« L’œuvre doit rester le « black box ». Vivante ou pas. C’est tout. Si elle ne l’est pas, au panier ! »
Henri Michaux, Émergences – résurgences
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La pièce « 79. Aquamorphoses – Gualeguay, décembre 2007 » de Dâh me remet sur la piste argentine du livre artisanal Aquamorfosis que j’ai évoqué brièvement dans le poinçon 270. Les photos ont été prises en décembre 2007, publiées en 2009 à Buenos Aires. L’une des aquamorphoses réapparaît donc dans Dâh, en 2022. En outre, la pièce « 62. Je vois un chien, dit-elle » y fait explicitement référence. J’ai un exemplaire du livre entre les mains. Couverture rigide noire, de format 21 x 27. On y distingue dans le quart supérieur le titre AQUAMORFOSIS, suivi du nom et prénom de l’auteur, à la ligne suivante, aligné à droite. Ces deux informations sont embossées : seule un certain angle de lumière permet d’apprécier ces glyphes inscrits en creux, formant des majuscules en légères italiques. Aucune autre mention n’est portée sur cet écrin noir. Le noir et le creux seuls visibles, une constante que l’on retrouve sur le site de l’auteur, Obscures, dans les cadres photographiques noirs des réinjections. Dans Émergences – résurgences, Henri Michaux écrit : « Arrivé au noir. Le noir ramène au fondement, à l’origine. Base des sentiments profonds. De la nuit vient l’inexpliqué, le non-détaillé, le non-rattaché à des causes visibles, l’attaque par surprise. […] Obscurité, antre d’où tout peut surgir, où il faut tout chercher. […] Dans le noir ce qui importe de connaître, et c’est dans la nuit que l’humanité s’est formée en son premier âge, et où elle a vécu son moyen-âge. »
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J’ouvre l’écrin noir des Aquamorfosis : le titre se détache soudain en rouge orangé sur fond noir, suivi d’une citation de Francis Bacon : « Al intentar hacer un retrato, mi ideal sería realmente tomar sólo un puñado de pintura y tirarlo en el lienzo y esperar que apareciese allí el retrato. » (« En essayant de faire un portrait, mon idéal serait vraiment de ne prendre qu’une poignée de peinture, de la lancer sur la toile, et d’attendre que le portrait y apparaisse .») Invitation au lecteur : ce que l’on va découvrir dans ce livre est surgissement, portrait ( ? ), né du hasard des formes aqueuses capturées et de la nécessité du dispositif photographique. C. Macquet donne au lecteur quelques détails dans la page qui suit le titre et la citation de Francis Bacon : « Una hora. / Mantener el cuadro, y despues…ametrallar como un rabioso. » (« Une heure. / Garder le cadre, et ensuite…mitrailler rageusement. »)

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Le rouge orangé est celui des photographies des Réinjections Tandil et des Sélénogrammes de la Solitude Avine (2006). Ce fil conducteur chromatique relie donc l’année 2007 des Aquamorphoses à la précédente. Chacune des 46 aquamorphoses est bordée d’un cadre noir, à l’instar des Sélénogrammes (dans le livre de 2013), à la différence des Réinjections Tandil et de Anoche hubo una tormenta (2014), où les fonds perdus sont blancs. Je regarde donc d’un même œil, si l’on peut dire, les Sélénogrammes et les Aquamorphoses : le noir originel, du fond des âges, est le lieu d’apparition des ectoglyphes et des aquamorphoses. Je rapproche ces deux livres pour effacer momentanément les années qui les sépare. Dans les Sélénogrammes (S), la lune est choisie comme axe fixe autour duquel l’objectif va tourner en aveugle, de façon à faire apparaître les glyphes lumineux. L’auteur est à Tandil. Dans les Aquamorphoses (A), l’objectif est posé face à un jet d’eau de Gualeguay, avec pour arrière-plan le soleil couchant. L’appareil danse à bout de bras autour de la lune, reste fixe face au soleil. Yeux fermés, yeux ouverts.

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La danse des signes dans S. naît du mouvement humain : le photographe est mobile, satellite de la lune, captant des signes non visuels mais kinesthésiques. Les ectoglyphes traduisent en saturation lumineuse ce que le photographe, corps et esprit, ressent au moment de déclencher et de maintenir la pression sur le déclencheur, afin d’enregistrer le flux lumineux qui sature incessamment la cellule photographique. L’écriture glyphique est ainsi une sismographie de l’intérieur, résolvant par là-même la question du sujet sensitif et du média, de la frontière entre le dedans et le dehors. L’objectif fonctionne ici comme un œil humain, à la fois ouvert pour enregistrer la lumière lunaire, et fermé pour suivre les vibrations intérieures. L’apparent paradoxe de photographier les yeux fermés, outre qu’il est un mode d’appréhension du monde laissant place à l’instinctif, au hasard, au non-calculé, devient une technique des compossibles, où le « coup de la coupe » disparaît au profit d’une perception kinesthésique. Yeux fermés, obturateur ouvert, danse, glyphes, constituent le continuum appelé sélénogrammes – dont on n’oubliera pas le complément : « de la solitude Avine », sentiment essentialisé, doté du nom propre du personnage, selon la construction syntaxique de l’ancien français. L’absence de préposition entre « solitude » et « Avine » est un complément absolu, traduisant un rapport de « parenté, de possession, de dépendance » (Introduction à l’ancien français, Guy Raynaud de Lage). Les deux mots font corps, à la fois doubles et un. On saisit alors que cette moon light painting est expression d’une absolue solitude, géographique (« cloué au plafond de cette ville moyenne » : Tandil, quelque part dans la pampa argentine), sociale, affective, bref : ontologique. Tel un astre satellite de la lune satellite, à la fois sur terre et loin d’elle, « incarnation du phosphène de rien » (S.). Le sentiment d’un continuum tient aussi au fait qu’aucun obstacle n’interfère entre la lumière de la lune et l’objectif de l’appareil qui la capte.
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Il en va autrement des Aquamorphoses, postérieures aux Sélénogrammes : le soleil couchant est en arrière-plan, l’appareil ne bouge pas. Entre les deux : le jet d’eau. L’auteur est à Gualeguay, au sud de la province d’ Entre Ríos, « Entre les fleuves », soit, littéralement, la Mésopotamie argentine. Deux fleuves principaux dessinent cet entre-deux géographique : le Río Paraná à l’ouest et sud, le Río Uruguay à l’est. Un lecteur français pensera à la Mésopotamie moyen-orientale, entre le Tigre à l’est et l’Euphrate à l’ouest, l’une des sources de la civilisation européenne, où naquit le premier système d’écriture au IVè millénaire avant notre ère. Se superposent alors les fleuves argentins et moyen-orientaux en une une Mésopotamie imaginaire, qui emprunterait à toutes les cultures : indiennes préhispaniques (les peuples Chanas, Charrúas et Guaranís), indiennes actuelles, espagnole, sumérienne et akkadienne, syrienne et iraquienne. Berceau de l’écriture sumérienne, akkadienne, cunéiforme, berceau des aquamorphoses que je regarde comme un écriture nouvelle et autre.

Photo 1 d’Aquamorfosis, ©C. Macquet
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La danse des signes dans S naît de la danse nocturne, improvisée, nerveuse, voire frénétique, du photographe sur un balcon.
Les soldats improvisent une danse étrange autour d’une jarre d’alcool, ils boivent à tour de rôle de larges rasades en gesticulant comme des pantins survoltés (105/370).
Archibald se lance dans une danse érotique effrénée / en imitant (maladroitement) la parade nuptiale du tétraodon (62/197).
Simorgh Anka et Aquamorphose.
Je vois un chien, dit-elle (62/197).
Parfondu et clystère, ombrée de mauve comme un monstre impromptu, toute nue, cote mal taillée, danser, tomber, pleurer, chanter, fond d’fût (39/139).
Regards plombés, parfondu et mystère, touiller, chanter, sombrer, danser, fond d’fût (41/142).
Kali et la danse de la morphe.
Aquamorphose et rose.
Feue la jouissance.
Feue la rose.
Arroser d’or.
Oser la rose (39/137).
La rose du feu.
L’Orient, Padwin, c’est (encore au moins pour un siècle, dans les zones reculées) une formidable plongée dans ton Moyen Âge (96/306).
Les Filles du feu.
1955 – maladie nerveuse, à cause de la situation familiale, tics convulsifs, danse de Saint-Guy, doit arrêter l’école pendant six mois (90/282).
Aquamorphoses et Filles du feu.
« Simorganka, ce div(e) qui avait la fig(ure) d’un oiseau », Nerval, note dans le carnet du Voyage en Orient (22/73).
La peur du décrochement, pas du vide mais du décrochement, terre rouge, dure et friable, désert, mon bâton, au petit matin, faire du feu, toujours les yeux clairs, derrière un wagon, l’arroser (71/220).
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L’écrin noir du livre dévoile des photographies où l’or et l’argent brillent. L’auteur est immobile, mitraille « rageusement » les métamorphoses de l’eau. Il a choisi une vitesse d’obturation très rapide, de manière à « geler » l’eau. Nul doute que ce qui a mis l’auteur dans une telle rage photographique est un désir de transmutations : l’éphémère en permanence, la lumière en eau et l’eau en lumière, la banalité d’un jet d’eau en or. « ¿Puede el misterio salir de la banalidad ? », s’interroge l’auteur dans son texte de présentation aux A. Le mystère peut-il surgir de la banalité ? C. Macquet évoque l’alchimie. « No hace falta mucho para contestar al « solve et coagula » de los alquimistas : una columna de agua y el sol poniente de frente » : « Il ne faut pas grand-chose pour répondre au « solve et coagula » des alchimistes : une colonne d’eau et le soleil couchant de face ». Les deux premières photos des A. mettent en scène un jet d’eau au premier plan, des poteaux électriques en arrière-plan, en une correspondance verticale qui semble illustrer le principe alchimique de « dissolution-coagulation » : le jet d’eau comme principe et terme de la métamorphose du poteau de béton en colonne liquide, la transmutation du vil minéral en or liquide, de l’utilitaire en esthétique. Bref retour à Héraclite, l’« Héraclite-Falaise » de la pièce 1 : pour lui, le principe de toute chose est le feu, et notamment le feu céleste. Il illumine ici le jet d’eau, le traverse et le colore : verre, vif-argent, or . C. Macquet écrit à ce sujet : « Me sorprendí. Cazador cazado. Secuestrador arrebatado. Quería atrapar y me veo atrapado en el ámbar dorado del anochecer. » (« Surpris. Arroseur arrosé. Ravisseur ravi. Je voulais prendre et me voilà pris dans l’ambre doré de la nuit qui tombe.») L’aquamorphose réalise imaginairement et allusivement la transmutation de l’Œuvre au noir (la materia prima, le noir originel de la nuit et du cadre noir, la conscience individuelle qui se dissout) en Œuvre au blanc (les aquamorphoses où l’eau évoque le vif-argent, le mercure), puis en Œuvre au rouge : l’argent devient or, couleur de la plupart des aquamorphoses. L’aquamorphose entretient avec l’alchimie plus d’un lien : poétique, dans la consonance du phonème [ɔr] qui fait dire que l’aquamorphose produit de l’or ; historique, dans sa relation avec le soleil : Zosime de Panolis, le plus célèbre alchimiste alexandrin, écrit dans ses Instructions à Eusébie, au IVe siècle de notre ère : « Le grand Soleil produit l’Œuvre car c’est par le Soleil que tout s’accomplit ». Le mythique Hermès Trismégiste ne dira pas autre chose dans son codex alchimique la Table d’émeraude : « Complet (achevé, accompli) est ce que j’ai dit de l’Opération du Soleil », Hermès qui fait l’objet d’un toast dans « 34. Toast à Lulu » : « je porte un toast à Hermès psychopompe ! » (34/122). L’expression arabe al-kīmiyā, à l’origine d’« alchimie », contient le substantif kīmiyā, dont l’origine grecque serait χημ́ια, formée sur l’égyptien kam-it ou kem-it, « noir ». « Terre Noire », l’Égypte de Plutarque (Isis et Osiris, chap. XXXIII) , noir des métaux décomposés, noir des couvertures du livre Aquamorfosis, et noir du cadre de chacune des photographies.