13 déc 21

329. Caroline Diaz me parlait hier, après avoir lu les Archéologies ferroviaires, de Nicolas Pesquès, et de son œuvre La face nord de Juliau, poème qui débute en 1980 et qui compte, en 2021, dix-huit livres publiés (en 10 volumes).Elle voit des liens entre mon texte et celui de N. Pesquès. Je me rends sur le site officiel du poète. Lu sur son site :

À l’origine, il s’agit d’une tentative de transposition : appliquer à l’écriture d’une colline ardéchoise l’insistance et l’assiduité de Cézanne sur son motif. Exprimer, d’un pas tantôt descriptif, tantôt narratif, tantôt spéculatif, le vif et l’intégralité du paysage. Mais dire une colline, compte tenu des phrases qui la façonnent et du corps qui les éprouve, c’est entrer dans la nuit de la langue.

Le projet est devenu une aventure. Il a absorbé son questionnement, déplacé les éclairages. Il est happé et repoussé par cette relation qui interroge « la nature des choses » via l’articulation d’un langage. L’aventure est inachevable. En temps que poème, il est imprévisible. C’est du cœur de cette ignorance et de cette cécité qu’il travaille.

Je découvre sur le site de Flammarion un extrait de son work in progress, La face nord de Juliau, 13 à 16.

Je suis abasourdi par les quelques pages lues. Ecriture en perpétuelle incréation, interrogation, mise à la question poétique du corps, du paysage et de son action sur le corps, du corps et de la langue. Inachèvement comme principe et fin. Chacune de ces phrases résonne, et résonne encore.

Extrait :

Le 23 juin 2009

Depuis le début, soit depuis l’été 1980, l’étonnement s’est accru de voir ce que fabrique le langage, ce que les choses deviennent après être passées dans ses griffes, ou dans ses voiles, dans toutes ses opérations de passe‑passe qui font qu’elles ne sont peut‑être pas ou plus tout à fait ce qu’elles sont – si être hors‑langue pour une chose a du sens – ou même si la langue peut aller chercher les choses avant leur venue dans les mots, là où elles sont si différentes. A moins qu’il soit absurde de songer à faire cela, à dire avec des mots un monde sans eux. Pourtant quelque chose leur appartient : la nuit de l’apparence. Ni cela qui simplement brille, ni ce que cet éclat dissimule, mais ce qu’il en est quand on le traverse. Ce que passer veut dire. Toujours cette question du transport.

Je sais déjà que les lignes de Nicolas Pesquès vont infuser doucement, déployer leurs volutes et se mêler aux miennes. Il évoque ici la question du transport : ce que se porter à travers le monde peut vouloir dire ; ou, plus radicalement encore, ce qu’être dans le hors-langue pour une chose exige de qui s’interroge : si même elles sont hors-langue (quel seuil est-ce donc là ?) Aux mots la nuit de l’apparence, en-deçà de la traversée à venir. Mot-obole à donner au nocher ?

Et naît dans la bouche/dans les lignes de Pesquès le mot « écre », tandis qu’il s’interroge sur la couleur jaune, sur le j.

une envie de sensation. une volonté donc, sans cesse

contrariée, pour étendre son désir, son pouvoir sur les

choses, son impuissance aussi. Une expansion d’intelli‑

gence battue en brèche ; et cette brèche est la signature

même de l’intelligence, l’amie de la séparation.

Le corps se fait souvent oublier, comme l’air que l’on

respire. on passe à côté du jaune et il nous active. Le

doigt du genêt nous frôle et le bois se referme. Veilleuse

hors rêve

comme hors‑langue. Écre alors serait le noyau de toute

graphie, son étymologie corporelle.

Un sursaut, un juron, une extension de gorge et tous les

muscles derrière qui rugissent, pousseurs de vrai et d’écriture.

Écre : le mot est venu de loin, incisif et vengeur. il s’est

installé dans ma bouche, il m’a colonisé.

C’est d’abord un coup de sang, l’étirement des lèvres pour

grimacer une pression, une lame plantée dans la chair qui

veut parler.

« écre » : l’avant « écr-ire ». (Je pense à Ponge, à sa « rage de l’expression » : l’ire de l’écre).

Comme on fouille, comme on essaie d’extirper. C’est

de l’écriture qui fend son propre racloir. une bêche à

graphier. Elle alarme, elle poignarde.

C’est l’emploi d’une réduction pour ouvrir le mur, le

corps, la viande qui durcit.

Écre pour vaincre les résistances, les sabrer, les estoma‑

quer ; son épée s’enfonce où écrire suffoque, éperonne

et jure sa force, sa crise de oui, son outrance, son coup

d’archet sur la moelle, à même la moelle.

Au plus près du corps-moëlle, du corps-gorge. L’extirpation (des racines !), racloir/bêche/poignard/sabre/épée/éperon/archet : l’écre.

Nicolas Pesquès a commencé ce chantier en 1980 : 41 ans de work in progress, 18 livres publiés en 10 volumes. Au-delà des chiffres, voilà qui donne à réfléchir sur le temps (temps d’écrire, temps de vivre).

Extrait (site Maison des écrivains et de la littérature) : La face nord de Juliau, sept.

André Dimanche éditeur, 2010

Longtemps aimé produire des phrases qui épousaient le paysage. Décrire était écrire. Ruisseler d’un bonheur exact. Le lieu était le lien et c’était tout.
Je n’ai pas bougé mais quelque chose s’est retourné. Le corps est devenu grammatical. Curieusement il parle plus vite, il oublie plus facilement. Il a rompu avec l’identité. Il fête cette rupture. La souterraine, la dissonante.

Voici la profondeur et voici le jaune. Ce n’est plus un écho ni une frappe mais quelque chose de vissé, un assemblage. On peut les avoir sur la même photo.

Le corps est devenu grammatical.

Une réflexion sur “13 déc 21

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