c’est l’image de la décomposition végétale qui s’impose de façon ambivalente. Puis l’enfant va gratter la terre et « exhume[r] une figurine en plastique, animal de ferme ou poupée, qu’ [il] range soigneusement dans [s]a poche ». L’évocation de ce souvenir complexe s’achève par ces mots : « c’est tellement lointain, bombardé en mai 1940, elle venait « d’en dessous », elle venait « d’avant moi », elle était liée à cette odeur indéfinissable. » (71/220) L’en dessous est noué au passé, aux traces laissées dans la terre du pays, et vient enrichir l’imaginaire de cet inframonde. « Avant moi », avant la naissance de l’auteur, dans les signes qui lui préexistaient, que l’enfant exhume en grattant la terre (un raclement plus appuyé, comme mode de savoir), et dont la trace olfactive se déploie à plusieurs reprises dans Dâh (« odeur de punaise dans le train », 41/141), mais aussi « l’eau et la boue qui schlinguent, odeur de vase, de soufre » (87/263), « odeur d’humus » et « odeur de compost et de fruit écrasé » (94/300) senties par Badjouk (94/294), « l’odeur de broyeur à fruits pourris » (97/313). Il semble bien que cette odeur de fruit pourri soit l’odeur du Cambodge, sans qu’elle soit gênante, au contraire : « le Cambodge me sauve, tout de suite, Phnom Penh ressemble à un marécage, est-ce l’effet de la chaleur sur mon sang ? ou l’odeur de pourriture enveloppante ? je retrouve toutes mes forces » (101/328). Cette odeur est également liée imaginairement à la décomposition des corps, ce que suggère le narrateur accompagné de son neveu Jean au bord d’une falaise du Boulonnais : « la falaise est malsaine, tu sais, la falaise est vivante, en bas je lui montre le pré d’algues où dansent les sorcières de la Crèche pendant les marées d’équinoxe, regarde ces rochers, ti Jean, on dirait des cercueils d’enfants, regarde ces crânes, ce vert, la mer s’est déboutonnée, ti Jean, dans le ciel pâle monte une odeur de famille décomposée. » (103/349). Profondeur et décomposition sont ici nouées.
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Le « dessous » est celui des « viscères sanguinolents qui pendent » sous la « maxi-tête » (Dâh, 69/212) : image violente de la décollation, qui bouche le vide laissé par le corps manquant.
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Le trou d’eau, la flaque, la mare menaçante comme un « zéro absorbant », trouvent leur corolaire urbain dans l’égout. Tchoôl ! : « son pied (45-46) dans la montée vers les baraquements du Plateau, Avine, une enjambée, la plaque d’égout (Pont-à-Mousson, NF P 98-312 EN 124) se mit à claquer clac ! comme si tout s’enclenchait dès lors, mais il n’était pas sûr, la petite plaque d’égout, ça sentait un peu l’arrière-côte, le sang coincé, la friture et la reconstruction bon marché », p.14. Avine relève l’identité de cette plaque, nullement anodine, puisqu’elle empêche une chute dans l’égout et servirait (les choses se passent comme si) à « tout » enclencher : mystérieux mécanisme – de l’écriture, du départ de la France. Lorsqu’il aura traversé la nuit khmère, l’auteur retrouvera cet « égout », qui traduit le mot khmer [luu] : « égout », « hurler à la mort » (Dâh, 106/376). Du clac ! au hurlement à la mort, le langage secret lou a fait son œuvre.

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Le son [ou] (voir poinçon 336) est donc motivé par un lien à la mort. [ou] du hurlement, [ou] du trou et de ses avatars, dont l’égout, [ou] du loup. Du psychisme hydrant, pour reprendre la belle formule de Bachelard dans L’Eau et les rêves, je vois ici celui des eaux profondes et mortifères. Le « simple trou d’eau rencontré par hasard sur le bord du chemin », dans Tchoôl !, laisse passer « une main » qui « vous saisit à la gorge ». Une main animée de sa vie propre, fantastique, échappée d’un conte de Maupassant. Image possible de l’angoisse qui contracte la gorge. Et Avine, par association, de penser « au beau Théophile, gabier sur la frégate La Minerve, noyé un soir de juillet 1839 dans le port immobile de Montevideo » (Tchoôl !, p.19). Le phonème [ou] est ainsi associé au leitmotiv de la noyade, que Dâh va développer.
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Dans la pièce 106, « L’un saoul, l’autre linceul », le mot linceul est généré par les règles du langage lou (sorte de largonji cambodgien) à partir des mots sein et l’eul (le sein inversé dans l’eul, l’œil en picard boulonnais). Le titre de cette pièce 106 porte au moins deux sens : l’intoxication éthylique et la mort. S’y adjoint le distributif « l’un…l’autre », qui sépare les deux corps : corps ivre, corps mort, sans qu’un rapport de cause à conséquence lie les deux noms. Mais l’oreille se dresse : en parallèle avec « l’un saoul », « linceul » fait entendre « l’un seul ». L’homophonie permet de superposer un même phonème, [lɛ̃sœl], à plusieurs effets simultanés de signifiance : la pièce de toile pour ensevelir un mort, la solitude, on meurt seul. Et par transitivité, on glisse de « l’un seul » à « l’un saoul » : seul dans l’ivresse, l’alcool est létal. Enfin, la répétition de « l’un / lin » donne la séquence « l’un…l’autre…l’un… », qui annule la distributivité et n’attribue qu’à « l’un » les effets de sens produits : un = solitude = ivresse = mort, sans pour autant, encore une fois, suivre une logique causale, qui ici ne serait pas pertinente. Les phonèmes « saoul / – ceul » font, à les prononcer, se fermer et s’ouvrir les lèvres. Le [ou] du trou s’accompagne du [eul] d’ouverture ; ce que les premières lignes de la pièce 106 confirment :

Nous retrouvons l’ouverture et la fermeture de l’œil (« Œil et alcool », « les yeux fermés », « cécité »), la présence des morts (« Fête des Morts »), le vide de la ville, et le bord (« rive », « bord du fleuve »). L’alcool donc, la caresse sensuelle du sein (rondeur, aréole). Au bord du sein, au bord du fleuve, puis un accident et le vol de la moto. « Forcer le passage » d’une dimension à l’autre évoque l’initiation dont il est question à plusieurs reprises dans Dâh (« / initiation / différents stades / différents cercles / avec les retours (les impressions de déjà-vu) / on est mort / il y a des années / mais on sourit à souhait » (86/255). Le narrateur évoque les puissances auxquelles il se confronte : « et la brutale indifférence des puissances » (7/22), « toast aux puissances » (7/23). Le poème 19, éponyme, assène le bloc vertical de ces puissances qui décomposent la famille, avalent les fins de phrases et réduisent les parents à des pronoms répétés, « qui », « qu’on », en écho à l’« odeur de famille décomposée » (103/349) :

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La pièce « 7. L’humanité » est à rapprocher : un « test » pour être accepté de la chienne Sanafech, un état-limite de « gueux », de « mystique aux yeux creux », un « insouci de soi » où se draper comme « dans une étoffe spirituelle et mitée » qui tient du linceul (c’est un peu l’humanité qui meurt), dans la solitude et l’alcool, dans la puanteur infecte des « crânes de chèvre à sucer, des bandelettes d’injera décomposées », c’est-à-dire des restes. La « sortie par le bas » évoque alors, sans qu’elle soit explicitement énoncée, l’attirance mêlée de peur pour le trou, le vide, l’annulation de l’être. « Œil et alcool » de la pièce « 106. L’un saoul, l’autre linceul » apparaît déjà ici : « bouteilles de gin », « toast aux puissances, toast à l’oubli, alcool », jusqu’aux « deux points noirs à la place des yeux » de la chienne Sanafech, possible image du zéro khmer, gravé en point sur une stèle (voir 328).

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Le « psychisme hydrant » est celui, inaugural, de la noyade des cent huit femmes déportées d’Angleterre vers l’Australie, au nom d’une morale puritaine. Ce leitmotiv est annoncé par la noyade du gabier Théophile dans Tchoôl !, sensiblement à la même époque que les déportées. Les deux tragédies sont empreintes de la même immobilité : Montevideo, « port immobile » ; Boulogne-sur-Mer, voyage à peine commencé vers Botany Bay. Eaux profondes et immobiles, assimilables pour partie au complexe de Caron avancé par Bachelard: la Minerve et l’Amphitrite conduisent les passagers vers la mort. La pièce « 59. Fin d’vie – Wimereux, mai 2017 » évoque l’arrière-grand-père de l’auteur, Léon Lefèvre : « Fin d’vie, grand froid, patelles (chapeaux chinois), des récits qui tiennent, des récifs, quarante-sixième naissance d’Avine, manchots et goélands, au fil des ans, La Curieuse, les sportifs anglophiles, le ketch lancé à Boulogne-sur-Mer (chantiers Lefèvre) en avril 1912, devenu vaisseau-fantôme en Polynésie ». La fin de vie du vaisseau fantôme contraste avec la postérité de son aïeul, qui donnera son nom à une île lointaine et froide : « navire aux Kerguelen, quarante-septième naissance d’Avine, sous le commandement de Rallier du Baty, qui donnera le nom de Léon Lefèvre à l’une des îles de l’archipel ».

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La pièce “30. Fish Roes & Dark Vows” narre la “Première naissance d’Avine” , “extraordinaire” :

Avine naît des torsions de la conjugaison française, fusionne “fièvre et dérision” “autour d'[un] cri” . Il a les “yeux gris fond-de-glaise” (30/105) – c’est ce “fond-de-glaise” que je repère, ici. Une couleur composée, mélange d’eau et d’argile, qui dit explicitement la profondeur du regard et la matière qui l’aurait façonné : c’est ce qu’ “on raconte” , tel un mythe de la création du Premier Homme, sur les “docks […] d’Acrabeucq ” :

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Imaginaire de la profondeur physique, spatiale, évocatrice du retour au temps mythique de la naissance. La sonorité [eu] est sensible dans le portrait physique d’Avine (“yeux ouverts”, “bleu fade”, “cheveux”, “beurré”) et dans la figure du creux : “Acrabeucq”, où l’on raconte cette naissance, “bâtard de creux”, “creuser, my lord”, “creuser”.
Avine, personnage façonné par le creux. “Autour” du premier cri d’Avine “s’évanouit le premier cercle / c’est-à-dire les parents, les médecins, les premiers témoins / sitôt créés / on ne sait rien d’eux” : flotte l’image d’un cercle familial qui “s’évanouit” mystérieusement. L’absence fait bord au cri. La naissance est suspecte : il arbore des “cheveux roux” , “alors que personne dans la famille n’était roux” – le roux dans Dâh est suspect ; possible bâtardise (des parents évanouis) sensible dans le jeu entre français et anglais (“monstère / long rade / anonyme, my lord […]“, précise le narrateur à l’adresse de “my lord”.)
Au fond, donc, avec Avine, nous ne cessons de tourner autour du trou. Cet enroulement du sens, entre deux langues, entre bâtardise et naissance extraordinaire, entre cri et cercle d’absence, est aussi ce qui parcourt la circonférence du trou imaginaire, des orbites d’yeux fond-de-glaise, d’un trou d’eau qui fait s’arrêter l’auteur-Avine pour le prendre en photo. Cet enroulement est celui de la guirlande volubile que déploie, incessamment, Dâh.