19 et 20 avril 22

469. L’espace-temps de l’écriture est fait de traversées : celles du silence, celles des autres, des lectures, des empêchements, des fatigues, des bonnes et des mauvaises nouvelles, des malaises. Des combien-de-fois-je-ne-suis-plus-moi, ou bien encore, de ces déséquilibres mêmes. Le manuscrit s’écrit souterrainement, de manière cryptique (tout ce qui en moi fait soudain masse et devient mot). Je peine sur l’avers, et le revers me débusque soudain, à la faveur d’un éblouissement, d’une idée surgissant. Salins après évaporation de l’eau : je suis saunier, et racle, et racle.

« GrossStadt by Otto Dix«  by Bob Ramsak is marked with CC BY-NC-ND 2.0.

470. Évasion grâce à Metropolis de Philip Kerr (publication en 2019 en Angleterre, 2020 pour la traduction de Jean Esch, au Seuil). Je vois le romancier à l’œuvre, s’emparant d’une dizaine de personnages historiques (entre autres, Thea von Harbou, scénariste allemande mariée à Fritz Lang ; elle a écrit le roman éponyme, et le scénario des Dr Mabuse, Metropolis et M le Maudit) et de quelques lieux (Berlin, principale protagoniste), le Sing Sing Club, fermé par les nazis en 1933, la morgue de Berlin, qui exposait pendant trois semaines des cadavres anonymes à des fins d’identification par le public). L’enquête de police menée par Bernie Gunther suit les errements et rebondissements vraisemblables d’une enquête « réelle ». La documentation réaliste est extrêmement précise, qu’il s’agisse des us et coutumes berlinois, des milieux interlopes, des bas-fonds, du prolétariat, des véhicules la BMW Dixi), les intérieurs de style Biedermeier, Kurt Weil, Otto Dix, etc. C’est ce qui m’avait aussi captivé dans les précédents romans (je crois avoir presque tout lu de Philip Kerr). Philip Kerr (1956-2018, mort à 62 ans du crabe) a d’ailleurs été récompensé par l’Ellis Peters Historical Dagger de la Crimes Writer’s Association en 2009, entre autres prix. Metropolis est le roman des bas-fonds, de Berlin la noire, la « débauchée », selon les tenants de la tabula rasa nazie (Berlin noir est le sous-titre de la Trilogie berlinoise).

La référence au film de Fritz Lang est explicite à travers le personnage féminin de la scénariste Thea von Harbou (qui virera nazie en 33). On explore avec le personnage de Bernie le monde de la Kripo, la police criminelle de Berlin. On croise les autres polices (Ordnung et Schutzpolizei). Saveur de l’allemand cité en V.O. (Kerr a étudié la philosophie en Allemagne) ainsi que du français. On retrouve donc Bernie Gunther à ses débuts, qui quitte les mœurs pour la Kripo, et qui va tenter de résoudre le quadruple assassinat de prostituées, puis le meurtre de vétérans de guerre handicapés. Toutes cibles du nazisme montant : Gunther est la loupe qui scrute les victimes désignées par le nazisme. Roman réaliste et noir, miroir tendu au Zeitgeist berlinois.

On croise aussi le tristement célèbre Arthur Nebe, entré dans la police berlinoise en 1920, où il créera en 1932 le cercle d’études national-socialiste. L’année précédente, il était devenu membre du NDSAP et de la SS. J’ai retrouvé à la lecture l’ambiance de M le Maudit (Eine Stadt sucht einen Mörder / Une ville cherche un meurtrier), sortie en 1931. Dans le film, les victimes sont des enfants ; dans le roman, des prostituées et des vétérans handicapés. Points communs : la montée du nazisme, le milieu social ouvrier, un tueur en série ; nuances : Kerr pointe la folie meurtrière de l’idéologie de la « pureté » qui veut nettoyer la ville ; son personnage devra s’asseoir sur ses principes moraux pour ne pas ébranler la Kripo et par effet domino le gouvernement en place de la République de Weimar. Des scènes de lynchages dans les deux œuvres, suscitant les mêmes interrogations sur le droit à faire justice soi-même, sur la peine de mort. Mais enfin, le titre est bien Metropolis. Le film est sorti en 1927. Il est composé de trois actes (Auftakt, Zwischenspiel, Furioso), structure reprise par Kerr (Les femmes, Déclin, Sexualité), avec en exergue à la 3è partie la définition de « triptyque », manière d’enfoncer le clou pour les lecteurs inattentifs. Les croisements sont nombreux. L’opposition ville haute/ville basse, richesse/pauvreté, apparaît clairement dans le roman (bas-fonds/beaux quartiers, classe dirigeante/prolétariat de la République de Weimar).

La métaphore de la « machine M » qui tue les travailleurs, hallucinée en Moloch par Freder, est déclinable dans le monogramme M : le Moloch, c’est aussi la ville, la Metropolis ; c’est aussi le tueur en série de M le maudit. Tout cela irrigue le roman de Kerr, qui porte un regard critique sur la ville allemande sous le joug nazi (cf. La trilogie berlinoise : L’Été de cristal, 1993, La Pâle figure, 1994, Un requiem allemand, 1995). On retrouve le triptyque que Kerr affectionne (influence hégélienne ?), avec les trois actes : montée du nazisme, vie pendant la guerre, après la défaite).

Je repense à Berlin Alexanderplatz, le roman d’Alfred Döblin (1929), qui relate le parcours du petit délinquant Franz Biberkopf, meurtrier de sa compagne Ida, dans le milieu de la pègre berlinoise, du Berlin populaire des années 20. Et aussi à Seul dans Berlin de Hans Fallada (1947), qui met en scène la résistance de gens ordinaires au nazisme, bien réelle, inspirée du couple Otto et Elise Hampel. Histoire dont l’unité de lieu est un immeuble berlinois, et qui radiographie la société berlinoise de l’époque.

Au cœur du roman, Kerr fait commettre un lapsus à un personnage. Si on l’interprète (et c’est facile), l’identité du tueur en série nous est révélée. Mais Kerr s’amuse : l’interlocuteur du personnage en question ne relève pas, n’entend pas. Clin d’œil au lecteur freudien donc…

Metropolis est le 14è et dernier roman de la geste de Bernie Gunther, et ultime roman de Philip Kerr, qui mourra en mars 2018. Confronté à sa propre mort, Kerr écrit ici la naissance de Bernie Gunther, par un retour au début de la chronologie personnelle du personnage. The loop is looped.

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