
475. Avant-hier, expérience du vide, quand je réalise que j’ai perdu la dernière version de mon manuscrit Algérie, suite à d’incompréhensibles problèmes de fichiers propriétaires Scrivener, d’une rupture dans la synchronisation du logiciel vers le cloud. Des heures d’affres. En fin de journée, je parviens à récupérer le dernier état du manuscrit. Pas aussi rocambolesque que les manuscrits de Céline, retrouvés et édités. Mais assez d’angoisse pour mesurer ce que peut être la perte d’un travail d’un an et demi. Les bras m’en étaient tombés de penser à cette perte, qui m’a fragilisé au-delà du raisonnable. Ce texte me travaille constamment, bien sûr. Il s’enrichit imperceptiblement de lignes, voire de paragraphes quand je suis en grâce (rarissimement). J’ai malgré tout fait une impression papier. Bref : tout texte est dépendant de contingences extérieures (Malcolm Lowry a dû réécrire l’intégralité de Au-dessous du volcan, suite à la perte du manuscrit ; les exemples sont légion), qu’il s’agisse de papier ou de fichier numérique. Multiplier les sauvegardes ne m’a pas aidé, car le problème venait du fait que Scrivener, avec ses fichiers propriétaires, ne peut rouvrir un projet existant qu’à la condition de pouvoir suivre le même chemin ; or j’avais déjà rapatrié mes dossiers, dont A. ; j’avais effacé l’appli PC de Hubic (service cloud), qui seule garantissait un fonctionnement normal ; je ne retrouvais plus ladite appli, car Hubic baisse le rideau. Mais grâce à l’hypermnésique Internet, j’ai retrouvé l’appli, réinstallé statu quo ante bellum, pour enfin pouvoir rouvrir, dans un indicible soulagement, le manuscrit « perdu ». Moment idoine pour (re)lire Inhibition, symptôme et angoisse de Freud, sur l’angoisse de séparation et de perte d’objet.

476. Lu le Journal intime d’un marchand de canon de Philippe Vasset. Plongée dans le monde sans glamour des marchands d’armes. Mais surtout, 1/ le rapport du personnage (un narrateur en marchand d’armes vraisemblable, qui gravit peu à peu les échelons) à son propre imaginaire, nourri de romans d’espionnage. Le narrateur vit en constant déphasage entre sa propre réalité, très souvent ennuyeuse, et ce qu’il a fantasmé du « métier » de marchand d’armes. 2/ il forme un projet de livre (qui est peut-être le livre en train de s‘écrire, sans que cela soit posé comme tel) dans lequel il a consigné sa vie rêvée, et attend l’édition de son manuscrit. Il rencontre les éditeurs qui lui proposent une couverture criarde et aguicheuse, à la manière des SAS par exemple. Son livre va devenir une « fiction outrée aux péripéties toc ». Le narrateur-écrivain renonce à se faire publier et s’enferme pour polir son œuvre. Ainsi, la fiction rêvée n’est publiable qu’à la condition d’être récupérée par l’industrie du livre grand public. Il y a donc fiction et fiction. Vasset semble opposer les deux (celle d’un style bas, l’autre d’un style haut) ; le lecteur peut penser que ce qu’il vient de lire est l’une de ces fictions. Je reviens à l’« avertissement » du livre : malgré ce parti pris de véracité, cette série [dont fait partie le Journal] n’est pas une enquête journalistique : celui qui dit « je » dans les pages qui vont suivre, s’il énonce des faits véridiques, n’existe pas. Ses agissements, sa carrière et son emploi du temps, bien que parfaitement vraisemblables, ont été inventés pour ménager un point de vue interne dans un système mondial habituellement appréhendé de l’extérieur. On lit donc bien un roman, bien informé, solidement ancré dans la réalité des coulisses géopolitiques amorales ; une fiction qui entre en friction avec la réalité donc. Voilà qui répond à l ‘intention de Philippe Vasset, au début de son « avertissement » : à l’origine du projet, l’écart sans cesse grandissant entre les fictions dont on nous abreuve ad nauseam et un réel presque invisible, comme relégué à la périphérie du champ de vision. Vasset use donc du dispositif romanesque fictionnel pour sonder l’invisible du « réel globalisé ». Une fiction épurée, réduite finalement au nécessaire artifice du narrateur-personnage, comme un coin qui soulève le feuil des apparences, faites de « la même matière molle, douceâtre, envahissante, [des] romans, (…) sitcoms et [des] blockbusters (…) [qui] ne suscitent plus qu’un désir réflexe, presque inconscient, semblable à celui de la salivation activée par l’odeur des frites et du hamburger encore chaud. » La comparaison de la fiction molle à la junk food est on ne peut plus explicite.