
320. Je relis La tragédie d’Hamlet, Prince de Danemark, dans la traduction d’Yves Bonnefoy, après le chapitre 2 de Lacan sur la « fonction de la scène sur la scène ». Le spectre du vieil Hamlet apparaît à Hamlet, son fils, et lui découvre que Claudius, actuel roi du Danemark, est le meurtrier de son frère le vieil Hamlet. Claudius est monté sur le trône et a épousé Gertrud, mère d’Hamlet. Le spectre réclame vengeance :
Venge son meurtre horrible et monstrueux (I, 5). Le temps est hors des gonds (“the time is out of joint”).
Ophélie informe son père Polonius (II, 2) qu’Hamlet est venu la voir, hors de lui, poussant un
soupir si profond et si pitoyable / Qu’il semblait qu’il dût faire éclater son corps / Et mettre fin à ses jours.
(Godard s’est-il souvenu de cette scène, quand Ferdinand/Pierrot le fou, à la fin du film, se fait exploser à la dynamite, le visage grimé de bleu ?) Polonius, sa fille, le roi et la reine se demandent si cette métamorphose d’Hamlet est à mettre sur le compte des désordres de l’amour. Polonius déclare Hamlet fou d’amour. Il produit une lettre qu’Ophélie, obéissant à l’injonction paternelle de s’éloigner d’Hamlet, lui a remise :
je t’aime par dessus tout.
Polonius, pour s’assurer que l’amour est bien la cause de cette folie (Claudius, au fond de lui, craint la folie d’Hamlet), décide de mettre Ophélie sur le chemin d’une déambulation d’Hamlet, afin d’observer, caché derrière une tapisserie, les réactions du jeune prince. Mais Hamlet a entendu Polonius échafauder cette rencontre. Dès lors, Hamlet va jouer un jeu de dupe (dupe renvoie à duplicitas, mais aussi à d + huppe, « plumage de huppe », en raison de l’aspect stupide de cet oiseau (Cnrtl) : voilà qui croise étrangement la huppe fasciée du poinçon précédent). Profitant de la venue d’une troupe de comédiens au château d’Elseneur, il va leur demander de jouer la scène du meurtre de son père, devant la reine et le roi.
Le monologue de la fin de l’acte II témoigne de la conception shakespearienne de l’art dramatique :
Bon, j’ai entendu dire / Que certains criminels furent, au théâtre, / Si fortement émus par l’art de la pièce / Qu’ils ont crié leurs méfaits, sur le champ, / Car le meurtre, bien que sans langue, peut parler / Par des bouches miraculeuses.
Shakespeare dépasse la définition aristotélicienne de la tragédie et de ses vertus cathartiques. Si chez Aristote la tragédie permet de préserver l’ordre de la cité par le spectacle de l’imitation d’une action (mimèsis), dans Hamlet le mal est accompli (meurtre du frère Hamlet, inceste avec Gertrud) : la représentation vient trop tard pour prévenir la catastrophe, tout est accompli à la manière tragique. Les exhortations d’ Horatio envers le spectre du vieil Hamlet (I, 1) :
Si tu as une voix, si tu peux t’en servir, / Parle-moi. / Si quelque bonne action peut être faite / Pour ton soulagement et mon salut, / Parle-moi. / Si tu sais qu’un malheur menace ton pays / Que peut-être avertis nous pourrions éviter, / Ah, parle ! (…) Parle-m ’en … Reste et parle ! »,
ces exhortations, donc, résonnent ironiquement : le malheur ne pourra être évité, les victimes vont s’accumuler. Non une purgation préventive, mais l’absolue nécessité de faire parler, de faire avouer la vérité (Horatio et Hamlet sont du côté de la vérité, Claudius, Gertrud du côté du silence mensonger et dissimulateur d’un crime). Hamlet ne fait pas entièrement fond sur la révélation du spectre du vieil Hamlet, c’est pour cela qu’il met en place le mouse trap, la souricière, tant pour confondre son oncle que pour avérer la réalité de la première autre scène, celle du spectre revenu d’entre les morts pour réclamer sa vengeance. Hamlet va
faire / Jouer à ces acteurs, devant [s]on oncle, / Une scène évoquant le meurtre de [s]on père, / Et [il] l’observer[a], il le sonder[a] : s’il tressaille, /[il] sai[t] bien ce qu’[il] fer[a]…
Et ce vers que Lacan reprend dans son séminaire :
Le théâtre est le piège / Où je prendrai la conscience du roi.
321. Dans l’attente du « tressaillement » qui déclenchera la vengeance, Hamlet prépare une nouvelle autre scène (ein anderer Schauplatz). À l’arrivée des acteurs, Hamlet demande à l’un d’eux un avant-goût de leur art : mais il commence par déclamer lui-même le
récit que fait Enée à Didon ; et surtout quand il parle du massacre de Priam.
Une note d’Y. Bonnefoy précise que ces vers parodiques sont de Shakespeare lui-même. Et le Premier Comédien enchaîne :
Pyrrhus frappe Priam et dans sa rage / Le manque ; mais le vent de son glaive féroce / Fait choir le pauvre ancêtre.
C’est encore la scène du meurtre, même inabouti ici, qui est rappelée. Ensuite, juste avant la représentation par les comédiens, Hamlet s’adresse à Polonius :
Monseigneur, vous avez joué la comédie à l’Université, disiez-vous ? – Certes, Monseigneur, et l’on jugea que j’étais un bon acteur. – Quel rôle teniez-vous ? – Celui de Jules César. J’étais tué au Capitole, Brutus me tuait.
Là encore, le dramaturge rappelle la scène primitive du meurtre du vieil Hamlet par Claudius, avec toute les ambiguïtés possibles : on substitue le vieil Hamlet à César, et Claudius à Brutus (aidé en cela par l’homophonie -us, présente aussi dans Pyrrhus mais aussi Polonius). Polonius jouait César, la victime de la trahison donc : scène de meurtre qui anticipe celle de III, 4 où Polonius va périr par l’épée d’Hamlet, qui frappe aveuglément à travers le tissu le ministre de Claudius. Polonius était caché derrière une tapisserie d’où il espionnait Hamlet parlant à sa mère. Polonius est une victime bien réelle ; la scène de comédie jouée dans le passé, comme un présage funeste, annonce la destinée de l’homme fidèle au roi félon. La répétition du verbe « tuer » (J’étais tué au Capitole, Brutus me tuait) à la voix passive (victime) puis active (meurtrier) rappelle la répétition du meurtre mis en abîme. Hamlet, en tuant Polonius (mais en croyant tuer le roi Claudius), rejoue le rôle de Brutus, dans la réalité cette fois.

322. Et l’on arrive à la pantomime qu’évoque Lacan : elle représente, silencieusement, et une fois de plus, le meurtre du vieil Hamlet empoisonné par Claudius. Ce dernier
verse du poison dans l’oreille du dormeur.
Insistante répétition de la scène du meurtre, qui ne cesse de faire retour, par la voix seule (récit de Polonius) ou les gestes seuls (pantomime). Privée de mots, la pantomime semble spectrale, comme le vieil Hamlet tandis qu’il apparaissait silencieusement aux soldats de garde, puis à Horatio, à Hamlet enfin, qui lui, l’entendra parler. Cette pantomime a l’allure d’une scène fantasmatique. À ce spectacle, Claudius et Gertrud restent sourds : ils n’interviennent pas, comme si cette autre scène semblait trop éloignée d’eux. Il en va tout autrement lorsque commence la pièce « parlée », intitulée « Le piège de la souris », comme Hamlet s’empresse de le mentionner au roi Claudius. Hamlet désigne l’un des comédiens, Lucianus, comme « le neveu du roi ». Ici, ambiguïté que ne manque pas de souligner Y. Bonnefoy :
Pour Hamlet et Claudius, le sens de cette scène est le meurtre du vieil Hamlet. Mais pour la cour qui ignore tout de ce meurtre, et même pour la reine, elle sera l’insultante insinuation qu’un neveu (Hamlet) puisse tuer son oncle (Claudius lui-même).
Et Lacan de conclure :
Ce qu’Hamlet fait représenter sur la scène, c’est donc, en fin de compte, lui-même accomplissant le crime dont il s’agit. Ce personnage dont le désir ne peut s’animer pour accomplir la volonté du ghost, du fantôme de son père, tente de donner corps à quelque chose, qui passe par son image spéculaire, son image mise dans la situation, non pas d’accomplir sa vengeance, mais d’assumer d’abord le crime qu’il s’agira de venger.