11 oct 21

174. Les débats actuels sur le massacre du 17 octobre 1961, les commentaires d’un président sur la « rente mémorielle » d’un État « politico-militaire » algérien, son questionnement sur l’existence d’une « nation » algérienne avant 1830, révèlent, s’il le fallait encore, combien la guerre d’Algérie – et avant elle, le passé colonialiste de la France, restent prégnants chez nombre de Français et d’Algériens, à plusieurs générations de distance. Macron est sans doute celui qui a le plus fait pour tenter une réconciliation des mémoires déchirées. Il est terrible que le gouvernement algérien, de son côté, n’ouvre pas aux chercheurs ses archives nationales, afin de participer à l’ œuvre de compréhension et de réparation. Je télécharge les 160 pages du rapport de Benjamin Stora.

175. Caroline Diaz, auteure au Tiers-Livre, a entrepris un livre sur son père disparu. Enquête menée aussi sur les lieux possibles où il aurait été. Images tremblées de l’incertitude : peut-être a-t-il été là. Interrogation muette devant un espace-temps qui se dérobe. Et si l’on revient sur les lieux mêmes que le disparu a connus, que se passe-t-il ? Nous voyons le monde tel qu’il/elle l’a vu, si les lieux n’ont pas changé. Ses yeux se sont posés sur tel mur, telle devanture, il/elle a vécu dans telle pièce…Reconstruction imaginaire, lestée de nos affects, de nos désirs, telle une photographie mentale ou un film, un ça a pu être ainsi. Pur fantôme que l’on convoque pour retrouver le disparu, thanatomorphose à rebours, machine à remonter le temps, qui compose un spectre visuel et émotif où l’être aimé reprend vie ; spectre moins brutal que celui du rêve, car nous le façonnons l’espace de quelques secondes, projetons sur ce lieu un filigrane presque invisible, pour le laisser ensuite s’échapper. C’est L’arrêt de mort de Blanchot. Affaire de spirite que tout cela.

176. De spirite, et d’imprimeur. Le filigrane est une forme de poinçon (on y revient) mâle et femelle que l’on applique de chaque côté du papier mouillé, à des fins de reconnaissance ou de sécurisation. Reconnaître, authentifier, embosser : métaphore de l’écriture aussi qui se débat avec l’invisible, l’intime, l’intangible. Échapper à l’indivis, au multiple, à l’oubli anonyme, par un sceau personnel sur le temps et l’espace (vrai de toute création, quelle qu’elle soit). Écrire n’est jamais que répéter le premier trait gravé au silex, la première empreinte laissé sur le mur d’une grotte, la première incision d’un os.

177. Entre veille et sommeil ce matin (re)surgit le souvenir de mon père disant de mémoire un extrait du poème de Vigny, « La mort du loup ». Je m’en souviens, car il était très rare que mon père récite un texte (mais il connaissait les paroles de Brel, Ferrat, Lama, etc.) :

Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,

Du chien le plus hardi la gorge pantelante,

Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,

Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair,

Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,

Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,

Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,

Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.


Souvenir du poème appris enfant, qui a traversé sa vie d’adulte puis la mienne. Les vers de Vigny sont cruels, de la cruauté humaine qui s’acharne contre « l’ennemi » (c’est là d’ailleurs la dimension éthique du poème, qui interroge le comportement de l’homme envers l’animal : débat toujours actuel). Je ne peux m’empêcher, à tort ou à raison, de relier à ce poème l’expérience de la guerre d’Algérie. Déformation, peut-être. Après tout, il est de ces textes qui pénètrent une jeune sensibilité, et qui laisse une durable empreinte (pour ma part, ce sont des extraits de La légende des siècles de Hugo, le poème « La conscience » : l’œil était dans la tombe et regardait Caïn, ou « Booz endormi », ou « Oceano Nox »…). Et peu importe si je force le lien. Je ne vois pas au nom de quoi j’écarterais tout ce qui surgit de ce projet : c’est une dérive, et comme telle, elle hameçonne ce qui vient dans une libre association, par des filets flottants, comme l’écoute flottante.

178. Association libre, mais non gratuite. J’avais commencé un chapitre, « Pour un bestiaire », dans lequel ce poème de Vigny va trouver sa place.

179. Et malgré tout le vertige du désemparement.

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