43 | / GL / , 2

217

https://www.wikiwand.com/fr/Le_Quart_Livre

Les paroles gelées (celles que je crois voir dans les volutes ectoplasmiques) se dégèlent à leur lecture. « Alors, écrit Rabelais au chap. 56 du Quart Livre, [Pantagruel] nous jeta sur le tillac de pleines poignées gelées ressemblant à des dragées perlées de diverses couleurs. »

218

Tendons l’oreille au / gl /, encore. Outre le / gl / du glyphe, s’entendent d’autres / gl /. Celui, d’abord, de l’étranglement. On a vu (séq. 36) l’étroit nouage des signifiants Christ/Godeleine/Avine/pendaison/guirlande/Vâsuki/deva/asura.

Pièce 50. Chanson d’un voyageur, ©C. Macquet

Le / gl / en contre, c’est celui de l’étranglement. Contre quoi ? La pièce « 46. Les petits éléfants » propose dans l’étranglement une métaphore de la sortie des murs protecteurs et de l’affrontement du réel : les autres, la langue. «  Oui, rue Framery / crachat thérapeutique / ne protégez pas vos artistes / alouette Lulu / Chakrapingpong / laissez-les s’étrangler / laissez-les manquer d’air.  […] ne protégez pas vos artistes / vous leur faites mal en voulant les garder du mal / il faut qu’ils fassent l’épreuve du grand vide / de leur singularité. »

219

Le / gl / de celui qui ne parle pas encore : l’infans, ou le / gl / muet (Dolto évoque « le bruit glottique du sourd-muet », je lis « muait Macquet », 32/112, et bien sûr « muet » Macquet) – allons plus avant : le fœtus en sa grotte, le fœtus et sa glotte, qui entend « les parents qui parlent à l’extérieur » (Dolto, encore). La trace graphique de la grotte, ce peut être la parenthèse dont on a déjà évoqué la force térébrante dans Cri & co. Parenthèse-entonnoir à voix pour le fœtus dans le ventre de sa mère. Unique mention dans Dâh de ce « fœtus »  : « [une jeune fille magnifique] court en direction d’Archibald / « il avait l’apparence de ce qu’il fut en réalité : un fœtus colossal » (Daâh, le premier homme) », 103/353.

Parenthèse-ventre maternel, seuil graphique, membrane, seuil spatial. « Dedans du dehors, dehors du dedans » (Merleau-Ponty). Les parenthèses délimitent un bord mouvant. La mention du roman d’Edmond Haraucourt, Daâh, le premier homme, fait un écho particulièrement troublant à Dâh : proximité sonore et imaginaire.

Archibald est resté le fœtus géant de sa naissance : le temps, semble-t-il, n’a pas eu de prise sur lui, le « premier homme ». Géant adamique, d’avant le logos, ou encore : mythique, qui réapparaît sous le nom de Badjouk dans la case de la magicienne, sur l’île fluviale : «  À l’instant même où la vieille pose sa main sur son genou (elle se tient à présent dans la position dite d’« aisance royale », qui est aussi bien celle du Roi lépreux que des paysans les plus misérables), un flot d’amour submerge la mémoire du colosse. », 94/297. Seuils temporels des verbes : nous sautons du présent « court » au passé « avait » et « fut », référant au temps mythique du « premier homme ». L’épreuve de l’île fluviale va à un moment submerger le colosse d’amour, juste après qu’une parenthèse installe la vieille en reine-paysanne. Puis l’amour intemporel flue, qui lie l’infans et la mère ; c’est la parenthèse ensorcelée de l’île ; de la case ; de l’amnios fluvial et maternel. Archibald échappe au temps, comme Zeus, sauvé par sa mère Rhéa, échappa à la dévoration par son père Chronos. Figure du compossible fœtus-géant, qui condense physiquement toute la vie humaine.

/ rhizome : « Badjouk » sonne presque comme « bad joke » : une mauvaise plaisanterie /

220

Photographie de droite, page 117 de Dâh, ©Macquet

Le / gl / s’entend dans l’ectoglyphe des sélénogrammes (je rapproche les sons / gl / et / gr /des couples « glyphe/grotte » ou « glyphe/gramme » ; dont les phonèmes / g /, / r /, / l / constituent aussi la / guirlande /). L’astre lunaire, dont on a vu les nombreuses implications imaginaires dans Luna Western et Desde Luna Western, s’enrichit dans les Sélénogrammes d’une dimension supplémentaire. Il permet le « commencement du signe », 32/118, écrit (ou transcrit) les yeux fermés, grâce à une source lumineuse extra-terrestre : hors-temps et hors-espace humains. Le cartouche photographique met en scène une écriture qui déborde l’écriture humaine, écrite à la pointe d’ «  un stylet de lune sans relève » – stylet maintenu dans le vide par les forces gravitationnelles – le lecteur de Dâh assurera une relève, à son humaine façon.

221

mutualart.com

Prenons un autre biais, que suggère Dâh : «  implant de luce », 32/117. « Luce » est le mot italien pour « lumière ». La première syllabe se prononce « lou », comme en espagnol : il réactive le « lou » de « clou » , de « Luna » , de « glou  » , de « Loubna », de « Malou », etc. «  [I]mplant de luce » implanté dans l’œil à des fins thérapeutiques : c’est l’amour de la mère pour les fleurs («  elle me souriait dans la véranda matissienne (couleur, fraîcheur, éternité) », 32/118). C’est l’implant du sélénogramme dans le corps imaginaire (photographié) de l’auteur : opération de greffe – aussi appelée ente, d’abord horticole («  elle me racontait l’arrivée prochaine de ses lys de Saint-Joseph », «  la toile cirée, les fruits et légumes imprimés »). La machine à glypher est machine à greffer (enter) les traits de lune, hors langage et dans le corps (hanté), pour la mère disparue et le lecteur présent, pour l’auditeur du texte et le spectateur des photographies. [GREFFE]

222

La pièce 32 répète à six reprises « en cette trente-huitième année de l’incarnation du phosphène de rien avant l’extinction des feux des relais. » La mention biographique de l’âge est faite avec la solennité du nombre ordinal et du démonstratif. Le « phosphène » (« Sensation lumineuse due à une réaction de la rétine sous l’effet d’un agent autre que la lumière (compression externe ou interne du globe oculaire, choc, excitation électrique, etc.) », Cnrtl) est fugace ; perceptible seulement par celui qui le subit. Le phosphène redouble l’écriture des glyphes lumineux, mais dans l’organe-même de la vision : l’œil se regarde voir. L’organe-obstacle devient translucide. De cette vie du dedans, le lecteur ne voit, bien sûr, que la trace écrite : les six répétitions qui scandent le texte et qui concluent au « rien ». Incarner « un phosphène de rien », trente-huit-ans durant, revient à acter l’expérience du vide, sous la loi de l‘éphémère. Résultat : zéro. Je reviendrai sur ce « zéro » dans Dâh. Le froid et mécanique « avant l’extinction des feux des relais » évoque l’absence de relève des signes (c’est le « stylet de lune sans relève », car la sélénographie vient après la disparition de la mère aimée, destinataire première, sans doute, de Dâh). « Extinction des feux » comme rappel de la chaleur maternelle désormais enfuie. Le « phosphène », comme le corps absent-présent de l’ectoplasme, n’a guère d’existence, toujours au bord de sa disparition qu’il faut guetter. Il est à ce titre signifiant effaçable, substituable, ne laisse qu’une trace symbolique (les lettres et sons qui le constituent). Mais les sélénogrammes pourraient bien être le dehors de ce dedans, la brûlure des photons inscrite en creux par saturation de la cellule photographique répondant à la compression du globe oculaire.

223

Je noue les sons / gl / à cette présence en creux, un fil du rasoir entre présence et absence, soit encore l’instant de bascule entre ces deux pôles, qui ne peut être saisi que par la coupe photographique : un instant lumineux (« phosphène […] Comp. de phos- (gr. φ ω ̃ ς « lumière ») et de -phène (gr. φ α ι ́ ν ω « faire briller »), Cnrtl).

Imaginairement, la photographie comme l’écriture réfèrent à ce qui a disparu. Toutes deux sont hantées par le manque (le manque d’être du phosphène de rien, le manque de la chose tuée par le mot qui la dit). / gl / serait alors la marque dans Dâh de la disparition de et dans l’élément liquide, eau ou alcool. Disparition actée dans la pièce 1 : «  il buvait glou-glou-glou (dans la mangrove) », 1/9 ; «  Avine va pouvoir continuer sa route, mais très vite, glou-glou, et même glou-glou-glou, comme vous savez, l’abrasion des grandes (et peu triomphales) solitudes, les sédiments mémoriels floculant dans l’eau de mer, », 101/326. L’onomatopée donne à entendre le personnage en train de boire : surcroît comique, d’autant que le lieu choisi est incongru : mangrove, mer – encore et toujours du liquide. Scène saisie en Patagonie : «  trépidations cheval le sol bouge, l’eau la rivière, glou pierre s’ébroue cheval, triple copulation de libellules, Sierra Colorada », 71/219 : je vois, j’entends, je sens la succession d’instants, de mouvements, de sons, donnés à lire dans leur irruption.

224

Leitmotiv de la disparition par absorption ou engloutissement : naufrage initial de l’Amphitrite (2è épigraphe) ; engloutissement (dans ce passage saisissant où le narrateur enfant explore les ruines d’un ancien monastère : «  j’ai l’impression de pénétrer un rêve englouti, ce rêve n’est pas mon rêve, ça sonne creux au fond de la citerne, il y a tout un monde avant moi, tout un néant sous mes pieds, je suis observé par des yeux crevés, des yeux qui virent fleurir le ciste oublieux et le nerprun subalterne », 10/38 : citerne/creux/monde/néant , chaîne signifiante inquiétante, lourde de menaces cachées, associées à « La cuvette et l’ogive », 10/39-53, « vomit la tête dans la cuvette, moi je dis : ne t’inquiète pas, ça va aller, terrifié-insensible », 7/29, « abattant de cuvette », 29/100, et particulièrement : «  après le film du mardi soir, au fond de la cuvette des WC, je voyais l’annulation de mon centre  » , 32/117. La cuvette (et son siphon) est dangereuse, capable d’« annuler » le « centre » : le réduire à zéro [ZERO].

Catalogue « Henri Michaux, œuvres récentes, 1971 « , galerie PJ

225

Engloutissement du monde sous un déluge : «  ce monde de secours est lui-même englouti au bout d’un moment / déluge / toute la création meurt à nouveau », 108/380. Archibald est sauvé par un étrange deus ex machina («  des mondes superposés / noyés l’un après l’autre / l’histoire commence sur terre / pluies torrentielles / tous les êtres périssent / à l’exception d’Archibald / emporté à l’étage supérieur par une sorte de cylindre métallique (science-fiction) »).

226

Un poème khmer, cité dans les « Extractions (4) », associe l’engloutissement à la souffrance : «  Je souffre, seigneur / je souffre jour et nuit / je souffre à tout moment / je souffre de vivre / au Cambodge / au milieu des éléments déchaînés / englouti dans la mer de pauvreté. », 100/320. Que l’auteur ait choisi de regrouper ces pièces de littérature khmère sous le titre d’« extractions » dit l’opération inverse de l’engloutissement : sauver la jeune fille, la Gitane, la mère. C. Macquet sauve aussi de l’inconnu (au moins pour un lecteur occidental) ces poèmes khmers. Leur choix est délibérément motivé par les résonances qu’ils suscitent avec son propre imaginaire : chant oblique de la souffrance, empêcher l’engloutissement dans l’eau, dans l’oubli.

227

/ gl / du gloussement : «  si tu m’avais appelée doctora, je t’aurais donné quelque chose, oh, excusez-moi, doctora, une petite pièce, s’il vous plaît, doctora, et vous avez donné ? non, même pas (ici, un long gloussement atroce). », 27/83, lorsque le narrateur Je-Archibald-Avine rapporte une scène où trois vieilles « de la bourgeoisie sénile et sale » caquètent. Le gloussement est l’engloutissement de l’amour de l’autre, il dit confusément le refus de l’aumône, l’égoïsme, la jouissance vicieuse, ou encore, dans « 39. Fond d’fût », « le rire-gloussement » amoureux. Dans tous les cas, le gloussement rappelle le cri de la poule : corps moqué, animalisé. Le gloussement est aussi le « bruit d’un liquide ou d’un conduit, d’un contenant » (Cnrtl), soit : un glou glou. Le corps-machine et ses tuyaux alambiqués.