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Je les regarde encore et encore, fasciné comme on l’est devant un objet qui n’est pas immédiatement cernable, qui s’impose à notre regard tout en s’y soustrayant, parce qu’il ne représente rien. De cet objet, on ne peut dire c’est ceci, c’est cela. Tout au plus y verra-t-on quelqu’un ou quelque chose. Nous savons intellectuellement qu’il s’agit d’un jet d’eau, mais ce que nous percevons est quelque chose qui n’existe pas : de l’eau pétrée, du métal liquide, un nouvel état de la matière, dont le vif-argent des alchimistes, ou l’or, seraient les correspondances les plus proches. La citation en exergue de Francis Bacon nous invite à penser ces aquamorphoses comme des portraits nés du geste de l’artiste et du hasard. Le photographe vise et déclenche, ignorant de ce qu’il verra ensuite. Portraits mouvants, variés, infinis, dans lesquels, comme Roger Caillois dans L’Ecriture des pierres, « le rêveur se plaît à y reconnaître le calque imprévisible et, à cette place, étonnant, presque scandaleux, d’une réalité étrangère ». Les aquamorphoses sont donc les portraits de l’autre, cet autre que l’auteur cherche, explore, débusque dans toute son œuvre. Cet autre est aussi et avant tout lui-même, dont les A. dressent en creux le portrait, à l’image de l’embossage sur le tissu de la couverture. Je fais un nouveau rapprochement avec L’Ecriture des pierres : « Quelque image que l’artiste conçoive, aussi déformée, absurde, voire dépouillée, surchargée, tourmentée qu’il l’ait voulue, aussi loin de toute apparence connue ou probable qu’il ait réussi à la porter, qui peut assurer qu’on ne lui trouvera pas dans les vastes réserves du monde une effigie qui n’en soit pas parente et qui ne la répète pas à quelque degré ? » Les aquamorphoses sont ces « effigies » de l’artiste, trouvées dans cette province de l’Entre Ríos.
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Portraits qui évoquent l’art de Francis Bacon, dans cette Tête VI de 1949 qui se désintègre, « désintégration de l’être social, écrit John Russel au sujet de cette toile, qui se produit quand on est seul dans une pièce sans miroir », ou dans ces portraits où Bacon fait disparaître des morceaux de visage, ou le déforme. Portrait comme autoportrait indirect, jailli de la solitude, c’est l’expérience de C. Macquet face à ce jet d’eau. « Hace tres semanas, écrit-il en introduction, que vivo solo en Gualeguay. Hace tres semanas qui vivo solo en el desierto ». « Cela fait trois semaines que je vis seul à Gualeguay. Cela fait trois semaines que vis seul dans le désert ». La solitude est le révélateur de l’espace émotif intérieur, une disponibilité totale pour accueillir ce qui peut advenir. De même que l’appareil photo des Réinjections Tandil est un œil ouvert et fermé, l’appareil qui cadre le jet d’eau est extension de l’œil qui sculpte l’eau en verre et en pierre – les statues ne sont pas loin – , ouvert sur l’espace du dedans qui prendra la forme de l’eau, dans les photographies que l’auteur va retenir pour composer son livre.

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Ces aquamorphoses résolvent ainsi, à leur façon, la question de l’autre, qui est à la fois en soi (celui que je ne connais pas, celui qui suit la ligne inconsciente, aux multiples visages) et en dehors de soi. En brouillant la distinction purement logique du dedans/dehors, du soi/de l’autre, comme Francis Bacon brouille les traits des visages peints, C. Macquet imagine une portraiture singulière. Il s’efface des aquamorphoses (la présence humaine est seule visible sur deux photos : une silhouette à contre-jour), mais réapparaîtra dans les Sélénogrammes. Il accorde le primat à l’élément liquide, qui devient forme informe.
Le choix de l’eau porte une valeur symbolique ambivalente dans Dâh : immersion régénératrice lors des cérémonies purificatrices de la statue de la Vierge Noire aux Saintes-Maries-de-la-Mer, noyade mortifère des 108 femmes déportés vers l’Australie et qui périront devant Boulogne-sur-Mer. L’eau argentine, dans les A., procède en partie d’un imaginaire alchimique, on l’a vu. Mais il se joue autre chose lorsque l’auteur reprend une aquamorphose de 2009 pour en faire la pièce 79 de Dâh, préparée, pour peu que l’on ait suivi l’ordre croissant de la numérotation, par la pièce 62.

Je répète l’expérience de la première spectatrice des A. : jeu de la paréidolie, qui me fait projeter ce que je pense y voir. Expérience de l’autre, dans tous les sens de ce terme : l’autre spectatrice, l’autre-l’auteur, l’autre-aquamorphose, l’autre-inconscient. Si je pense avoir retrouvé l’aquamorphose que la mère de l’auteur a vue, je revis l’étonnement de Barthes au seuil de La Chambre claire quand il tombe sur une photographie du dernier frère de Napoléon : « Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur ». Ici, je vois le chien que la première spectatrice a vu. Me voici dans une communauté de vue où l’autre est devenu le même, où espace et temps s’abolissent dans l’instant de la reconnaissance du chien.
La relève des signes fonctionne : l’aquamorphose montrée une première fois, puis imprimée et publiée en 2009, puis reprise en 2022, puis lue par le lecteur que je suis, et par tous les autres. Peu importe qu’il ne s’agisse pas nécessairement, dans Dâh, de l’aquamorphose du chien. C’est le flux des signes, d’un livre à l’autre, qui fait de l’œuvre de C. Macquet une œuvre vivante, jamais figée et pourtant figée dans l’encre.
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détail du sélénogramme 7 ©Macquet
Un sélénogramme de 2013 attire mon regard : un réglage différent de la vitesse d’obturation a permis au glyphe lumineux d’acquérir un volume que les autres n’ont pas. Ce gel de la lumière évoque sans nul doute le figement des aquamorphoses, sœurs des sélénogrammes dans une communauté de signe. Ce sélénogramme présente des points plus intenses : la lune, source lumineuse, qui ponctue le mouvement de la main tenant l’appareil. Se déploient sur la photo et la source et ce que la source crée : un ver, une pâte molle de peinture blanche – je repense à la citation liminaire de Francis Bacon. Cette étrange apparition, à l’instar des aquamorphoses, solidifie ce qui ne peut l’être. Elle hante l’espace nocturne de Tandil, tel le « divin serpent sans tête » du texte qui suit les photographies des S. Cylindre de lumière cuivrée, par endroit translucide, entre l’intangible et le préhensible. Ce tube fait une boucle et se recoupe, relie deux points de l’espace, à la manière d’un siphon : manière de trou de ver cosmique qui ferait communiquer deux dimensions distinctes qui échappent à toute perception humaine. Le siphon lumineux est la conjecture de dimensions invisibles, dont le photographe rendrait compte par une saisie miraculeuse, puisqu’il avait les yeux fermés, et que la lune est elle-même un point aveugle sur le ciel nocturne. Imaginairement, ce sélénogramme, dès 2013, anticipe la mécanique des fluides évoquée précédemment (séq. 50) : le dispositif évier-bonde-siphon ou manchon à l’œuvre dans les réinjections. Ici, le manchon n’est pas le continuum vertical du spectateur-lecteur vers le « fond » de la photographie, comme on l’a vu avec les réinjections de la photo de la bonde (268), ni même le manchon horizontal qui nous relie à la sortie de la grotte ou du tunnel végétal (264). Non : le manchon est devant nos yeux, objet extérieur, doublement abouté à l’invisible. Ou bien encore, de la lune à la lune : pure extériorité minérale, lointaine, inhumaine. C’est une question onto-topologique, si l’on veut, que pose ce sélénogramme : être où ?, renvoyant le photographe et le spectateur à un espace qui les exclut : un n’espace.
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La coupe visible (là où commence et finit chaque extrémité du manchon) réfère à deux instants perdus : le début et la fin du déclenchement, début et fin du flux lumineux qui, en traversant l’espace durant 4 secondes grâce au déplacement de l’appareil, a créé la trace de son erre. C’est par là-même le début et la fin de l’acte photographique, rendus visibles au spectateur. La cinématique de ce manchon donne à voir le temps et l’espace de la photo et dans la photo, au prix d’une exclusion du spectateur. Photo onirique en un sens, qui nous assigne sur son seuil, comme si le manchon lumineux devenait la « méchante guirlande » de la pièce « 96. Monologue de la grotte ou apostrophe à Padwin » qui s’enroule autour d’un espace vide (poinçon 272).
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Du feu héraclitéen, C. Macquet aime à ressentir la brûlure, plaisir dont il fait état : « Toujours ce plaisir de marcher en plein cagnard sans chapeau. » (Dâh, 27/83)
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Les points lumineux du sélénogramme résultent d’une surexposition : je les considère comme la trace visible d’une brûlure du regard, une cicatrice que l’auteur ne cesse de mettre en scène. Il n’y a rien à voir dans cette surexposition. Rien qu’un éblouissement qui empêche le regard. La science appelle persistance positive la trace colorée de la source lumineuse. Elle peut être persistance négative lorsque derrière les paupières reste une trace sombre : l’intensité lumineuse a détérioré les cellules réceptrices de l’œil, et l’on voit des phosphènes, « en cette trente-huitième année de l’incarnation du phosphène de rien / avant l’extinction des feux des relais […] Sur un balcon/ muait Macquet / les yeux fermés » (Dâh, 32/113). Rien d’autre qu’une trouée de l’image autour de laquelle l’œil cherche et s’affole, trouée bordée par l’impossible. L’image manque : c’est la traduction visuelle, à mettre au crédit de Macquet traducteur, de l’absence – je veux dire, toutes les absences possibles. Le point aveugle est marque persistante, et à ce titre il est symbolique d’un trait répétitif, trait de lumière photographiée, et trait de la ligne de l’écriture, puisque écriture et photographie sont consubstantielles. Trait fantasmatique enfin, qui brûle l’œil du corps imaginaire.
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L’ œuvre photographique de C. Macquet décline cette brûlure. Le livre muet Anoche hubo una tormenta, publié en Arménie en 2014, s’ouvre sur un extrait d’un poème d’Emily Dickinson, dont C. Macquet cite les quatre derniers vers. Je le reproduis ici intégralement :
« Mystic Mooring
Whether my bark went down at sea,
Whether she met with gales,
Whether to isles enchanted
She bent her docile sails;
By what mystic mooring
She is held to-day, —
This is the errand of the eye
Out upon the bay. »
J’en donne une traduction personnelle :
« Amarre mystique
Si ma barque a sombré en mer,
Si elle a rencontré des vents violents,
Si vers des îles enchantées
Elle a plié ses voiles dociles ;
Par quelle amarre mystique
Est-elle retenue aujourd’hui, –
C’est la course de l’œil
Sur la baie. »
L’œil-barque d’Emily Dickinson rappelle le naufrage de l’Amphitrite : les 108 malheureuses déportées étaient attendues à Botany Bay, en Australie. Course imaginaire de l’œil sur cette baie, qui ne verra jamais arriver le navire : « Botany Bay, demi-jour et demi-vérité, devant la mer de septiembre […] « Where have they been ? » (Dâh, 41/141). « Bay » / « been » vides : bée vide, point aveugle où l’on ne voit rien. Œil désamarré, contraint d’errer.
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« Where have they been ? » est le refrain de la chanson « Decades » chantée par Ian Curtis, du groupe britannique Joy Division. Ce refrain est au cœur d’un condensat poétique dont je voudrais retrouver les accrétions. « Botany Bay », la baie à jamais vide des déportées qui n’arriveront jamais, est repris par la question « Where have they been ? » : « Où sont-elles allées », ces décades ? Dans quel n’espace ? Nul doute que C. Macquet associe le pronom pluriel « they » aux 108 femmes disparues. La pièce « 41. Fond d’fût » enrichit la chaîne signifiante du poème de Victor Hugo, « Oceano Nox » , issu du recueil Les Rayons et les ombres de 1840. Le « they » des décades disparues prend donc la signification des « pauvres têtes perdues » hugoliennes : « sur la table en Nonox (c’est 100 % Hugo), « Where have they been ? » (41/141), où « table en Nonox » reprend « sur la table en inox (c’est 100 % Duy Duong) » de la pièce « Toast à Mallarmé » (37/135), table où a lieu un « coït très intense » (37/135) avec A-lys à « la peau mordorée ». A-lys est honorée d’un toast, elle qui « (en une nuit, [lui] offrit toute la statuaire de son pays) ». Peu avant ce toast, l’auteur avait rendu hommage « à la maman d’avant (mday daem) ».
« Oceano Nox
Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis ?
Combien ont disparu, dure et triste fortune ?
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfoui ?
[…]
Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues !
Vous roulez à travers les sombres étendues,
Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus. »
S’établit le lien femmes noyées / mère / « Botany Bay » / « where have they been » / « Oceano Nox » / érotisme du buste. L’auteur dissémine d’autres maillons de la chaîne, ainsi de la pièce « 95. Enregistrements » : « Radio-crochet / tombeau liquide / karaoké / », « Penal colony in Botany Bay », « « ce petit flobard pour te faire voguer au loin » (Wimereux, août 2006) », « Hugo aurait écrit son célèbre Oceano Nox en mémoire du naufrage », « attendre la marée suivante pour se remettre à flot », de la 103 : « la falaise est malsaine, tu sais, la falaise est vivante, en bas je lui montre le pré d’algues où dansent les sorcières de la Crèche pendant les marées d’équinoxe », et 106 : « XBAY- XBAY : elles cinglaient vers Botany Bay. » (106/376) (en lettres blanches sur fond noir), « La mer durant l’Équinoxe à Boulogne-sur-Mer (1900) / tableau de Theo van Rysselberghe. » (106/377) (en lettres blanches sur fond noir).

Equinoxe évoquée une dernière fois dans la dernière pièce de Dâh : « 24 octobre, je me prends un violent coup de lune en pleine vie, les Anglais l’appellent la Hunter’s Moon, je crois, dans la nuque, elle arrive juste après la Harvest Moon (qui flirte avec l’équinoxe d’automne) » (108/381) Des paroles de la chanson « Decades » sont citées littéralement dans « 39. Fond d’fût » : « « Watched from the wings as the scenes were replaying » (« Depuis les coulisses j’ai vu les scènes rejouées »), écho des « ailes » de l’oiseau qui « rase le regard, impitoyablement. » (24/79), (cf. poinçon 173), et l’auteur est pris dans cette répétition du RE des scènes déjà jouées – ne fait-on que répéter les mêmes actes, les mêmes paroles ? La scène de théâtre est l’autre scène, là où le narrateur n’est pas, voyeur en coulisses de ses propres actions, peut-être sont-ce ses doubles (Archibald, Avine, Varman-Rosée et alii) qui s’agitent sur la scène de l’écriture poétique, rejouant pour lui la farce au co(s)mique atroce. Cri & co révèle un autre écho, dans le poème « nux noctis », « noix de la nuit », écrit selon les règles du « sept syllabes », un poème khmer à forme fixe :

L’on voit bien l’infinie richesse de l’image fantasmatique du rond, de l’œil, de la parenthèse vide. « Oceano Nox » pleure les disparitions en mer ; la reprise irrévérencieuse de Hugo devient Nonox (rappelant « Nonos », l’os donné au chien si présent dans Dâh), variation d’« inox » de la table qui sert aux ébats amoureux avec A-lys et, à travers elle, la statuaire khmère et ses seins de pierre. Cette parenthèse vide, ou rond inachevé, ou cylindre creux quand on les empile :

est le même cylindre du siphon ou du tube lumineux des sélénogrammes. Parenthèse du coup d’ailes rasant le regard, du rideau des coulisses qui découpe l’espace (le n’espace de la nescience) où se rejouent les scènes. Infini de la nuit dans le fini de la noix (« O God, I could be bounded in a nutshell and count myself King at infinite space » , « Ô Dieu, je pourrais être enfermé dans une coquille de noix et me sentir encore roi de l’espace infini » (Hamlet, II, 2). (séq. 13)
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Le point aveugle apparaît à de nombreuses reprises dans les photographies :

détail de la photo 42 de L’Oiseau, récit physique | photo 26 des Réinjections Tandil, ©Macquet

photos 4 et 23 de Anoche hubo una tormenta, ©Macquet
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détail de la photo 7 de L’Oiseau, récit physique | photo 32 des Aquamorfosis, ©Macquet
Une correspondance entre les Aquamorphoses et L’Oiseau, récit physique me saute soudain aux yeux. C’est la photo du petit clown en plastique utilisé comme écran face au soleil. Sur les deux photos, le clown et le jet d’eau ont la même fonction d’écran. On se souvient des Réinjections Tandil et du mot espagnol pantalla, qu’on traduit par écran ou abat-jour. Clown et jet d’eau, entre l’objectif et le soleil, atténuent l’intensité du soleil, qui en devient visible ; ils sont aussi écran où le lecteur projettera ce qu’il pense y voir. Quant au clown, j’ai évoqué sa polysémie (clown gonflable d’un cauchemar, poinçon 67, clown-bouée de sauvetage (68), clown-mal et clown-loup (69), clown-clou et clown-insulte (74-75). Le même clown apparaît dans Dâh (78e photo, page 219), avant la phrase « Je sais que ma cire est perdue » (71/219), ajoutant au leitmotiv du clown la dimension creuse de l’objet et partant, interrogeant la question de la forme (268). Le clown-écran est aussi, dans L’Oiseau, ce qui cache le point aveugle du soleil, à l’instar du jet d’eau. La surexposition, qui ne manque jamais d’arriver lorsqu’on vise le soleil à travers un objectif, reste présente, mais masquée. Cette présence masquée de l’œil rond aveuglant est reprise humoristiquement par le nez rond du clown, lui-même répété par les sourcils, les yeux et la bouche, autant de petits ronds inclus dans celui de la tête occultant le disque solaire. Les aquamorphoses proposent un écran plus troublant, puisque non figuratif. Par nature énigmatiques, elles nous renvoient à notre propre subjectivité de spectateur. Que voir ? Des images paréidoliques : mercure, or en fusion, verre, tempête solaire, tronc d’arbre, homoncule alchimique, méduse ou tentacule : infinie encyclopédie visuelle. Il n’est pas même certain qu’un chiffre alchimique soit ici à trouver.