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/Rhizome nocturne : j’ai rêvé de l’auteur C. M. en habits noirs. Je suis entré dans la nuit khmère./
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Qu’en est-il de ces lieux visités, innombrables ? (j’en ai commencé la recension, finalement abandonnée, car elle ne dirait rien d’autre qu’une multiplicité géographique, un emballement cinétique et ses à-coups ; une liste forcément toujours incomplète ; je ne ferais rien d’autre que mimer, immobile, des trajectoires qui certes portent nom propre, mais dont le listage laborieux n’aboutirait qu’à la reconnaissance d’un manque : le nom qui manque, le lieu qui n’est pas recensé, le lieu traversé puis oublié, le lieu qui n’a pas reçu de nom). « Qu’en est-il, de ces lieux ? » revient alors à poser la question d’un savoir. L’errance de l’auteur est source de savoirs : linguistique, humain, culturel, politique, anthropologique, philosophique, ontologique…liste, là encore, non exhaustive. Indéniablement, Dâh en porte témoignage. L’errance cessera pourtant un jour. Pourquoi ? Est-ce parce que le voyageur saura enfin ? Ou aura-t-il su dès l’abord que la fièvre de l’ailleurs, la recherche de l’île mystérieuse, celle qui toujours se déplace, ne lui procurerait rien qu’il ne sût (sue) déjà ?
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Le voyage dont il s’agit est celui des signifiants portés et traversés par le corps en déplacement. Autant de toponymes, de noms et de prénoms, de langues, autant de signifiants. Le frottement de Macquet aux signifiants autres, c’est-à-dire de tout ce qui n’est pas lui – quelle odyssée. Et, de préférence, des signifiants qui glissent loin, de l’autre côté : Philippines, Cambodge. Et cætera.
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Un corps qui voyage, et doté d’une langue, va recevoir l’empreinte de tout ce qui n’est pas lui, Macquet. Parfois à son corps défendant, c’est-à-dire toutes les fois où l’auteur a mis en danger sa personne physique, nombreux sont les échos dans Dâh des périls rencontrés, comme il advient pour tout voyageur hors des sentiers battus (« il y a dix jours, à quatre heures du matin, bien luné (je pensais à Luna), longues enjambées sur le chemin retour, Avine s’empale le pied gauche sur une baguette métallique rouillée, dû retirer ça à la main en serrant les dents, un mal de chien, du sang partout, le lendemain piqûre antitétanique et antibios« , p. 166 ; « première douche après avoir été cloué au lit plusieurs jours par la dengue » , p. 50 ; « près de la frontière avec la Bolivie, environ trois mille mètres d’altitude, mal des hauteurs, l’impression de n’avoir plus qu’un demi-poumon, jambes lourdes, marcher coton » , p. 89 ; « Alcool, anonymat, tabac, maladie et mort.« , p. 157).
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Tout ce qui n’est pas lui, Macquet : l’Autre. Dans « Le savoir et la vérité » (Séminaire XX, Encore), Jacques Lacan pointe ce qu’il en est du prix du savoir cherché : « Le statut du savoir implique comme tel qu’il y en a déjà un, du savoir, et dans l’Autre, et qu’il est à prendre. C’est pourquoi il est fait d’apprendre. Le sujet résulte de ce qu’il doive être appris, ce savoir, et même mis à prix, c’est-à-dire que c’est son coût qui l’évalue, non pas comme d’échange, mais comme d’usage. Le savoir vaut juste autant qu’il coûte, beau-coût, de ce qu’il faille y mettre de sa peau, de ce qu’il soit difficile, difficile de quoi ? – moins de l’acquérir que d’en jouir. »
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J’écrivais (séq. 16) qu’il revient à l’écrivain de battre monnaie nouvelle. Image suggérée en partie par la métaphore du trébuchet, cette balance de précision qui permet de vérifier le poids de la monnaie. Le CNRTL définit la monnaie comme « pièce d’alliage ou de métal de titre, forme et poids caractéristiques, frappée sur l’avers et le revers d’une empreinte particulière, et garantie par l’autorité d’émission comme moyen légal d’échange, de paiement et d’épargne. », et comme « avers et revers, empreinte particulière, garantie par l’autorité d’émission ». L’autorité d’émission, c’est évidemment l’auteur, l’auctor, qui engage son existence, « de ce qu’il faille y mettre de sa peau », dit Lacan, dans l’écriture des livres. Il garantit donc ainsi la valeur de sa monnaie, la lettre de Dâh, par ce qui coûte « beau-coût », sa vie.
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Ecrire-errer, c’est tout un. L’un permet l’autre, qui permet l’un. Dâh, traversée de la nuit khmère, est l’impossible fusion perdue avec le sein maternel. La pièce 1 tresse un brin de la guirlande en italiques :

et annonce ce vers quoi tend l’écriture de l’écrivain, du « sujet Macquet » : un vœu esthétique, un vœu monastique, un vœu charnel, un vœu ontologique. Deux vœux érigés en absolus. Il faudrait ici y aller voir : je m’engage et témoigne en lecteur de la beauté de Dâh. De la pauvreté, les éclats autobiographiques distillés (au sens chimique du terme) y font droit. La maladie est un leitmotiv de Dâh (maladies de la mère, maladies de l’auteur, maladies des proches). De mort enfin, il ne cesse d’être question, dès lors qu’il s’agit d’écrire et donc d’être, et donc d’être-pour-la-mort.

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L’Autre, c’est tout cela ; c’est aussi la « zone de balancement des marées » de l’imaginaire maritime en vers pair (alexandrin) que j’ai commencé à explorer : Boulogne, la falaise, le naufrage, qui se déploie encore dans le brin de la strophe suivante :

La balancement né du rythme pair (quatre vers), du décasyllabe « matériaux côtiers brassés par les vagues », de ce que rejette la mer [RAMASSEUSE D’EPAVES] (et la mère, poinçon 564). La quatrain est nouage : écriture poétique qui distille le vin de l’ivresse (littérale, celle du corps-athanor) pour accéder à une nouvelle forme : « esprit-de-vin » ; sur le même plan que l’« esprit-de-sein », la forme la plus spiritualisée du sein soumis à distillation, c’est-à-dire absorbé puis restitué en spiritueux ; l’« esprit-de-rien » souligne l’inanité de l’entreprise, mais qui ne peut pas ne pas être tentée au prétexte du rien : elle est nécessaire au titre de « ce qui ne cesse pas de s’écrire » (Lacan) ; l’« esprit-de-revient » inscrit ici la dimension spectrale de Dâh : l’esprit qui revient, marqué du R, RE, RA (séq. 19) de l’âme en peine. Errera ce qui ne cesse de s’écrire et de se répéter (et récrire ) : errécrire pour aller chercher un savoir dans l’Autre et en payer le prix, « y mettre de sa peau ».
