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La langue elle-même m’exonère de la nécessité à être dans Dâh. Je tente une mise en perce de ses alcools nocturnes.
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J’ai à l’esprit l’expérience du mur à Na’in. Face à Dâh comme l’auteur face au mur. L’auteur tente, à travers photographie et écriture poétique, de rendre compte de l’immontrable. C’est le glissement des instances narratives (Je, Archibald, Avine) qui, en multipliant les points de saisie, permet de rendre sensible cette sortie du réel. Ce glissement est coulée fluide, il m’évoque l’écoulement universel dans la pensée indienne (sar : couler) à l’œuvre dans ces avatars ou « personnages », faisant du moi une « position d’équilibre » (Michaux) abandonnée au profit d’une autre, selon un impératif ontologique et esthétique : Avine ne peut pas proférer ce que profère Archibald, ou Je, ou Varman-Rosée. Nous sommes bien loin du moi occidental (« moi, phonation obscène » , dit Varman-Rosée dans la pièce 69, p. 209). [ANTI-MOI] Mon expérience de lecteur est de tenter de lire finement (c’est-à-dire : de pouvoir suivre ad unguem le texte), tenter de vivre le Na’in et l’Irkoutsk d’un lecteur. Etre sensible au grain de ces voix, aux « granulats » du texte. A la fluidité de l’écoulement des vers et des phrases répond mon exploration en archipels, attachée aussi au « Réseau racinaire (le terreau mystique) » de l’œuvre (pièce « 75. Notes » ). J’ai tenté une exploration racinaire dans les dernières pages d’Archéologies ferroviaires.

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« Viande crue », pièce 56, éclairante sur le « personnage » : « D’abord une sorte de personnage, à droite, comment dire, pas vraiment perceptible, mais qui circonscrit (peut-être) le non-perceptible et qui me permet, par en dessous, de dérouler quelque chose qui ne soit pas encore de l’ordre du rêve, mais qui n’est déjà plus cette nébuleuse hostile, cette affreuse marinade d’avant les signes, quelques secondes plus tard, surgit un autre personnage, à gauche, plus perceptible, parfois reconnaissable même, mais pas longtemps, et ne laissant aucun souvenir, c’est l’ordonnateur de tout ce qui apparaît (y compris le
premier personnage), mais on se rend compte assez vite qu’il ordonne mal (volontairement). » L’ordonnateur maladroit des apparitions, leur cause première, et cause d’elle-même. Principe de l’incréé. Cosmogonie de la ténuité. Le personnage est liminaire, entre apparition et disparition.
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« L’auteur » est la création du personnage Varman-Rosée : « rencontre avec le dinosaure Varman-Rosée, il prétend qu’il est polonais, il sent la primevère et les catacombes, il a composé tout un opéra dans sa tête, tu seras mon unique personnage, dit-il » (pièce « 10. Le Boléro de Ravel » ). Ce Varman-Rosée lui a si bien échappé que l’auteur lui doit son existence. L’instance narrative Varman-Rosée est proliférante et devient conseillère littéraire pour l’œuvre dans laquelle elle est elle-même contenue ( « Il faut un personnage de sorcière dans votre conte, s’écrie Varman-Rosée, pourquoi pas la voisine recluse dont vous m’avez parlé ? a-t-elle eu des enfants ? qu’a-t-elle fait de ses enfants ? qu’a-t-elle fait de ses hommes ? n’est-elle qu’une féminité méchamment triomphante ? intéressant si l’on introduit un personnage masculin aussi fort, pour rétablir l’équilibre » , p. 77). Rire de – à la Borges ( » « Borges a un faux air de Fernandel » (Varman-Rosée) » , p. 45. L’auteur est un personnage (« Archibald ») qui quitte une femme (une femme le quitte) : « je l’accompagne jusqu’au terminal routier en portant ses bagages, Archibald reste à Villa Unión […] je n’oublierai jamais cette inconnue qui agitait les bras dans le bus pour me dire au revoir, c’est presque fini, je le sais, elle le sait, je n’oublierai jamais ce pesant personnage qui rejoignit son hôtel dans le demi-jour, avec ses talonnettes, son double-menton, sa barbe d’une semaine et sa veste de cuir défraîchie. » (p. 335) Récit peut-être autobiographique, fictionnalisé et diffracté en « Je », en « personnage », en « Archibald », et à chacun sa tâche : le Je se souvient, écrit ; Archibald est l’homme qui reste ; le « pesant personnage » est un personnage métaphysique, assez abstrait pour souligner les contours de la tristesse, de la fin de l’amour, de la pesanteur de vivre.
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Les personnages de Dâh sont des « effets-personnages » (Philippe Hamon), ce sont des effets de signifiants. Ils doivent autant à l’écrivain qu’à ses lecteurs : disséminés dans le corps du texte à chaque fois que l’auteur désire faire signe, ils me hèlent de la façon la plus originale dans Dâh. Ils sont labiles, condensent les sens et les déchargent, réinforment le relais suivant.

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Ils ne masquent pas à proprement parler « l’auteur », qui est mis en scène comme personnage. L’instance narrative est diffractée, disséminée. Je, Archibald, Avine (et d’autres), sont en constante désignification/resignification. Cette fluidité de l’effet-personnage sur le lecteur (de même qu’il y aurait un « effet-auteur » induit/déduit de l’effet-personnage) fait trembler les lignes habituelles, dont celles de la distinction entre autobiographie (admise comme non fictionnelle) et fiction. Rabelais fait de Gargantua un géant ou un homme de taille normale, selon les besoins du propos. C. Macquet installe des instances protéiformes, qui changeront de nom propre dans une même phrase, feront varier de point de vue (le Je de la première personne, interne ; le « pesant personnage » décrit en point de vue externe ; le tout régi par un point de vue omniscient jouant des temps verbaux (présent d’énonciation : « je l’accompagne jusqu’au terminal routier », futur envisagé depuis le temps de l’écriture : « je n’oublierai jamais », temps du passé installant le récit : « ce pesant personnage qui rejoignit » ). Ces variations installent des régimes différents pour le lecteur. Qui dit quoi, quand ? Qui croire ? [REGIMES TEXTUELS] Cela ne contribue pas peu au plaisir de lire Dâh.