4-5 déc 21

Photo B. Lecat

4 déc 21

304. Approche : visionner les diapositives une par une, les numéroter, et pour chacune noter ce qu’elle représente, et ce qui a bien pu déclencher le désir de prendre la photographie. Respecter les numéros au crayon portés par mon père sur cette première série de diapos vite vues.

5 déc 21

305. S’il avait vécu, mon père aurait eu demain quatre-vingt-trois ans. Sans nul doute, cette date anniversaire de deuil (fecha luctuosa) pèse-t-elle beaucoup sur mon projet d’écriture, qui m’apparaît bien dérisoire, grevé d’impuissance, obéré de tristesse. Fait-on jamais le deuil de quelqu’un ? Qu’entend-on par faire le deuil ? Faire, c’est agir. Alors oui, j’agis, en commémorant à ma façon mon père, par une tentative hasardeuse de créer quelque chose : tout plutôt que l’impuissance ou la passivité. Faire le deuil, c’est ériger un catafalque, refaire sonner le glas, ce burin en nous qui sculpte le dam. Je reste dans le deuil (il y a l’avant et l’après, coupé en deux par l’arrêt de mort), que j’aménage, comme on s’accommode tant bien que mal d’un lieu inconfortable. Je repense au In memoriam que Xavier B. a écrit en exergue de son Autopsie des ombres. C’est ainsi que j’avais appris (en 2011, déjà) la disparition de son père. Poussières d’encre disséminées dans les têtes des lecteurs, mémoriaux de papier. On reste dans l’après. Et si l’après-coup est la tentative d’inscrire ce qui tend à disparaître, il est aussi pour moi ce dans quoi je ne voudrais pas m’appesantir indéfiniment, ce que pour l’heure j’accueille dans le dol, ce qu’honnêtement j’essaie de circonscrire, à coup d’empans tremblants ou malhabiles, qui encore durera en moi même si un hypothétique point final venait à clore le livre Algérie. Non plus alors empêcher l’empêchement, mais laisser décroître l’intensité paralysante.

306. De la musique avant toute chose. Celle qui accompagne mes lectures de DANS L’ORDRE DES CHOSES, 107 récits avec objet. Hier, premier accompagnement musical composé. Beaucoup plus long que de chercher des musiques libres de droits déjà composées…Mais plus gratifiant (au moins pour moi, on verra si les auteurs concernés sont du même avis). Et en parallèle trois morceaux composés pour le plaisir. Projet d’ouvrir une page spéciale dans L’Œil a faim. Amusant de revenir sur les milliers d’heures passées à écouter des milliers de musiques différentes, à jouer de la guitare (il y a longtemps, du tuba, puis de la batterie). Sur toutes mes toquades (tocar música), mes engouements, mes quelques renoncements, sur les strates accumulées en moi : qu’en faire ? En jouer, les jouer en les retrouvant, les modifiant.

307. Tout en écoutant la musique de Christophe Vialard (membre du projet Hypogé avec Serge Teyssot-Gay et Eric Arlix, des éditions JOU), je lis Le Dépays de Chris Marker (1982), mis à disposition par François. C’est la relation d’un séjour au Japon, accompagné de photos du même Chris Marker. Un petit trésor. Le titre me subjugue : j’ai longtemps tourné autour de cette notion de pays et de dépaysement ; mais n’avais pas pensé au mot dépays, condensé  de tout ce qu’une expatriation peut recéler. Le Japon lui apparaît comme un dépays : le préfixe exprime « la cessation d’un état ou d’une action, ou l’état, l’action inverses ». Le pays cesse d’être un pays. Qu’est-il alors devenu ? Eléments de réponse glanés : un goût d’éternité que nous appellerons Japon comme d’autres l’appellent Hollande. Ici, le Temps est une rivière qui ne coule que la nuit. Relativisme du dé-paysement : à chacun son exotisme, nippon ou batave. Le rapport au temps m’interroge davantage : une journée peut être vécue (par C. M.) hors du temps, dans une zone de silence au milieu du son. Je me souviens avoir été (longtemps) décontenancé par le rapport différent au temps des Mexicains (demain n’existe pas, demain tout est possible, demain on verra). C. Marker écrit un peu plus loin : Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. Flash, eurêka. C’est ce que j’attendais en ces journées de molle déshérence de l’écriture. L’invention comme moyen de connaissance de mon père. C’est bien ce que je faisais déjà, à vrai dire. Mais cette phrase de Marker me bouscule. La suite tout autant : Une fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l’idée reçue de prendre le contrepied des idées reçues, mathématiquement les chances sont les mêmes pour tous, et que de temps gagné. Se fier aux apparences, confondre sciemment le décor avec la pièce, ne jamais s’inquiéter de comprendre, être là – dasein – et tout vous sera donné par surcroît. Enfin, un peu. Si je ne peux tout prendre au pied de la lettre (encore que), cette attitude assez contemplative, qui suspend l’intellection, me sied bien. Des lignes d’une grande profondeur suivent, sur le culte voué au chat, sur l’accueil des Japonais (et je retrouve exactement les expériences que j’ai vécues au Japon où, perdu, un ou une Japonaise prenait une demi-heure sur son temps pour m’accompagner, me guider, m’offrir le thé), les chambaras (films de samouraï, un genre en soi). Sur la violence : Ce qui est plus troublant au Japon, c’est qu’on a l’impression que l’imaginaire règle ses comptes avec lui-même, qui lui aussi est double et que finalement il ne s’agit pas d’exorciser la violence du monde par le spectacle du rêve, mais de livrer dans l’espace du rêve un combat, le spectacle d’un combat dont l’enjeu est précisément le monde. C’est bien là la force de l’œuvre d’art je crois bien. Je repense à une conversation avec Vincent B., qui habite le Japon depuis fort longtemps maintenant. Il me disait à quel point le flegme japonais pouvait masquer une grande violence. Cela semble un lieu commun. Mais pour avoir vu, un jour, à Ikebukuro, un type se déchaîner soudainement contre un autre, complètement soumis, je comprends cette phrase. Les films de Takeshi Kitano sur la pègre japonaise sont par instants d’une rare violence. Ou ceux de Takashi Miike (Ichi the killer). Je ne découvre pas naïvement que les Japonais peuvent être violents : c’est la rupture de l’impassibilité, ou le passage d’un état à un autre, états si contraires, qui est saisissante. Marker évoque aussi l’expérience de tremblements de terre, & me reviennent à l’esprit ceux que j’ai connus, fort nombreux. Mais à Tokyo, le premier s’est passé dans un ryokan d’Ikebukuro justement : il m’a expulsé hors du futon à même le sol.

Ce petit livre de Chris Marker est admirable.

Note au passage : …tu t’approuves d’avoir écrit un jour que le passé, c’est comme l’étranger : ce n’est pas une question de distance, c’est le passage d’une frontière.

2 réflexions sur “4-5 déc 21

  1. L’approche 304 me touche beaucoup, Bruno. J’espère que tu pourras en faire quelque chose. Et j’aime cette liberté des paragraphes qui s’enchaînent, de ce « journal » que tu tiens.