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J’ai évoqué ce que clouer signifie dans Dâh (voir « le clou du spectacle | 26 » et « enfoncer le clou | 28 »). J’ai également évoqué l’X (« l’X, approche 9 », « codicille à l’aronde »), signe très motivé dans l’œuvre de C. Macquet. X est lettre devenue mot, et seul mot à avoir la forme de ce qu’il désigne, écrit Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance (1975) au chapitre XV. L’X transubstantié : son tracé graphique figure l’objet concret (« cette figure en X que l’on appelle ‘Croix de Saint-André’, et réunies par une traverse perpendiculaire, l’ensemble s’appelant, tout bonnement, un X » , Perec). X est un analogon, un « autre lui-même », l’« autre » signifiant la relation du symbolique à la réalité physique. Symbole qui échappe en partie au symbolique. X troue alors différemment le texte, qui sinon se troue de ce qu’il est constitué de mots.
Rhizome du X : de l’análogon X à l’anagôgê : je formule l’hypothèse que l’X serait le mot-chose anagogique qui ouvre à une langue universelle, perdue, inconnaissable. Celle d’avant Babel.
Clouer est une opération imaginaire qui s’opère dans le texte par la trouée autre du X. Ce clouage est symbolisation d’une réalité physique (le pied cloué au sol argentin, au prix du sang ; l’expérience, difficile pour l’auteur, de l’immobilisme, de la fiction domestique, du voyage immobile de l’écriture : autant de fictions qui fixent, des fixions).
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Continuons la via X (crucis) ou crucifiction imaginaire dans Dâh. C’est la peau qui est épinglée la première par le clou. La première apparition de la croix a lieu dans la pièce « 29. Avine a perdu toutes ses feuilles ». Je est dans la basilique de Quiapo, à Manille. On y célèbre le culte du Nazaréen noir : cette statue en bois grandeur nature de Jésus de Nazareth portant la Croix du Calvaire est vénérée pour avoir échappé à un incendie sur le navire qui l’apporte du Mexique en 1607, incendie qui donne au bois, clair à l’origine, sa couleur noire. La statue miraculée échappe à d’autres incendies de la basilique (1791 et 1929), aux grands séismes de 1645 et de 1863 ; au bombardement de Manille en 1945. « Basilique de Quiapo, 1992, Nazaréen noir, pénitents progressant vers le chœur à genoux, les rotules tremblent sur la pierre, statue derrière une vitre, ouvertures pour toucher les pieds, les mains, la tête et le bois de la Croix, je caresse sa poitrine avec un mouchoir, un couple d’adolescents à côté, elle, main posée sur les pieds du Christ, lui, main posée sur elle, les yeux clos » (page 91). La caresse de la poitrine du Christ évoque autant le geste érotique que la dévotion du narrateur à une figure féminine : c’est la photographie en gros plan de la statue khmère au sein abîmé qui est insérée deux pages plus loin. La légende de cette photographie – ou du moins, la phrase souscrite qui peut tenir lieu de légende – « Les arbres de Tiergarten sont noirs (Berlin, août 1989). » reste énigmatique si l’on ne la relie pas à la couleur noire de la statue de Jésus, originellement claire, comme l’arbre est originellement vert. Les bords inférieur et droit laissent voir cette couleur noire, pour sursignifier le cadre, trancher entre champ et hors-champ, mais aussi pour laisser les bords restants libres de noir, guidant le regard vers une échappée.

A l’image du Nazaréen noir s’en substitue discrètement une autre, née de la caresse amoureuse. L’X de la Croix réfère à la femme aimée, et particulièrement à sa poitrine comme objet du désir : « à toi, les croix bourgeonnent » (pièce « 31. Toast à Lusine – Quartier « Bangladesh », Noël 2013). Le bourgeonnement des seins-fleurs est un leitmotiv : « tous les objets du monde sont en Stolid-Gum™ / sauf les seins fleuris de Srey Mom. » (pièce « 64. Rimes », p. 200). Sein et croix sont associés : « Pheap de Takéo, la croix dans le défilé de sa gorge, lire dans sa main. » (p. 246) dans une vénération érotique, qui inclut le pays khmer : l’auteur évoque « Notre-Dame du Mékong (la croix rose) » (p. 381), statue de bronze repêchée dans le Mékong par les musulmans Cham et offerte en 2008 aux chrétiens du village d’Arei Ksaych, en face de Phnom Penh, de l’autre côté du Mékong. C’est le lien religieux (« religio ») qui unit Occident et Orient chrétiens.
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La chaîne signifiante Jésus/Croix/noir/sein/éros/main permet le glissement vers Sara, la Vierge noire des Gitans. On sait l’importance de la culture gitane dans Dâh , culture où l’enfant découvre « une petite malheureuse à peau brune […] [qui] vient du camp de Gitans », p.15 : l’enfant se rêve en sauveur de la petite fille, l’auteur se fantasme en sauveur de sa mère ; « la nuit gitane (la nuit sexuelle) », p. 19 ; « Un jour, une bohémienne lut dans la main de Jean qu’il mourrait avant d’atteindre l’âge de cinquante-trois ans »p. 275, « Archibald se souvient de la Gitane sous l’abribus à Bahia Blanca (un duvet très noir sur les bras), et de l’autre Gitane chez le marchand de glaces à Rio Turbio (une excroissance douteuse sur le lobe d’une oreille) »,p. 78 ; ascendance gitane de la mère « – Pour le côté métèque, il faut plutôt se tourner vers son père, Louis, qui faisait parte des « gens du voyage », comme on dit aujourd’hui. » ; « la Gitane Valeria, dix-sept ans, des yeux clairs et des seins inimaginables, vend des voitures avec ses frères et me lit la bonne aventure, triple copulation en lisière du désert », p. 219 ; « Avine enseveli sous le sable, à ma grande surprise la mariée n’est pas une Gitane mais une Chinoise (pourquoi une Chinoise ? et pourquoi cette robe blanche ?) », p. 332 ; « Santiago du Chili, avec mes godillots de chantier, le désir d’Archibald pour cette sombre Gitane qui vend du romarin et des fleurs écarlates à la sauvette, elle se dit mexicaine, me déleste à la régulière de cinq cents pesos, idylle nocturne, elle eût pu me tenir, », p. 349 ; j’ai déjà évoqué la proximité clou/Gitan sur laquelle je reviendrai : « un clou, un surin (mot d’origine gitane) », p. 357 ; « Cap Comorin, station de bus, en partant la petite Gitane me griffe légèrement le bras comme une chatte », p. 360. La figure de la Gitane englobe celle la mère, de la jeune femme khmère, de la Vierge noire, de toute femme à peau brune.

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Sara, la Vierge Noire des Gitans, permet de condenser cet imaginaire amoureux, en occupant une place de choix dans la trinité personnelle de l’auteur. Sara la noire est vénérée aux Saintes-Maries-de-la-Mer, en Camargue. Lors d’une procession, son corps est immergé à moitié dans la mer. L’immersion de la relique est aussi propitiatoire, car la mer Méditerranée est crainte. Nouage supplémentaire avec l’imaginaire maritime de l’auteur, riche du motif du naufrage, de la femme stigmatisée et noyée (les 108 femmes de l’Amphitrite). Le lien vers l’Orient est bien présent : la même immersion rituelle de relique est pratiquée en Inde. C’est Kâli, déesse de la création et de la mort, qui serait à l’origine de Sainte Sara, accréditant l’hypothèse de l’origine indienne des Roms (IXe s.) Sara-la-Kâli, femme à la peau noire, qui écoute le peuple des Roms et le protège, née d’un syncrétisme religieux, est bien présente dans le panthéon imaginaire de l’auteur. Plusieurs pièces la mentionnent : « 38. Je trouve un fil sur le sol » : « La Vierge noire au fond de la crypte » (p. 136) : il s’agit de la cathédrale de Boulogne. La « Vierge nautonière », ou « Notre-Dame de Boulogne », « Notre-Dame du Grand Retour » (de si grande importance dans l’œuvre, j’y reviendrai), sont les noms de la Vierge Marie qui fit une apparition dans le port de Boulogne au 7è siècle. Je me souviens d’une apparition de la mère à l’auteur : elle est à Boulogne, lui est ailleurs : « 32. Sélénogrammes de la solitude Avine » : « on dit qu’il la vit sourire dans la véranda ». Vierge Noire, Vierge Marie et mère de l’auteur se superposent dans cette mariophanie.

La Vierge Noire apparaît aussi dans la pièce « 45. La mort de Spiro California » : « Obtenir que des Gites s’exécutent / puis, avec l’index planté dans la tempe, comme un couteau : notre / Vierge est en train de mourir », « La Vierge a montré sa poitrine. » Montrer sa poitrine : pour séduire, pour donner le sein.
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Quatre photographies font un ostensoir aux seins de Dâh. La première (reproduite plus haut, poinçon 593), est celle du buste de la statue de Kâli Châmundâ, au musée national de Phnom Penh. Kâli Châmundâ est une déesse noire, assimilée à Kâli. Le sein gauche en est abîmé : métaphore du sein incomplet, toujours manquant, que l’on ne peut avoir entièrement. C’est l’objet du désir. La pièce « 33. Citations » commence par les vers de E.T.A. Hoffmann : « « Eulen-Mutter ! Eulen-Mutter ! / Eulen-Mutter hergeflogen ! » (E.T.A. Hoffmann) ». Extrait des « Dernières aventures du chien Berganza », dans les Contes fantastiques d’Hoffmann, qui donne à lire « l’horrible et mystérieuse chanson des sept sorcières » que Berganza chante au narrateur : « Mère aux hiboux ! mère aux hiboux ! / Nous entends-tu ? viens à nous ! » (traduction de Henry Egmont, wikisource.org). Le deuxième photographie de Kâli Châmundâ apparaît au milieu de la page, c’est la chouette sculptée sur le piédestal. C. Macquet met en résonance la chouette, animal nocturne et associée à la sorcellerie, à la mort et à la nuit qui lui est liée, la figure maternelle, dans un appel à la mère. Cette photographie est précédée de deux citations : l’une d’Hoffmann, donc, l’autre d’Areno Yukanthor, petit-fils du roi Norodom Yukanthor (1860-1934, prince khmer) : « Dans les ténèbres subconscientes, une lumière bleue, irréelle, aux poudroiements violacés, éclaire cette scène étrange : une jeune fille […] fait le geste las et long de cueillir un double lys dans l’ombre ». Lassitude de la jeune fille qui cueille un lys [LYS]. La citation finale, souscrite à la photographie, et qui pourrait faire office de légende, est du poète espagnol Federico García Lorca : « Sabes que yo comprendo la carne mínima del mundo ». Il s’agit de la citation du poème « El poeta pide ayuda a la Virgen », (« Le poète demande l’aide de la Vierge »), qui fait partie du recueil Dos normas (Deux normes). Ce vers dit en français « Tu sais que je comprends la chair minimale du monde ». C’est la chair du sein, chair minimale du sein abîmé, incarnation virginale du pas-tout, de l’impossible totalité du sein perdu. Ce savoir est acquis au prix d’une perte terrible pour tous les hommes : celle de l’Un.

La troisième photographie de Kâli Châmundâ est à voir dans une autre pièce de citations, la 68. Elle montre dans la main gauche une tête humaine. Le même dispositif est utilisé que précédemment, et ne varie que dans le nombre de citations qui encadrent la photographie : trois avant, trois après. Bernanos, Gauguin et Ta Mi Chak en khmer d’abord ; Tardieu, Vitrac et Max Jacob enfin. Le rapport au thème du sein apparaît d’abord dans la citation de Gauguin : « Vous trouverez toujours le lait nourricier dans les arts primitifs […] Ayez toujours devant vous les Persans, les Cambodgiens et un peu l’Égyptien. La grosse erreur, c’est le Grec, si beau soit-il. » (Gauguin) ». Le « lait nourricier » est à prendre métaphoriquement : il évoque la question du regard que l’artiste doit porter sur ce qui lui est « étranger ». La culture khmère est « lait nourricier » pour l’auteur, qui répudie la « grosse erreur » du « Grec », du « temple au fronton écroulé » ( Tardieu), au profit de « la baratte, la baratte du laitier » de Vitrac, allusion faite par l’auteur à l’un des mythes principaux de l’hindouisme, l’amritamanthana ou barattage de la mer de lait.

Les citations jettent des ponts dans le temps et dans l’espace. Leur point focal est le sein de Dâh. Comme la cigarette, elles font communiquer les esprits. Citer, c’est fumer.
La dernière photographie de Kâli Châmundâ ouvre la pièce « 76. Exergue à Cri & co ». On y voit la statue en plongée, la pierre abîmée du sein gauche et du visage. Elle introduit au texte d’une Lettre à Vincent (extrait) – non inséré dans l’édition de 2008, qui s’achève ainsi :

Lettre sombre en ce qu’elle est marquée du sceau de l’impossible. Impossible chant lazaréen, impossible représentation du vide intérieur, impossible deuil de « toute en-allée ». Le chant rature le vomissement, le retournement du dedans vers le dehors, quand le texte poétique tient plus de la régurgitation que de la mélodie. « Gobé le bout » du sein, quoi après ?
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Je reviens à la citation de Lorca du poème « El poeta pide ayuda a la Virgen » pour en citer les premiers vers :
« Pido a la divina Madre de Dios,
Reina celeste de todo lo criado,
me dé la pura luz de los animalitos
que tienen una sola letra en su vocabulario.
Animales sin alma. Simples formas. »
Je traduis :
« Je demande à la divine Mère de Dieu / Reine céleste de toute la création, / qu’elle me donne la lumière pure des petits animaux / qui n’ont qu’une seule lettre dans leur vocabulaire. / Animaux sans âme. Formes simples. «
Je ne peux manquer de relever ici la « seule lettre du vocabulaire » des petits animaux. La rogation pour une langue divine d’avant Babel confirme mon hypothèse « rhizome de X » : X est la seule lettre-mot de la langue pré-babélienne.
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On a vu que la Charité romaine de Cimon et Pero (peau brune, claquemur | 31) était réinvestie au profit d’un nouvel ordre symbolique, excluant de fait le père comme tiers, superposant terme à terme une relation fils-mère et père-fille. Le tiers exclu est remplacé par l’esprit, objet de foi : « moi seul ici, elle là-bas sans téléphoner, télépathie, les histoires d’être, le début de la Grosse Adèle, interroger la véranda, la nuit, la mort de l’écriture, qu’elle m’apparaisse, tout ça lié au terrible retour de R. (le chat mort, le sourire déformé), je me concentre, je suis un sauvage (je crois en la toute-puissance de l’esprit) », p. 45. La toute-puissance de l’esprit permet la communication télépathique entre l’auteur et sa mère, voire en permettrait l’apparition. L’environnement devient interprétable : « interroger la véranda », par la vertu de « la chaleur-télépathie / de distance en distance / elle me racontait l’arrivée prochaine de ses lys de Saint-Joseph / elle me souriait dans la véranda matissienne (couleur, fraîcheur, éternité) », p. 118. L’esprit permet de communiquer à distance et hors du temps, c’est un lien qui lie longtemps le fils à sa mère : « mais ce curé / il fait une chaleur à crever / ce curé, messieurs-dames / c’est papa et les extases du fils en souffrance / c’est pan-pan / c’est cul-cul / jamais X ne fut moins (…) ni plus (…) / je le jure / sans raccords mystérieux / mais la télépathie / oh, la télépathie / bien avant la disparition de X / », p. 256, et cette mariophanie relatée dans la pièce « 32. Sélénogrammes de la solitude Avine » : « on dit qu’il la vit sourire dans la véranda ». C’est ici l’Esprit qui le cède à l’esprit. Le lien vertical et mystique entre Dieu et son Fils est moqué pour l’infantilisme dont témoigne « ce curé » ; l’auteur évoque à rebours le lien horizontal qui a exclu la figure paternelle, divine ou pas. Lien si essentiel qu’il pose la question du centre et de l’éloignement du centre : « marcher, penser, peut-on partir sans relation télépathique avec un centre ? » p. 78. Le centre n’est pas un lieu, c’est la mère aimante et aimée. [CENTRE]