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L’Autre est longtemps désiré dans la culture khmère, où l’on retrouve la guirlande tressée, dont le nouage forcé (trop recherché) fait risquer l’étranglement. C’est étranglée que mourut la « trop brune » Sainte-Godeleine. L’étranglement punit l’excès de brun, c’est-à-dire l’altérité : la belle-mère Iselinde opposée au mariage fut la cause de l’assassinat. Vouloir être autre est un désir mortifère. La suffocation de l’étranglement prend ceux qui, autres, veulent dépasser l’altérité, franchir l’invisible et infranchissable frontière, aller vers le Même. Il est toujours question de langues, ici : de l’organe physique qui permet de parler sa langue, et les langues parlées. Le narrateur, dans la pièce « 52. Traduction », évoque ce passage de frontière périlleux :


Le scatologique est le retour du bren qui obstrue la phonation. Le mauvais chant est bavardage, c’est aussi la logorrhée de Varman-Rosée à laquelle il faut mettre un terme (pièce « 69. Varman-Rosée, un jour je vais t’étrangler »). Cracher des diamants évoque le conte « Les Fées » de Perrault, mais surtout l’imaginaire indo-khmer : le Makara est une créature mythologique, doté d’une trompe d’éléphant, de dents d’alligator et d’une queue de poisson. Il apparaît sur les frontons et linteaux khmers, représenté en train de cracher des pierres précieuses. Qu’un Occidental ayant appris le khmer prétende le chanter, non sans humour, « à merveille », et il s’expose à un châtiment. Ce qui est le sens premier de « traduction » : XIIIes. « blâme, reproche ; peine, châtiment ». Le latin classique et chrétien précise : « traductio « action d’exposer au mépris, censure, blâme, médisance, critique ; peine, châtiment » ». Sens complété par « le lat. class. traductio « traversée, action de faire passer d’un point à un autre » (Cnrtl). La guirlangue khmère ne se laisse pas poser sans risque. Et pose encore et encore la question de la traduction, absolument cruciale dans l’œuvre de C. Macquet. [TRADUIRE]
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Se faire couper la langue, mourir en suffoquant par étranglement, mourir crucifié par asphyxie, partagent la même finalité : la réduction définitive au silence.

Ainsi mourut l’homme Jésus sur la Croix. Ainsi périt la femme Godeleine, étranglée par les valets du mari qui l’a répudiée. Ces supplices éclairent d’un autre jour ce qui est dit d’Avine en langue golem :

Je retrouve le supplice de la pendaison, du nœud passé autour de la gorge, de la corde liée à sa potence. Potence (la crux romaine de Pilate), corde (qui noua les bras du Christ, outre les clous ; les cordages pendants de la Ramasseuse de Tattegrain), et corps crucifié, sont les trois termes de ce condensat, appliqué aux personnages de Dâh. Avine risque ce supplice : pendreAvine à une potence, ou bien l’imagine pour lui-même : Avine en corps conducteur de la souffrance.

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Le mot soudé pendreAvine en langue golem apparaît ici en deux mots (P. 56, p. 187), comme les deux pôles nécessaires pour que l’électricité passe – c’est-à-dire différence de potentiel entre les deux pôles signifiants « pendre » et « Avine », entre les deux pôles sexuels dans le texte : Avine et sa partenaire amoureuse. Avine reste l’un des pôles ; l’autre est celui de la femme qui risque de l’étrangler : « de deux heures du matin à quatre heures du soir, enlacés sous les couvertures, fleurs et serpents, extrêmement belle, porte la mort en elle ». L’amante est femme-fleur et femme-serpent (réminiscence du « Serpent qui danse » baudelairien ? ), ou encore femme-guirlande, dont Avine est aussi, enlacé, l’un des maillons. La « Potence-Ciel » fait surgir la branche verticale de la croix, qui unit symboliquement terre et Ciel transcendant, tout en figurant la distance. Il y a loin de la terre au Ciel, et de l’homme à la femme. La femme-guirlande est ici à l’image de la croix, mortifère : elle porte la mort en elle, et porte à la lettre le poids du mort crucifié. L’amour charnel est une manière de pendaison par suffocation : « potence dans la nuit khmère / je me balance / et les chauves-souris (qui sortent par milliers du Musée national) / me rasent les oreilles ». Scène aux sombres accents gothiques. Je repense surtout à « L’épitaphe de Villon en forme de ballade » : « Excusez-nous, puisque sommes transis, / Envers le fils de la Vierge Marie, / Que sa grâce ne soit pour nous tarie, / Nous préservant de l’infernale foudre. / Nous sommes morts, âme ne nous harie, / Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! »

L’auteur apparaît en pendu « transi » : il a passé la frontière de l’Autre. Mort sexuelle (la petite mort) par le truchement de l’acte de chair, où les corps sont médium éphémère. « Chauffée, traversée, mais jamais conquise » : l’intensité électrique permise par la différence de potence-ciel n’est qu’une traversée, à l’image du désir pour l’Autre, comblé fugacement par le leurre de l’étreinte. Et mort par pendaison. L’ironique constat « A part ça, personne ne fait attention à moi. » de son invisibilité, sauf à n’être que corps pour la potence. Fable grinçante d’une histoire qui se répète : « pendre Avine (pendre Avine) » , chaque mot est rédupliqué, mis entre parenthèse : pris au collet, pendu, invisible, et ça revient. Signe de l’ « éparpillement comique et infini renvoi à la marinade psittaciste » , écrit C. Macquet dans « 76. Exergue à Cri & co ». C’est le rot incongru et métaphysique du « mec qui rote sa race à côté » en leitmotiv lancinant qui clôt chaque paragraphe de la pièce 80 : retour éructé de la langue morte, décomposée d’être répétée, bavarde et « sans os » selon le proverbe khmer. Je reviendrai sur la machine pneumatique de Dâh. [AIR]

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Peut-on suspendre le désir de l’Autre ? Question que le bouddhisme tente de résoudre par la recherche de l’extinction du désir, l’une des causes de douleur universelle. « / Avine demande à être suspendu dans une cage / », (P. 95, p. 303). Avine en oiseau, en animal enfermé à sa demande. La cage protège et enclot. Bestiaire de Dâh : « l’oiseau en cage, les bernard-l’hermite, le coq sauvage et le coq domestique » (P. 7, p. 26). Image fantasmée du corps-ménagerie : « dans ma cage thoracique, à cause de l’élevage de poules blanches, odeur de fiente abandonnée, putréfaction acide, et des mouches, des mouches, petites, noires, collantes » (P. 10, p.49), où la frontière entre dedans et dehors a disparu, où le corps est envahi par l’odeur de putréfaction : corps pourrissant. La cage héberge dans la pièce 94 « un mainate [qui] nasillait une bordée d’injures toutes les dix minutes, ce qui faisait pouffer bruyamment la naine. », p. 294. La langue qui sort de la cage est flux agressif et psittaciste entre dedans et dehors, qui n’est pas sans rappeler l’éructation humaine. Le signifiant cage apparaît dans la pièce 101, je le mets en italiques : « arrivée en août 1994, le Cambodge me sauve, tout de suite, Phnom Penh ressemble à un marécage, est-ce l’effet de la chaleur sur mon sang ? ou l’odeur de pourriture enveloppante ? je retrouve toutes mes forces », p. 328. La pourriture est repassée au dehors, extérieure et roborative. Signifiant ambivalent. Il revient, dans la même pièce 101, lors d’une grave maladie de l’auteur : « la fièvre remonte, impossible de dormir, blocages et songes obsessionnels ».
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Ancrée dans la culture khmère, la guirlande belle et létale se déploie sur la pierre. Je reviens une fois encore à

où ces dieux et démons peuvent être ceux du panthéon indo-khmer. Dans le mythe fondateur du barattage de la mer de Lait, les deva et asura (dieux et démons) sont à l’origine mortels. Ils luttent entre eux pour la maîtrise du monde. Affaiblis, les dieux demandent alors l’aide de Vishnou, protecteur de l’univers, qui leur suggère d’unir leurs forces à celles des démons, afin d’extraire le nectar d’immortalité de la mer de Lait. Le fragment du tympan du Prasat Phnom Da montre une partie des quatre-vingt-huit deva et quatre-vingt-douze asura utiliser le corps du serpent Vâsuki pour mettre en rotation le mont Mandara, posé sur la tortue Kûrma, et ainsi extraire l’ambroisie. Le barattage dure mille ans et donne naissance, entre autres, aux Apsaras, les nymphes célestes.
Le corps du serpent entoure la baratte et la noue, en fait un maillon de la guirlande étrangleuse des deva et des asura. Et, de manière troublante, trouve un écho dans l’étranglement à deux de Sainte-Godeleine. Chaque valet tire sur la corde pour étouffer Godeleine, œuvrant ainsi à sa sanctification. Dans les deux cas, c’est l’immortalité au bout de la corde serpentine.
