
471. Recherches vite bouclées sur la pierre de peste. Peu de choses en ligne. Je continue le projet de Géomancies, autre mode d’appréhension de ce qui cogne (le réel). Poursuis aussi le recensement des déformations, variations, inventions faites indépendamment de moi sur mes prénom et nom. En pleine lecture de LTI, Lingua Tertii Imperii du philosophe allemand Viktor Klemperer, qui étudie en philologue la contamination de la langue allemande par le poison nazi.

472. Achevé Un soleil sans espoir de Kent Anderson (Green sun, 2018, traduction d’Elsa Maggion. Grand prix de la littérature policière 2019), dernier livre de la trilogie consacrée au personnage de Hanson, qui, à 38 ans, travaille dans la police d’Oakland, comme Kent Anderson. Nous sommes en 1983.

Article de Macha Séry dans Le Monde du 29/11/18 :
« Unique rescapé d’une unité spécialisée dans les missions d’infiltration en territoire Viêt-Cong, c’est un solitaire porté sur les livres, la tequila et l’observation des oiseaux, un spécimen progressiste au sein d’une police méprisant toujours les Noirs et les pauvres et d’abord préoccupée de statistiques. Quel que soit le motif, Hanson répond aux sollicitations du central : pillages, rixes, violences domestiques, vieillards incapables de se rappeler où est garée leur voiture, forcenés retranchés dans leur cave… Il n’élude aucune confrontation. Pas même dans un cimetière, en compagnie d’un mafieux.
Voilà le singulier pedigree que Kent Anderson a offert à la littérature policière : un îlotier humaniste, conjuguant la placidité du samouraï avec la violence d’un tueur de sang-froid. « Il se fiche de vivre ou de mourir. La plupart des gens le lisent dans ses yeux et se ravisent, hésitent, tentent de s’expliquer. Quant à ceux qui ne le voient pas, il a survécu si longtemps quand d’autres sont morts que sa réaction à la menace est instinctive, plus rapide que la pensée. Cette force de vie dépasse sa volonté. Certaines nuits, il sait qu’on ne peut pas le tuer. Il craint de vivre pour toujours. » […]
Le style de Kent Anderson se caractérise par son art de la coupe – à mots comptés – mais aussi de la découpe, par sa façon très maîtrisée de faire avancer le récit à l’aide d’échantillons du quotidien, saynètes croquées dans le vif de l’action ou de l’inaction – durant le sommeil. Au fil des mois se succèdent des récits d’interventions et de rêves du protagoniste. « Hanson dort », répète épisodiquement l’auteur, qui fait alors basculer le lecteur dans d’autres espace-temps : les collines du Vietnam nappées de phosphore blanc ou la ville d’Oakland telle qu’il la découvre, nimbée d’une fantasy proche de Lewis Carroll. Comme lorsque ce lapin noir dévisage Hanson avec la perplexité d’un oracle, ou qu’apparaît ce sosie de Ray Charles, tenant une étrange boutique de minéraux.
« Creusez le sol et vous me trouverez, écartez les eaux et je serai là. Ouvert. » Le minéralogiste ne ment pas : il surgit à point nommé pour conter une brève histoire du monde en quelques fossiles. Le titre français de Green Sun, lui, n’est pas tout à fait juste. Il y a, en effet, des trouées d’espoir dans ce roman terriblement humain. Des attaches qui se nouent, l’ébauche d’un foyer. Un répit, qui sait ? »

473. Retour sur le titre Green sun : le soleil vert de la téquila que Hanson boit pour affronter les démons du Viêt Nam. Le soleil vert des drogues qui déferlent dans les quartiers défavorisés où il patrouille la nuit, luttant pied à pied contre la violence. Le titre français, Un soleil sans espoir, ne rend pas justice au roman, comme le souligne la journaliste. Espoir il y a : fragile, mais présent, par touches successives. Ainsi du lien qui unit Hanson et Weegee, Hanson et Libya, une jeune femme battue qu’il a secourue. Espoir du combat quotidien contre le racisme antinoir. Hanson arpente l’envers du monde. « Un bref instant, Hanson considéra le plan d’Oakland ouvert sur le siège passager comme un atlas de cartes du XIVe siècle. Ici s’arrête le monde connu. Toutes les pages étaient vierges. » Ce personnage n’a guère d’équivalent ; diplômé de l’université en littérature anglaise, vétéran, enseignant, flic…fantôme parfois, qui côtoie les apparitions d’un lapin noir halluciné (qu’on dirait échappé d’Alice in Wonderland, version trash), ou de trois chiens dans la nuit, qui rappellent Chiens de la nuit à Portland. Je repense à Cormac Mc Carthy et au roman The Road/La route (2006), où « l’homme » et « le petit » avancent dans un monde ravagé, obscurci par un cataclysme, vers le sud. Monde de violence, où l’amour et la transmission des valeurs du père au fils constituent le seul espoir.

Non loin, les romans de James Ellroy, qui explorent la noirceur de la société américaine (trilogie des Lloyd Hopkins ; Le quatuor de LA, années 40-50, etc.). S’il est moins prolixe, Kent Anderson est de ceux-là.

474. Lu les Notes sur le cinématographe de Robert Bresson (Gallimard 1975), chiné ce matin.

Distinction cinématographe/cinéma. Le cinématographe est une « écriture avec des images en mouvement et des sons », le cinéma est « reproduction photographique d’un spectacle » d’acteurs jouant la comédie. Celui-là est création, par des mises en rapports d’images et de sons, c’est une recomposition. Bresson parle de « modèles » pour le cinématographe, là où le cinéma évoque des « acteurs ». Le « modèle » est « ce que tu fais connaître de toi par coïncidence avec lui ». Bresson s’oppose au « star system », ainsi qu’à la forme bâtarde qu’est le cinéma par rapport au théâtre : du théâtre filmé. Et 139 pages de notes prises, de fulgurances, d’aphorismes, sur le modèle, la voix, le réel, le montage, le son.

En lisant ce livre, je repense aux films de Bresson que j’ai vus, je saisis mieux ce qui fait qu’un film de Bresson est immédiatement identifiable, par ce qu’il bouscule les codes du spectateur, le mettant face à un évènement étrange, pour créer ce flottement qui naît devant l’étrangeté. Flottement vite dépassé : je suis vite absorbé par cet inattendu d’images et de sons nécessaires, loin de « l’intelligence qui complique tout ». Je suis subjugué par ces notes. Je les pense aussi en tant que « littérateur » (Bresson évoque à plusieurs reprises les différences entre celui qui fait du cinématographe et les autres artistes), et suis frappé de leur caractère universel : tout simplement parce qu’il pense en créateur rigoureux, exigeant, précis. Et qu’il regarde d’un œil nouveau la question de la représentation de la réalité. Le cinématographe ne représente pas, n’utilise pas d’acteur, de metteur en scène. Pas de rôle. Pas de paraître. Bresson ne s’occupe que d’être (cela suffit à une vie) et de vrai, que l’on reconnaît « à son efficacité, à sa puissance ». Rôle essentiel accordé aux mouvements « automatiques », car « les 9/10è de nos mouvements obéissent à l’habitude et à l’automatisme ». Ne pas « penser », ne pas avoir d’« intentions » : consignes données aux modèles « lâchés au milieu des événements de ton film, leurs rapports avec les personnes et les objets autour d’eux seront justes, parce qu’ils ne seront pas pensés. » Poétique intransigeante, qui a trouvé ses moyens pour échapper à la représentation, aux éternels débats de la mimèsis en art. « La beauté de ton film ne sera pas dans les images (cartepostalisme) mais dans l’ineffable qu’elles dégageront. » Le cinématographe de Bresson remet en cause un système de représentation de la réalité, reposant sur le retour des mêmes figures d’acteurs jouant une comédie.
Le cinéma est « entre deux chaises. Il ne peut sublimer ni la technique (photographique), ni les acteurs (qu’il imite comme ils sont). Pas absolument réaliste parce qu’il est théâtral et conventionnel. Pas absolument théâtral et conventionnel parce qu’il est réaliste. »