
170. Je découvre, à travers le projet de lancement de la revue DIRE sur le Tiers-Livre et l’appel à textes, la poétesse québécoise Ouanessa Younsi, qui est aussi psychiatre. Elle écrit Réparer (les îles), relatant son arrivée à l’hôpital psychiatrique des Sept-Iles (comté des Sept-Rivières, Québec) : langue très forte, donnant à entendre paysages intérieurs et souffrance, deuils. Je cite la présentation de son texte publié en ligne :
Le projet initial : raconter le malaise vécu lors de ma première semaine de garde en psychiatrie à Sept-Îles, au nord du Nord, à des lieues de ma vie restée en métropole. Le texte a mué au fil des lectures. A cherché une prose poétique plus près de l’expérience et non de sa projection. Un langage harponnant le territoire. Un dénouement ressemblant aux framboises. Le malaise dépasse la civilisation psychiatrique. Pour achever le récit, j’ai mis les œufs dans leur nid. Mécanismes de défense à l’œuvre : sublimation, rationalisation, déplacement. Leitmotiv : « J’écris pour tromper la tristesse et pour la ressentir. (Hubert Aquin) ».
Double joie, et de découvrir Ouanessa Younsi, et de retrouver la citation de Hubert Aquin (1929-1977, écrivain, cinéaste, intellectuel québécois), dont j’avais lu, en 94 ou 95, au Mexique, L’invention de la mort (écrit en 1959), roman qui m’avait fortement impressionné.
Dans tout cela résonnent le prendre langue (comme on prend racine) de Ouassena Younsi ; mon interrogation constante sur le signe, la parole, la trace, la langue (et le harponnage du territoire) ; mes séjours au Québec, vécus dans une rare intensité par les rencontres que j’y ai faites et les expériences vécues (langue a été prise avec le Québec, j’y reviendrai un jour, à cette question) ; le rapport à la mort de Hubert Aquin, son lien avec Albert Memmi (disparu en 2020), penseur tunisien de la décolonisation.
171. Rencontré à Rabat, Fabrice T. m’écrit et partage sa connaissance de la littérature arabe. J’en retiens plusieurs titres à lire pour éclairer le versant algérien de la guerre et de la décolonisation : Nedjma de Kateb Yacine (1956), l’Algérie de la misère au temps de l’occupation française de Mohammed Dib décrite dans La trilogie Algérie (1952, 1954, 1957), l’Algérie déchirée de la guerre de libération décrite par Rachid Boudjedra dans son roman Les Figuiers de Barbarie (2010), l’Algérie des disparus de guerre selon Tahar Dajaout dans son roman Les Chercheurs d’os (1984), les prémices de la guerre d’indépendance vus par Mouloud Mammeri dans son roman L’Opium et le Bâton (1965). Et pour terminer La guerre d’Algérie vue par les Algériens, de Stora et Rochebrune.
172. Avancer de conserve et dans la lecture (documentaire, historique, littéraire, etc.) et dans l’écriture pose incessamment la question de savoir ce que je garde, ce que je laisse comme reste ; puis ce que je fais de ce que j’ai gardé. Ecriture et pratique photographique ont ceci de commun qu’elles se déclenchent sous l’effet de ce qui me rabote, de ce qui me point, de ce que je ne peux laisser en l’état sans intervenir (créer et garder une trace / cf. Note prise je ne sais plus où sur Christian Prigent : quelqu’un est poussé à écrire, c’est parce que les manières dont le monde couramment est représenté, ne le satisfont pas, et qu’il faut qu’il trouve autre chose pour représenter ce qu’est pour lui la violence, même si aux yeux des autres c’est pas une violence, ce qu’est pour lui la violence de ce qu’il a traversé comme expérience pour vivre. Entretien P.O.L.pour Chino au jardin,
& puis aussi ceci : Ce qui fait tenir (2005) : Le réel est évidemment ce qui nous tient au besoin de dessiner, de peindre – ou d’écrire. Mais qu’est-ce que le réel ? Disons : le donné sensible en tant qu’il échappe à nos langues et que nos langues, devant son défi, refluent, sèchent et se fondent dans l’habitude insignifiante des paroles atones et des images apathiques.
173. Les sons importent beaucoup dans le processus de déclenchement de l’écriture. Les signifiants, comme l’affirme le discours psychanalytique depuis Lacan. Il y a donc une part inconsciente en moi qui se fait interdire par quelque chose ; l’écriture est un après-coup, une enquête, qui va débusquer de quoi il retourne. Lécrire, comme catégorie ou avatar – incarné donc – de lalangue, est à la fois outil pour mener l’enquête et manière d’être-là. Je ne reprends pas à mon compte toute l’affirmation de Prigent dans Ce qui fait tenir. Pour moi, le donné sensible, c’est aussi la langue, les mots, les sons, mais d’accord avec lui pour la part qui nous échappe, ce que j’appelle le reste. Dire les mots avec les mots tout en échappant, comme le suggère Prigent, à la langue du troupeau.